19.8.16

Lefkosie


copyright 2014 tout coule

(un roman inachevé)

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chapitre un


La chaleur était plutôt de l'ordre tolérable, au dessous de la voûte vertigineuse de palmiers et d'eucalyptus. On but une gorgée pendant que le soleil coulait entre les deux longs nuages parallèles que l'on ne voyait pas aux horizons marchant vers l'est. L'iridescence tombant du ciel parvint à asperger quelques endroits autour de nous, que la voûte n'adombrageait pas. On s'était allongés sur un tapis de feuilles mortes, crispées dans la friteuse qu'était la forêt. Les enfants se couchèrent, l'un à côté de l'autre, sur la pente que donnait un berceau de racines déterrées, au bas de la colonne camouflée d'un eucalyptus ancré dans la terre raide. Je fumai une cigarette, laissant stagner les volutes de mon haleine brumeuse. Quand j'eus tout imbibé, je me mis à tourner en m'éloignant progressivement des enfants. Je revins à notre camp dans le noir. Le garçon fut déjà parti.
Sans faire de bruit, je rassemblai les armes qu'il avait laissées derrière et je réveillai la petite pour partir. Elle tripota autour, trouvant ses sandales et sa poupée. Avant de mettre ses chaussures, elle s'agenouilla devant la déesse pliée en angle droit, et murmura un chant en son honneur, rythmique et plaisant. C'était la chanson de réveil, qui redonnait naissance au monde. D'habitude on la chantait au retour de la lumière, mais les choses étaient un peu à l'envers, alors on s'adaptait.
Après avoir déjeuné sur des figues et des barres de sésame avec sa prêtresse, la poupée se fit remise à sa place dans le sac à dos, à côté des munitions. Le nuage bloquait toute lumière maintenant, on allait avoir un peu de temps, ou peut être un peu plus, pour pouvoir bouger tranquillement. Il fallait s'habituer à la marche dans le noir mais nous préférions tomber sur un loup que sur un nid de sniper. Et puis il faisait terriblement doux, tout d'un coup comme ça, sans la tyrannie du soleil. La vie semblait s'arrêter, même s’il n’y en avait eu aucune trace auparavant, on pouvait imaginer ce que c'est que la mort.
Quand le nuage était particulièrement dense comme ça, on pouvait se permettre de s'arrêter et de faire sommeil comme un bébé, cachés des regards thermiques dans les sous bois, mais c'était vexant de se réveiller dans le noir. De ne rien souvenir de ce qu'il y avait autour de toi, ni de combien de temps tu avais dormi. Dans ces cas, il fallait attendre encore que le soleil revienne et brûle tout devant lui, dans un brouillard violet. Quand les retombées eurent goupillé suffisamment sur les larges frondes des palmiers, elles tombèrent en gouttelettes roses qui illuminèrent le sol.
Et puis lorsque cette aube terrestre se déclara, les aboiements de l’artillerie ne tardèrent pas à cracher de nouveau, venant de la ville en échos qui raclaient dans la forêt. Quand on se trouvait dans les parages des zones ciblées, on resta où on se fut planqués et fit semblant de se moquer des missiles errants.
En suivant le sentier dans le noir, on pouvait dégouliner dans les passages étroits de la montagne, et même courir avec les yeux fermés, parce que les pieds y voyaient mieux. Dans la sûreté de l'ombre, avec Isabelle sur mon dos et le petit se précipitant devant comme un chevreuil, nous avions mis des longues distances aveugles et insensées entre nous et Lefkosie. Parfois lors des intervalles sombres des nuages, nous escaladions les côtes rocheux et accidentés des Kyrénies, pour tracer l'échine de leur dos comme des déments drogués et suicidaires. Accumulant un élan surnaturel, on grimpait les falaises en trois ou quatre mouvements brutaux, rechutant après dans le noir le temps de quatre ou cinq battements du cœur, à peine glissant sur les roches aiguisée et invisibles au fond d'une crevasse, avant de sauter ou retomber encore.
Mais on n'avait pas toujours la force de laisser affluer ses jambes. Alors on se contentait d'aller plus lentement, en trébuchant comme des aveugles pendant des éternités entières. Ramper les pentes raides. Sasha, lui, n'en manquait jamais d'énergie et filait loin devant lorsqu'Isabelle, sa sœur, et la déesse, Parpija, et moi commencions à traîner trop.




J'étais en train d'effacer les traces invisibles de notre passage quand Isabelle et sa maîtresse partirent ensemble. Comme si elle marchait sur des cailloux qui font mal aux pieds, Isabelle avança à petits pas qui interrogeaient le sol. Ma main tira la culasse mécaniquement. Au bruit du réarmement, je me mis en route derrière elles. Les racines disaient où il fallait mettre le pied, et Isabelle fredonnait mélodieusement à toute petite voix.
Il y avait trois ou quatre nuages que l'on avait commencé à descendre des hauteurs des Kyrénies. Depuis, les arbres n'avaient cessé de grossir, jusqu'à ce que l'espace entre les troncs se réduise à un filtre trigonométrique qui permettait à peine notre osmose. On ne put bouger qu’en arcs liminaux, par un chemin qui nous permettait de faire qu’un pas en avance au coût de trois en arrière, dans l'enveloppement complet du noir. Nous traversâmes la forêt ronde ne sachant jamais si on marchait dans la bonne direction, ni à quoi nous devions s’attendre à la sortie non plus.
Cependant, au fil des marches, nous fûmes entrés dans une large plaine tropicale, plafonnée par la verdure démesurée de quelques gigantesques arbres. Quand il n'y avait pas de nuage on s’arrêter pour se baigner dans une chaleur visible, dans cette lumière ondulante verte et rose où dernièrement nous avons trouvé du repos. On eut traqué la douceur du sommeil reveux comme si elle eut été une bête timide et nourrissante. On la taclait avec nos grands bras fatigués, s'enroulait avec elle, se perdant lors de la chasse, pour se réveiller dans une autre contrée que celle où on se fût endormis.
Là maintenant, dans le noir en dessous de nos pieds et tout autour, l’assemblage des arbres semblait encore s'éclaircir, devenant imperceptible ou inexistant et pas juste sombre. Bien que nous ne voyions rien encore d'autour, les troncs étaient maintenant moins épais et plus rares. Les racines disparaissaient sous nos pieds, dans le sol, de plus en plus granuleux. La large bande horizontale progressait encore dans le silence qui nous entourait, et nous commençâmes à croire pouvoir distinguer les tracées des formes du paysage devant nous.
Avant que le soleil ne retombe à travers deux lignées grises, je tâchai de trouver la protection d'un abri végétal où on pourrait éventuellement se poser les affaires et les membres. On se dirigea vers une assemblée de quelques petites plantes proches du sol, qui s’étaient obstinées à notre chemin. Je mis la sacoche par terre et les armes. Isabelle chercha à se rendormir aussitôt dans un courant d'air froid et lourd, comme au fond d'une mer tépide, et puis la lumière réapparut.
En me tournant vers l'ouest, je la voyais de loin revenir. J'eus le sentiment de voir pour la première fois tout l'horizon devant moi. Personne ne me l'aurait décrit, mais je me demandai pourquoi je ne savais pas comment c'était. Un fin fil rose et pourpre, tout mince encore, l'éclat linéaire d'une rage folle, visible aussi loin à gauche qu'à droite qu'on pût voir, interrompu à un certain point du sud ouest par la forme invisible de la chaîne de Montagne des Troödos. Je me détournai le regard à droite et à gauche mais cette ligne brûlante au milieu d'un noir infini ne m'échappa pas. Je mis mes lunettes, car la luminosité bi-dimensionnelle venait vite et je l’épiai de très loin encore.
Un instant, les tracées lointaines des échines du dos des montagnes Troödos furent illuminées, comme une image figée dans l'œil par sa brillance, avant de se faire anéantir par la vague infra-chrome qui traçait vers nous. Loin derrière ces montagnes quelque part, il y avait la terre de la pluie, ou au moins, on disait qu'elle y existait.
Je pris des grosses lunettes de vedette, blanches aux bords avec des lentilles noires matte, et les mis sur l'enfant assouplie dans la brume rose et jaune autour. Je ne voulais pas qu'elle se réveille et s'aveugle d'un coup stupide. De toute façon, la petite ne pouvait plus dormir car la lumière rouge traversait ses paupières maintenant. Sans ouvrir les yeux on voyait la ligne rougeâtre, fâcheuse. L'embrasement solaire prit forme de mur qui s'approchait de nous en s'accroissant. Ça nous avalerait bientôt.
Lorsque l'arrière de la bande passa au-dessus de nous, tout baignait dans un or brun et grisâtre. Un orage de hampes violettes s’écrasait devant nous dans un désert bossu. La chaleur devint totale. On avait eu de la chance à trouver cette oase dans les ténèbres. Tout autour on ne voyait que le désert. Très vite, réchauffés par la chaleur, les sables s'engloutirent en semoule, mais presque en même temps tempéré par les rigoles de radiance pluviale qui se filtraient entre les granules infiniment petits.
On déballa les tuniques dorées. La petite avait insisté dans une scène terrible à ce que nous les emmenions. À l’époque, j’avais accepté avec réservations mais j’étais contente de les avoir dans le moment. On se les mit et disparut dans le désert, seuls le Kalachnikov et le lance-grenade en bandoulière apparaissant au-dessus du tissu doré des ponchos. Ni Isabelle ni moi n'avions pas le souvenir d'avoir marché aussi loin depuis notre dernière pause pour en être arrivées là, mais en tous cas, la forêt avait disparu de vue. Peut-être fut-elle recouverte par les sables du désert. Il semblait peu probable que nous nous soyons trompées de route. Est-ce que Sasha était passé par là? Il était loin maintenant peut être. Est ce qu'il avait pris sa tunique?












Chapitre deux


Un militaire sans traits distinguant de visage, attifé d'un uniforme bleu marin, épinglé de trois cent quarante neuf étoiles multi-radiantes, une pour chaque colonie écrasée sous sa botte luisante, parlait devant un petit public composé de pourparlers et de journalistes :
- Mes très peu chers concitoyens, je vous remercie de nous avoir accordé cette visite dont nous garderons tous, j'en suis sûr, un très heureux souvenir et aussi ..., il dit en faisant tinter un spécimen de l'objet en question … ce porte-clés imprimé au logo de cette conférence. Nous vous prions de revenir dès que nous trouverons un moment convenable à moi.
Malheureusement, on m'informe que je suis contraint à vous quitter. Apparemment j’ai un rendez-vous à Berlin et de toute évidence le temps presse… et la presse, tant ! Essaya t-il.
- Néanmoins, rappelons le nous, je suis très heureux des engagements pris ici pour entamer des progrès, et j'en suis tout aussi heureux des progrès entamés ici dans l’optique de prendre des engagements. Mais l'honneur est à moi de vous faire partie de mes pensées les plus intimes, en vous disant que tout porte à croire que nous ne manquerons pas de belles occasions de se revoir.
Applaudissements. En gardant droit devant les yeux, chaque représentant dans l’assemblée débita son récit journalistique ou analytique sur le discours du général. Le microphone blanc pendu devant chaque bouche émettait un son blanc qui les rendait tous muets, lorsqu'ils s'écoutaient aux écouteurs. Sans le moindre son, chacun exprimait la position de son pays municipal, vis à vis les remarques que venait de faire le général, sur le fait que leur représentation soit tout aussi contente de cette rencontre productive et prometteuse. La tendance était de s'accorder sur le bonheur éprouvé vis à vis de cette rencontre, mais certains des critiques se penchaient plus vers l'extrême bonheur. Dès qu'un s'est exprimé en ce sens, tous les autres se sont vite rattrapés en déclarant leur extase inestimable, s'allant jusqu'à s'épanouir devant la caméra.
Le général se glissa vers une sortie de secours. La porte s'ouvrit et un jeune musclé en scaphandre camouflé fit pas vers lui.
- Général, il salua, suivez moi, l’avion vous attend, Général.
Ce dernier ne se tint pas compte de la présence de l’autre, conservant son regard et ses pas serrés au but, il maintint le cap.
Le couloir devint un pont entièrement vitré, entre deux rangées de mines administratives, plombant les entrailles de la terre. Le général et le pilote passaient par un tunnel d'air, entouré d'une vaste mer suspendue. En dessous de leurs pieds et des deux côtés de la voie aérienne, tombait le vide embué des canyons. Les herscheurs administratifs tapaient encore à la houille bureaucratique, leurs ombres gesticulant avec beaucoup de professionnalisme, visibles à travers les quelques fenêtres troglodytes illuminées.
On aurait vu dans les profondeurs, loin d'ici et là bas, les petites étincelles des lampes trompées, flottantes comme des méduses au milieu d'un gouffre aquatique, qui signalaient l’existence civilisée. Là, où l’abîme descendait très profond et puis s'arrêtait brusquement, il laissait place à des camps de rouille et de plastique, qui avaient su s'agglomérer contres les falaises, comme des plaques dans une veine. Paris. Les deux hommes traversèrent l'allée, semblèrent voltiger juste au dessous de la surface de la terre.
Les cordes d'eaux phosphorescentes que les nuages pleuvaient continuellement avaient érodé tout le continent occidental, et finirent par le rendre un gigantesque système de gorges serpentines, qui devenait de plus en plus sombre vers leurs fonds, que personne d'importance n’aurait jamais vus.
Par degrés les murs du tunnel se tinrent blanc car la lumière retomba. A cette hauteur, tout contact avec le feu brûlait à travers la chaire humaine. En marchant d'un pas brusque à côté du général, le jeune pilote lui demanda,
- Général, vous vous êtes décidé au sujet du Vautour, général?
Le général s'arrêta et se retourna. Le fixa le temps que le pilote clignote. Ce dernier rouvrit ses paupières en gardant une image très claire, imprimée dans son esprit, de la main douce du général qui le prend de côté dans un creux monoplexe dans le mur vitré de la voie aérienne. Le général s’approche à quelques centimètres de l’homme en face de lui. Ils font à peu près la même taille, mais les talons des bottes du général lui donnent une toute petite supériorité. Il sourit et l'interroge,
- Votre nom ?
- Général, l'avion vous attend …répond le lieutenant en son imaginaire cauchemardesque où on ne contrôle rien de ce que l’on dit ou fait. On s’observe plutôt faire des grosses bêtises sans pouvoir y intervenir.
- Votre nom
- Général, Sinclair, Général
- Votre rang
- Général, Lieutenant, Général
- Vous êtes le pilote?
- Général, oui, général
Il respire. D'un ton calme et relâché, le général s’engage :
- Lieutenant, tu ne m'adresseras pas la parole
Il fit pause, pour rire sous cape, et puis continua comme avant :
- Tu ne me salueras pas. Tu ne me regarderas pas. Jamais, sous aucune condition. Même, imagine un instant que c'est pour me dire tranquillement par l'interphone de l'appareil que tu pilotes, et qui se trouve en chute libre à deux cent mille mètres, que nous avons tout juste le temps pour sauter avec une para-parachute et se sauver la vie, et bien même dans ce cas là, si j'entends votre misérable voix d'enculeur de porc chuchotant le moindre bruit insignifiant et dégueulasse, je dédierai fanatiquement le reste de ma courte vie à pourrir la sienne à tel point que tu serais très heureux quand l'avion s'écrase dans une boule de violence. Oui, tu serais très content à ce moment là, sauf que, le fait de savoir que ta famille ne sera en rien épargner de ma cruauté -car je t'assure qu'avant tout que toute ta famille, et surtout les plus innocents, souffriront de longues années en pénurie presque écstasiée avant de mourir sous le poids des dettes colossales, accablantes, et arbitraires, que je leur ferai attribuer posthumément. Ils seront tous rabaissés en dessous de leur propre statut de sous-humains pauvres, misérables, paresseux. Porteurs d'une accumulation d'un éventail radieux de dettes astronomiques, on leur forcera d'accepter des prêts complètement absurdes et incompréhensibles, dont le langage juridique sera à la fois illisible, incompréhensible, et injuste, à un tel point que ça leur fera rire et pleurer en même temps lorsqu'ils signeront ces pactes irréversibles et sujet aux conditions de nos banques les plus réputées pour leur méchanceté. Ecrasés, cassés, par ces dettes hypothécaires, de credit révolvant, de prêts obligés et et même quelques dettes encore qu'ils auront inventées ou concoctées au fil des années- le fait de savoir cela sera pire que n'importe laquelle punition atroce que je t'infligerai brutalement dans nos dernières secondes sur terre. Je n'ai pas à vous assurer que tout cela est déjà bien mis en place au cas où.
Il respira.
- Et juste pour que ça rentre bien dans ton cerveau de crapule, soyons très clairs, si vous auriez eu, par je ne sais pas quelle manie, l'envie de répondre un truc du genre "Général, oui, général", après que j'aurais fini de parler, là ... c'est compris ?
Il reprit plus sérieusement,
- C'est bien. Parce qu'il ne faut pas trop s'inquiéter. C'est très simple. Personne ne t'adressera la parole, personne ne saura ton nom où à quoi tu sers. Tu ne sers à rien, tu n'es rien, même pas le plus pauvre des cons. Est-ce bien clair?
Ils se remirent en route vers la rampe de lancement, situé sur le toit du ministère de communication, devenu progressivement à la fois, le siège et l'unique organe du gouvernement. Le général se garda deux pas derrière l'autre. À la fin du couloir, après avoir regagné l'autre côté du canyon, le calme du terminal régnait. Douze légions de ministres et de conseillers attendaient son arrivée dans la lumière froide des lampes bleues halogènes qui barbotaient près du plafond sculpté en forme de tulipe fermée.
Devant ses troupes, le général prit le stylo que lui tendait un robot et fit quelques gestes vagues dans l'air, mettant en marche tout un train d'activité ministérielle. Sur les moniteurs ainsi que sur les grands écrans que projetaient holographiquement une petite rangée de robots, on voyait fluctuer le PIB de Paris, porté à quarante trois chiffres après le virgule, ainsi qu'une centaine d'autres jauges, d'indicateurs, de signaux économiques, et de régressions multidimensionnelles, provenant de toutes les colonies continentales et outre mer françaises. Les chiffres et les lignes furent entraînés dans tous les sens en concordance avec les mouvements de capitaux que les décrets du général, ratifiés aussitôt que considérées, engendraient.
Une commotion silencieuse commença à écouler des cercles costumés dans l'arrière plan de la scène, des rires délirants coururent vers les ténèbres. Un homme se tira une balle. Son voisin lui fouilla les poches.
Une fois la besogne économique accomplie, et les décisions applaudies, le général ajouta des petites touches personnelles aux chiffres pour arrondir les résultats, concluant son travail. Il jeta un coup d'œil méprisant sur sa côte de popularité, qui languissait autour des 240%. Sa courbe avait fléchi à la suite des répressions sanglantes à Madrid et à Rome et en Wallonie. Le vieux continent grognait.
Sinclair, en arrivant au terminal, avait filé droit vers l'avion. Il grimpa l'échelle jaune qui tong tongonnait sous ses bottes. Arrivé au dernier rang, il se mit sur son dos, s'accrochant aux poignées au plafond du poste de pilotage, et rampa dedans, entre la coque blindée et la mâchoire furtive de la grosse bête.
Il attacha les câbles à son scaphandre et se mis les pieds dans les étriers à chaque côte du copilote, qui se prônait dans le nez du fuselage. Suspendu au plafond, le lieutenant fit descendre son casque, et puis la coque noire de la cabine se serra bien contre le dessous, scellé par un cri assourdissant. Avec sa tête coincée dans la pointe même, allongé sur son ventre, le copilote étendit sa main derrière lui et fit signe du rotor. Les turbines chuchotèrent et commencèrent à brailler.
- Putain c'est un trou de balle ce con.
Répète ça, j'entends rien" répondit le sous-lieutenant.
- J'ai dit, ‘putain c'est un trou de balle ce con’.
- Qui ça ?
- Le général.
- ....
- Tu m'entends bien, Louis ?
- Non, je crois pas, tu parles du général ?
- Tu m'entends ?
- ... Tu lui as parlé ?
- Ben, pas trop au fait.
- Tu m'étonnes ! T'as fumé un truc là, ou tu veux que je conduise ?
- Non, d'accord.
- Mais, on t'a pas foutu une balle dans la tête? Tu penses pas que ta famille soit en danger imminent maintenant là?
- Non, oui ... t'as raison, mais ça va aller...
Un silence s'y fit installé.
-... Le mec, mais, complètement à côté de la plaque" se dit le copilote.
- Ok, j'ai compris, laisse ça. Comment les bombes?
- Tout normal, on est bien arrosé aujourd'hui.
Ils manièrent les divers interrupteurs, boutons et leviers du tableau de bord.
- Ca veut dire?
- Ca veut dire que tu risques de me chier dessus, lieutenant.
- C'est déjà chose faite
- Je m'en doutais
On attendait encore son arrivée.
- Dis moi, as tu déjà senti ce gars?
- Tu parles encore du général? T'as rien compris de ce qui t'est arrivé juste là?
- Oui, le général, tu ne l'as jamais reniflé, un peu discrètement?
L'autre mit son temps à répondre.
- Non, pas vraiment, parce que je suis pas pervers, et puis je m'imagine que c'est un crime assez grave de le sentir exprès comme ça. T'es vraiment perché, toi.
- Non mais, quand même, quand il s'était arrêté et m'a fixé, j'ai failli me vomir dessus, tant ça sentait la merde. On dirait de la merde à la menthe presque, tu vois?
Ayant remit le stylo à sa place dans le robot, le général embarqua l'appareil par le petit escalier pendant de l'unique porte vers l'arrière du fuselage. Ils franchirent la frontière Alsacienne avant que le général ait eu le temps de savourer sa petite cannette de coca lite. Pour contourner les emplacements bruxellois, il fallait passer par les Alpes. Une fois que l'avion atteignit l'apogée de sa spirale parabolique, dans la haute stratosphère au-dessus du Mont Blanc, le pilote ralluma les fusées thermo-carbonites. Doucement, l'axe de la télémétrie se réorienta vers Berlin. Tout devint bruit atroce.
Le général but tranquillement sa canette, ils descendirent brusquement du ciel. Les engins pointèrent le sol et casèrent les dix-neuf barrières de son que l'appareil avait brisées en accélérant jusqu'au tout dernier moment. A son arrivée, l'avion tout éclatant ébranla l'atmosphère générale du tarmac. Les fenêtres poly-plastifiées du terminal ondulèrent visiblement. Le métal poli et luisant du fusée-planeur miroitait dans la vapeur sèche qu'il exhaussait.
La petite coterie de putes achetées et de politiques vendus qui l'attendaient au terminal eurent eu à passer un laps de temps inconnaissable mais extrêmement long en s'avachissant dans les larges sièges métalliques de l'espace voyageur. Descendu de l’appareil aux applaudissements pré-enregistrés, le général ne perdit pas de temps à jouer avec le stylo que lui proférait un petit robot poli, bien plus efficace que le sien, trottinant à son côté. L'archichancelier ne put évidemment s'empêcher de montrer la suprématie du complexe désindustriel berlinois. La première chose que fit le général, fut de se faire faire réserver une table chez Fritz, le comble de la restauration sybaro-chic berlinois.
Il fit faire aussi un appel, afin d'harceler sa date qu’elle s’y rende en tenue correcte et avec des amis pubescents.
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Chapitre trois


A Berlin, on a l'impression de respirer mieux. La brume presque constante ici pèse parfois sur les esprits mais les rares moments de soleil donnent une bonne impression. Les vraies guerres se passent suffisamment loin pour permettre une vie que l'on voudrait croire historiquement paisible.
Vouloir croire que notre âge est le plus glorieux de tous les temps est un devoir moral, et aussi une importante discipline scientifique qui consiste à montrer par combien et comment nous vivons mieux que tout le reste du monde de toute époque de toute l'histoire humaine. Bien que la grosse majorité de gens - environ ... tout le monde - ne sache pas que ce secteur de l'académie existe, sa téléologie se résume dans une lutte perpétuelle à prouver, par tous les moyens à disposition que, d'un côté, notre époque est la plus glorieuse de l'histoire, et que, de l'autre, notre société -berlinoise dans mon cas- est la plus civilisée, heureuse, et juste de notre ère.
Le département d'Études du Bonheur Contemporain de l'université de Berlin compte pour lui seul plus de cent mille chercheurs. Certains non-initiés se demandent comment, avec tous les problèmes sociétaux et structuraux que traversent le monde maintenant, pourrait on trouver assez de travail dans ce seul domaine pour autant d'universitaires. On aurait supposé qu'il n'y en aurait pas assez de bonheur pour tous ces chercheurs, mais au contraire, plus la situation de la cité et du monde en général se dégrade, plus il faut investir dans la recherche pour trouver de nouvelles preuves irréfutables d'épanouissement général.
Et encore, chaque nouvelle génération naissante ramenant un bonheur plus que celles d'auparavant, et la vie étant rendue, par ce fait, nécessairement plus excellente et harmonieuse pour tout le monde, mais surtout pour nous les Berlinois, il faut recommencer à expliquer pourquoi toutes les autres époques que jadis nous avons décrites comme les plus remarquables et singulièrement bonnes de toute l'histoire future et passée furent en réalité que de la misère en comparaison avec celle ci que nous vivons si heureusement actuellement.
Voilà en deux mots la besogne d’EBC.
Mais alors que ces sources de sagesses, ces usines de connaissances et de reconnaissances, demeurent inconnues du bas peuple, ce dernier en a clairement besoin, au delà des contraintes juridiques qui l'obligent, de participer pleinement au bonheur contemporain et d’adhérer à la doctrine universelle de sa vérité.
Pour accompagner ces pèlerins d'ignorants laïques, qui veulent prendre part au mystère de la science humaine, une douzaine de revues, identiques les uns aux autres, sont produites de temps en temps. Comme ça, tout le monde, même les plus misérables et bas de la société peuvent suivre le progrès fulminant de l'ensemble. Cela donne l'impression de progresser mentalement, que de savoir que le PIB de Berlin à été multiplié par deux cent mille en trois générations, et celui de Paris que par cent cinquante mille, ou de connaître le montant exact des déficits externes, internes, et spirituels de leur pays.
Pour héberger ces pieux gens lorsqu'ils errent en voyage intellectuel à la requête du savoir total, des cathédrales théoriques s’érigent en plein air, soutenues par des ficelles magiques invisibles et indiscutables. Les moines voués à l'entretien de ces temples les y entassent par milliers, ces pèlerins. Ils leur accordent un petit espace raid au sol rocheux et froid, le temps d'une nuit ou d'une semaine. Ils font chanter les louanges du présent et prêchent l'enfer pour tous ceux qui n'ont pas le courage et la foi de venir découvrir la réalité réelle des choses. Qui errent à travers un paysage psychique vague, perdus et effrayé par tout ce qu'ils voient, ce qui n'est que de la brume grisâtre et épaisse. Là, au moins, ils avaient un toit qui les abritait, et la chaleur humaine des autres couchés par terre aux côtés. Qu'importe quelle église ou confession, l'important c'est de pratiquer une foi. Sinon, quel sens aurait la vie?
Aplatis aux dos, ils lancent le regard vers le plafond voûté. Les yeux suivent les pierres des murs, coincées une contre l'autre, se soutenant mutuellement, chaque pierre presque indispensable à la structure complète. Les édifices autour montent aux cieux et les voix célestes y soufflent leur haleine de velours.
On a du mal à suivre le sens des paroles. Ce qui compte c'est la hauteur à laquelle on hisse notre Bérlin, tant aux grandes messes que dans les pages des revues scientifiques les plus à la mode. D'ailleurs, plus on la tire vers les airs rares, moins on peut voir de quoi on parle, et plus ça devient une question de foi. Après tout la piété reste la valeur humaine la plus stable.
Si on ne tâche pas à défendre sa cité, alors on s'applique à la besogne de la destruction de celles des autres. Après Bruxelles, cible de réprobations morales et opprobre général, Rome et Constantinople sont régulièrement les sujets des plus vives critiques, car elles aussi comptent bon nombre de jeunes cerveaux prêts à gâcher leurs brefs moments sur terre au fond d'une crevasse mal éclairée, se battant pour les réputations de leurs cités-patries, comme moi je faisais pour Berlin, un exil de Paris, dont j'eus la maladresse de lui faire une éloge insuffisamment flatteuse. Par la suite, Bérlin m'avait récupéré, pour que je continue d'assaillir mon alma mater, mais je me détournai l'attention vers les études de l'histoire, une sous section d'EBC.
L'histoire est la plus méprisée de toutes les sous-sections. Ce n'est pas qu'on regrettait le passé (ce qui constituerait en effet un crime), mais on s'y intéressait quand même. Déjà une activité subversive. On comprend mieux le climat de paranoïa et de dédain qui l'entoure lorsqu'on pense aux faits que d'abord le passé soit, par sa nature même, lamentable, et deuxièmement que l'histoire ait tendance de se répéter. Parmi tous les exemples anciens et récents, il n'y a pas d'empire qui ne se soit pas fait renverser. Alors d'après ce que l'on peut constater, la chance probabalistique, basée sur les données observationnelles diachroniques, que le notre puisse durer est effectivement zéro. Voilà pourquoi on peut considérer l'histoire comme la plus dangereuse des idées, parce qu'elle nous fait la plus peur quand on est grand et injuste.
Évidemment, la possibilité d'étudier tranquillement attirait beaucoup de feignants à Berlin, moi y compris, qui au début se voulions guerriers intellectuels engagés dans un combat sidéral et mystique pour le bien de notre cité, mais qui tôt ou tard nous sommes contentés de faire publier des rapports insignifiants surs les faits divers de nos temps que l'on devait magnifier en grand moments de l'histoire, tandis qu'on passait la balance de notre temps à dérider le travail intellectuel des historiens des autres métropoles.
Personnellement, je menais une thèse, à sa propre fin inaperçue, sur les relations économiques entre les grandes puissances pendant les dix premières générations après l'événement astéroïdal. Le fait qu'on ne savait rien de cette époque rendait le travail assez facile parce qu'on pouvait inventer un peu, ou tout ce que l'on voulait, selon ses inclinaisons.
En tous cas, ça avait été des historiens berlinois qui avaient conçu en premier la théorie de l'événement astéroïdal. Bien que non prouvée, cette hypothèse demeure des plus raisonnables pour expliquer le monde que nous vivons actuellement.
Ils avaient publié ça pas longtemps après que les peuples encore vivants eurent repris un mode quasi-normal de survie. Dans mon opinion, je crois que les savants de toute société de l'époque avaient presque tout de suite compris ce qui s'était passé, mais je pense que les changements géologiques, météorologiques et sociaux furent si brusques et inattendus que pendant un certain temps le chaos régnait partout, et qu’on s'en foutait gravement des causes de l'enfer que ça dût être pour les survivants occidentaux.
Mais la difficulté, et donc la gloire de Berlin, était d'avoir su maintenir la connaissance de cet événement, et de la transmettre en la parfaisant progressivement, de génération en génération, même à travers celles du début, les pires. Les Allemands ont eu la sagesse de s'en souvenir, parce qu'ils avaient l’habitude de tout noter, et dans les grandes bibliothèques ils en conservent précieusement quelques uns des témoignages fragmentaires provenant des tous premiers temps d’après. Mais même si ces documents ne sont pas faussés, ils ne nous disent rien de plus que l'on puisse imaginer que ça a été : le chaos total pendant plusieurs générations.
Dans beaucoup de régions de la terre, au contraire, on dit que les habitants locaux n’en ont jamais entendu parler de cet événement, car s'ils avaient jamais compris ou appris, ils avaient oublié, ou peut être ils ont transposé cette remembrance sous une forme que nous ne comprenons pas, par des récits mythologiques, par exemple.
Dans la foulée des bouleversements des premiers temps, seuls quelques États-cités parvinrent à mater les révoltes internes et les mouvements massifs des étrangers. Elles laissèrent à la famine ceux qu'ils empêchaient d'entrer dans les prisons forteresses endiguées de Paris, Venice, et Berlin et cetera. Au début, Londres était resté relativement calme, grâce aux coups durs des Bobbys, mais finalement les Ecossais et les Irlandais sont descendus en masse et la bagarre consomma le pays.
Il fait trop chaud là haut pour permettre une vie saine. Les Anglais souffrent de toutes sortes de maladies, et paysans qu'ils soient, ils se soignent uniquement à la bierre, seul remède subventionné par le gouvernement, qui est dans la réalité des choses, un cirque de nains ivrognes se tapant dessus à coups de cane et de mallette. Tout au moins, c'est ce qu'on peut lire dans la presse, mais je ne fais pas confiance en ces pourvoyeurs de rumeurs insensées. La vérité, selon les ragots les plus avisés, est que chaque citoyen est à la fois surveillant et surveillé, et dois regarder en permanence dix écrans où se trouvent dix de ces concitoyens assis eux-mêmes devant leur dix écrans de justice. Comme ça personne ne peut échapper à la responsabilité de l'ordre public, et ils se félicitent d'avoir éradiquer le crime. La grande famille Murdorch est responsable de la diffusion de ces millions de chaînes et constitue en elle-même la totalité du PIB anglais.
Néanmoins la vérité pourrait être tout autre encore. La réalité c’est que l’on ne sait très peu sur nos voisins.
Mais nous nous perdons dans les détails insignifiants de nos temps.
Selon les théories historiques les plus courantes, l'astéroïde avait atterri en un territoire que nous connaissons sous le nom d'Asie, à un angle peu profond. Sa trajectoire lui fit creuser sa piste d'atterrissage dans une grande chaîne de montagnes, les pulvérisant. Sa force et la direction dans laquelle elle fut absorbée par la terre, c'est à dire, de l'Est vers l'Ouest, ont engendré un ralentissement de la rotation de la planète sur son axe. Ce qui a fait que, depuis, seule une face regarde le soleil, lorsque la planète tourne autour du soleil, comme la lune ne nous montre qu'une des siennes. Avant, apparemment, la terre tournait plus rapidement, ce qui faisait que les deux hémisphères recevaient en égale mesure la lumière du soleil et la froideur de l’espace.
Forcément, les énormes conséquences négatives d’un tel agencement planétaire doivent sauter aux yeux, et on peut se demander comment l’humanité a pu survivre à des conditions aussi inhospitalières pendant aussi long temps. Certains des grands spécialistes attribuent leur divinité en partie au fait qu’ils eussent subi ces extrêmes de chaleur et de froid en permanence.
Mais depuis le supposé ralentissement de la rotation, le soleil se trouve fixé directement au-dessus du milieu du désert Atlantique. En Europe de l'ouest, le soleil habite la partie du ciel de l'ouest qui autrefois aurait suggéré le déclin sans y parvenir encore, parce qu’à présent, comment peut un objet incarner le mouvement quand il n'a jamais bougé depuis trente générations? En toutes choses, par la monotonie qui eut remplacé la répétition, l'unité de tous moments écrasa le temps.
Apparemment on a conservé par quelque miracle une des horloges atomiques des anciens temps qui montre encore le temps correct selon les anciens, mais les chiffres indiquant l' ‘année’, le ‘jour’, et l’’heure’ ne nous disent rien. Qu'est ce que 2741 voudrait dire pour quelqu'un qui toute sa vie ne saura autre chose que le soleil figé quelque part dans la vaste bulle rayonnée du ciel? Aujourd'hui, seuls les physicistes peuvent comprendre le monde que l'on habitait avant, mais ce n'est que par zèle qu'ils parachèvent leur connaissance, parce qu'eux non plus ne savent guère ce que c'est qu'une heure.
L'autre côté du monde qui ne verra jamais la moindre lumière du soleil, pour ceux qui s'y intéressent, est connu sous le nom de "la tombe", car on croit y avoir perdu au moins deux civilisations des divines d'un seul coup, quand l'astéroïde est tombé. Mais on ne sait presque rien d'eux, à part qu’ils étaient peut-être nombreux, parce que toute l'Asie et le Pacifique sont depuis des dizaines de générations au moins enterrés sous des montagnes de glace. Tous ceux qui auraient survécu à la crise initiale furent gelés très rapidement, mais on imagine que peu d’entre eux survécurent à raison de leur proximité de l’atterrissage de la masse rocheuse. Les races supposées asiatiques, comme on a tendance à dire, ne figurent pas sur les listes des peuples migrants des premiers temps.
Le gèle a pris plus de temps à étouffer les pays limitrophes où le soleil habite une partie du ciel tout près de l'horizon, ne générant aucune énergie importante. Ces peuples là avaient essayé d’immigrer vers l’Ouest, fuyant les neiges et les vents qui dévoraient ensemble les villages entiers. Ils saccagèrent l’Europe de l’Est avant de se ruer sur les grands centres urbains de populations réfugiées.
Les cités assiégées leur ont fait une guerre sans pitié, parce qu’ils savaient que seule une destruction totale résoudrait le problème, et que sinon, ils auraient eu pour tous les temps à craindre qu’ils ne reviennent. Qui plus est, ils avaient compris qu’une fois les poussières épaisses retombées, l'Europe de l'est jouirait dans l’avenir de conditions agricoles parfaites, avec un soleil épinglé à un angle pas trop incliné, mais assez encore pour produire une rayonnance permanente, accompagnée d'une chaleur adéquate qui puisse se battre avec les nuages ainsi qu'avec les courants glaciaux de l’Est.
En Roumanie et en Hongrie, la terre peut être extrêmement productrice, et possède l'avantage de ne pas encore être rongée par les pluies nucléaires qui tombent des bandes nuageuses. Généralement, à l’Est les nuages sont moins denses encore qu'à Berlin, et servent de filtre ultra-violet. Les champs reçoivent un mélange assidu des eaux radioactives et de lumière pluviale, mais pas trop de matière dense qui creuse dans le sol. Là bas, on sait faire pousser des tomates grandes comme des pneus, et avec autant de goût, mais la difficulté n'est pas là. Elle consiste à les récolter.
Pour le faire, il faut que nous envoyions un bataillon de forces spéciales auprès d’un de ces villages d'argile qui se fond imperceptiblement dans un paysage désert anarchique de ruralité. Ces hameaux agricoles essaient à tous prix de se cacher, car une fois arrivés sur place, sous couverture du passage d'une nuée noir, nos commandos vont tout démonter, achevant un effacement complet. Après avoir embarqué les tomates, ou les bananes, ou les patates et les oignons et les veaux et les carottes dans les hélicoptères, et ayant enterré les corps des paysans dans une fosse commune, ils exporteront la récolte à Berlin, où les légumes seront repeintes et vendues dans les grandes surfaces souterraines, à moitié pourries déjà. On lira après dans la presse d'une guerre contre des extrémistes gauchistes où nous étions contraints, par la violence de leur idéologie, à se permettre toutes les atrocités imaginables.
On dit que le coût du transport y est pour plus de la moitié du prix des légumes qu’on paie à la caisse.
On dit que de savoir gâche le goût de tout. Que de savoir broierait l’essence fragile de devoir manger.
On mange quand même.
Certains disent que l’histoire c’est comme de savoir, que ça parle trop et que ça ennuie et qu’après tout, ça ne peut rien changer.
















Chapitre quatre




Une pellicule gris clair habitait les airs mouvementés des allées minières. Une fente dans les rangs de nuages laissèrent de rares rayons de soleil, comme des anguilles à s’entrefiler. Des duplexes les plus près de la surface de la terre, on sortait sur le balcon s'allonger au dessous d'un tamis-para-parasol bioélectrique. Ceux qui habitaient les étages des rangées immobilières les plus proches de la surface purent jouir d’un contact enveloppant avec la suspension phosphorescente du soleil mélangée des retombées acides et de l'air lourd de l'Atlantique.
La mince douche solaire poursuivit sa course à travers tout le continent aplati et raide. Dénudée de forêts, de montagnes, d'animaux, la terre devenait progressivement une vaste éponge, ou une colonie fourmilière souterraine, ou autrement vue, un tissu veineux de chaire ténu en train de se clairsemer se minant par le haut.
Le regard vidé du général traînait sur les jambes roses d'une voisine bien proportionnée. Il fit descendre les stores et se retourna vers le jeune homme épanché au mur, languissant d'un ennui profond et parfait. Ses yeux gris portaient vers le plafond dépourvu d’angle. Jean-Michel était habillé en jean et, narquoisement, un t-shirt, dont on pouvait lire le message imprimé en lettres holographiques, qui passaient d'une dimension à une autre en séquence Fibonnaci :
Si l'on veut en dernier recours déterminer la violence comme la nécessité pour l'autre de n'apparaître comme ce qu'il est, de n'être respecté que dans, pour et par le même, d'être dissimulé par le même dans la libération même de son phénomène, alors le temps est violence. Ce mouvement de libération de l'altérité absolue dans le même absolu est le mouvement de la temporalisation dans sa forme universelle le plus absolument inconditionnée : le présent vivant. Si le présent vivant, forme absolue de l'ouverture du temps à l'autre en soi, est la forme absolue de la vie égologique et si l'égoïté est la forme absolue de l'expérience, alors le présent, la présence du présent et le présent de la présence sont originairement et à jamais violence. La présence comme violence est le sens de la finitude, le sens du sens comme histoire - Derrida
Citation d'un grand philosophe ancien, devant qui les intellectuels du vieux continent se prosternaient, les culs en l'air, pour l'unique raison qu'il fût le seul écrivain des anciens temps qui eût survécu jusqu’à maintenant. Les quelques restes des œuvres des anciens furent détruits il y avait de là cinq ou six générations. À l’époque, l’établissement académique avait une deuxième fois décidé de faire le tri des fonds bibliothécaires et des archives mondiaux. Et pour se le faire bien, ils décidèrent de détruire tous les textes dont ils croyaient savoir le contenu, tout ce qu’ils s’estimaient connaître et comprendre.
Dès lors ils se furent désemparés de la pesanteur physique que ça représentait. Mais personne ne put dire qu'il comprît le post-structuralisme, et alors l’établissement dut gardé l’œuvre de Derrida en tant que code mystérieux à jamais indéchiffrable, et ce dernier persista dans le temps sous une forme matérielle.
Quelques générations avant ce dernier et ultime abattage, les sages universitaires avaient déjà lâché du lest, en recyclant le papier de toutes les écritures qui pouvaient poser le moindre problème moral ou meta-physique. D’un coup brusque de crainte politiquement correcte on se fut débarrassé de la maïeutique judéo-chrétienne qui avait servi de fondation à la phénoménologie, et du coup suivant, dans notre ignorance facile on effaça la dialectique herméneutique, entraînant dans son sillage le structuralisme. Tout devint dissolution intellective. On apprit par derrière qu'il n'est pas de structure sans structuralisme, et la tour de babel s'effondra, sans que personne ne s'en aperçût, et ainsi elle demeura uniquement dans l'imaginaire du tourisme intellectuel.
Pour comprendre dans sa plénitude l'humour juvénile de l'affirmation instanciée dans le textile du jeune homme, il fallait savoir que Jean-Michel le penseur ne se moquait ni de Derrida, ni de la phénoménologie, ni des prosternés qui louaient une fausse idole, mais de l'idée ringarde qu'une idole puisse être fausse. Il se moquait des moqueurs des moqueurs ad absurdo. Il fallait prendre le message au quatrième degré minimum pour en tirer profit intellectuel, tous les degrés moindres ayant été laissés intentionnellement creux.
Jean-Michel, las, pensif, trempa son maki thon dans le ketchup qu'il avait saucé un peu partout au mur. Il le porta jusqu'à l'entrée de sa bouche, où il le tenait fixement en le considérant, dégoûté très intérieurement.
- Fils, recommença le général, écoute moi bien. Pour la énième fois, qu'est ce que tu fais à Berlin ? la voix montant pitoyablement avec la dernière syllabe, comme s’il répétait une scène de ménage dans un mélodrame mal joué.
Il s'arrêta, épuisé. Il prit le temps d'un souffle, puis continua,
- Tu vois comment ça me fait mal de te voir te gâcher la jeunesse entre tous ces narcisses et déliquescents. Au moins tu pourrais feindre la décence de faire semblant de juger sévèrement toute cette décadence morale. Mais non, toi tu préfères te faire photographier avec tes mannequins, engagé activement dans, et même provoquant où suggérant, ou, qui pire est, inventant toute sorte de débauche imprononçable. D’aller faire ça partout, et de t’en faire médiatiser, en plus ! et de déclarer que par la vie que tu mènes, et que par l’attention que tu t’attires, tu contribues plus que personne au bonheur contemporain !
Jean-Michel avala le rouleau et avec l’autre main amena une longue cigarette Dior vers ses lèvres, retroussés en caricature. En respirant la fumée dorée il parla, sa voix teintée consciemment d’un accent de Berliner,
- Je travaille, Papa. C’est toi qui l’as toujours dit, Papa, ”Arbeit macht frei”...
- Travail ? Non mais ça va pas, non ? … D'abord je n'ai jamais dit ça, j'ai dit de travailler plus pour gagner … quoi déjà ? Ben, j’ai oublié, peu importe. Mais je daigne répéter ma question. Qu'est ce que tu viens foutre ici, dans ce bordel ? … Pas de réponse ... Je suis au bout du rouleau, je n'en peux plus avec tes histoires de Kunsthochschule. Ca suffit, non? dit il, d'un ton épuisé, mais marqué encore par les tracées légères d'espoir.
Il ne se lassa pas,
- J'ai lu ton putain de mémoire, tu sais, le truc que t’as écrit sur la beauté transversale de la décadence de naître ... nyenyenyenye nyen yennyyeyneyy ...
-Tu sais lire, toi? interjeta Jean-Michel drôlement, en essayant de garder le souffle dans ses poumons, aheha, il toussa.
- Oui, ça veut dir... mais, bien sur que je sais lire ! Enfin ! En tous cas … quelqu’un me l’a résumé ton truc, en deux, trois phrases ... ou ... mots, soi-disons, clés ... et j'ai trouvé ça, dans les grandes axes, très juste … mais aussi complètement ..., le général jeta un regard furtif sur son feuille de briefs, … inutile, lit il.. voire … impuissant, voire … apeurant.
D’ailleurs, c’est tant mieux si personne ne lira jamais ton mémoire de merde. Parce que même au cas ou, par pur hasard, un pauvre con à la fac avait le malheur de trouver ton machin infernal dans un trou perdu au fond de la bibliothèque, comment veux tu qu'il le comprenne? C'est beaucoup trop long, d'une part, et ça manque de graphismes. Pour un travail d'artiste, j’ai pas vu énormément de desseins, si tu veux.
- Papa, arrête, dit l'étudiant, essoufflant sa bouffée de fumée en boule perpendiculaire. Il enleva les écouteurs de ses oreilles. Pourquoi te ferais tu l'idée que je t'écoute ?
- Fiston, arrête avec ton accent de culbuteur de merde. Soyons raisonnables deux minutes ensemble. Nous y parviendrons, il ne s’arrêta pas pour prendre le temps de réfléchir avant qu’il parlât, si nous nous appliquerons, à chercher les moyens à trouver des points en communs entre nous deux et des intérêts mutuels qui pourront amener vers des résolutions bénéfiques aux relations patrofiliales. Cela pourrait faire avancer les tiroirs de dossiers fondateurs qui pèsent sur les travaux autour de l’agrément entendu suffire pour plateforme commune aux discussions préliminaires du groupe intitulé provisoirement le “2 +15 902 888”. Ne trouves tu pas ? Toutefois si la Létonie veut vraiment s’engager pour promouvoir un apport de son soutien à ce processus, nous pourrions la rajouter au dernier moment et donc en avoir question de parler plutôt d’un groupe 2 + 15 902 889...
Nous aurions tort de ne pas nous exercer dans un premier temps pour progresser sur le dossier de l'agrément du traitement de nos relations par des parties tierces et tertiaires, par exemple, non ?
Il lui demanda avec ses yeux limpides qui l’imploraient par la pitié dégueulasse qu’attire la faiblesse chez un homme.
- Comme ça nos subordonnés pourront s'en occuper ? la voix s'aiguisant progressivement jusqu'au dernier mot à la ridicule.
- Et si nous abordions les contentieux d'une manière concrète, et dans un contexte de détente pacifique … ? Reviens à Paris.
- Ach, ça m'ennuie, cria Jean-Michel, je t'en prie. La paix, s’il te plaît.
Soudain il s’anima, ressentant comme le désir de sembler vaguement engagé,
- Mais quelle idée ! Dans quelle optique reviendrais-je à Paris ? Sans armée ? Sans trésor de guerre ? Sans alliances fourbes avec tes pires ennemis ?
Tu veux que j’y retourne dans la capitale à ce que je me fasse totalement chier en me tapant des lobbyistes en permanence dans les coulisses d’un pouvoir douteux, en attendant que tu meures, ou que je te châtre et prenne la place ? Il y a de meilleurs anus à défoncer ailleurs, mais merci. Je n’en ai strictement rien à foutre de tes plans culs foireux, papa.
Je ne reviendrais à Paris qu’à la tête d’une horde de mongols atomiques, à cheval sur des yetis-dinosaures, toute blanches, galopant sur leur jambes de dents de sabre à travers la plaine dévastée de l'Europe. Nous descendrons en masse du pôle nord : une force sublime, incarnée et manifeste, se ressourçant sur et accumulant en même temps l'énergie haineuse, qui pulvérise et radie de la seule paix qui puisse durer dans le temps sur terre, celle de la mort, qui symbolise et achève à la fois l’achèvement de l’être humain.
- Tu arrêtes de fumer deux secondes, Jean Michel ? Je m'en bats les putain de couilles de tes aspirations totalitaires. Tu peux prendre les rênes, dès maintenant, si tu veux, mon fils. En toute honnêteté, je me lasse de plus en plus du pouvoir absolu. Ou peut être c'est que les exigences de ce métier me dépassent largement. Quand je suis arrivé à ma position il y a trois générations déjà, je me croyais encore capable d'un redressement du pays, et pourquoi pas, du continent ...
- Papa, tu es l'image d’une mauvaise caricature de toi-même. Tu es exactement ce à quoi tout le monde s’attendrait que tu sois dans le pire et plus kitsch des mondes. De surcroît, on dirait que tu agis comme si tu en étais conscient du haut niveau de la niaiserie de ton comportement, et que tu t’en réjouissais. Au fait, on dirait que c’est l’incompréhensibilité de ton pouvoir, et ton incapacité de t’en servir correctement qui te font plus jouir. Tu gardes un grand secret pour toi, et prives tout le monde qui pourrait s’en servir pour construire un vrai paradis, de le voir. Mais moi, je ne te reproche pas de tes incapacités, mais du fait que tu t'en serves pas pour, au moins, te bâtir un enfer.
Le général ne l'avait pas suivi, mais il reprit en souriant,
- Allez, reviens avec papa après la conclusion des discussions. Il y aura de la place dans l'avion pour toi à côté du chariot de boissons, on sera à l'Elysée avant que tes cours débiles reprennent.
Par ailleurs, tu sais combien je paie, pour que tu aies l'opportunité d'écouter, ou plutôt de ne pas écouter -vu tes notes- un raté argileux bredouiller sur un sujet stupide et ...et, et ... nul ? Tu sais ça toi … ?
Non, tu sais pas ce genre ce choses, toi t’es plus dans l’indécence et dans la somptuosité. Mais écoute moi bien, moi, je t'offre le pouvoir, le vrai, le pouvoir absolument total et, il leva le doigt pour pointer quelque chose indéfinie, totalement absolu.
Ses sourcils se levèrent lentement, devenant deux arches qui soutenaient les rayures dans son front.
- Non, merci, son fils lui répondit, ne se donnant même pas la peine de présenter un air blasé. Papa, c'est très décent de votre part de me proposer ça, quoiqu'un peu maladroit, mais ça ne m'intéresse pas. Je ne veux pas, voilà tout. Je t'ai expliqué pourquoi, et mille fois avant maintenant, mais tu n’as jamais écouté : Tu n’as jamais été rien pour moi, ni père ni rien d’autre qu’une humiliation insurmontable et impardonnable et irréconciliable.
La faute du père sera payée sur la tête du fils. J’en suis conscient et un jour j'en serai reconnaissant, s’il se trouvera. Mais pour l'instant je préfère rester ici à planifier le renversement de l'ordre actuel.
Il roula sur son estomac et regarda par la fenêtre de son bel appartement, la tête penché sur le revers d’une main lorsque l’autre tenait toujours la cigarette, dont la longue barre des cendres risquait de craquer sous son propre poids.
Il tira encore une bouffée de fumée, ramenant l'orange brûlant jusqu'au filtre. La colonne des cendres se brisa et tomba en sursauts contre le mur, où elle explosa en mille milliards de nanoparticules, dans une petite nuée grise chaotique. Jean Michel parla de nouveaux, en exhalant sa fumée jaune et rouge et bleue de sa bouche, “Papa, j'ai besoin que tu comprennes ça d'abord, et après nous en reparlerons. C'est même un préalable à toute suite éventuelle et, d'après moi, improbable.
Le fait que tu sois mon père me fait peur, et quand je pense à toi, je me demande comment je ne suis pas né handicapé mental, physique, moral, et spirituel. Et je n'arrive jamais à comprendre, et alors je me rappelle qu'au fait, suis-je né handicapé mental et physique, moral, et spirituel.
Je suis défectueux dans tous les sens. Je suis défectueux et vicieux et rempli des plus mauvaises intentions, que, forcément, j’ai héritées de toi, d'une manière ou l'autre. Il serait faux de dire que ça soit entièrement de ta faute, mais en même temps, sachant de quel matériel génétique je suis construit, comment voudrais tu que je sois autre qu’un échec fulminant ?
Il y a pas longtemps je faillis me tuer de désespoir, à cause de me propres déficiences génétiques et éducatives. Quand les tests ADN que j’avais fait faire ont révélé une chance sur une que je suis ton fils, la morale plongea, pulvérisant le fond et creusant un tunnel vers l'autre côté de mon âme. Elle n'est jamais remontée depuis, et elle poursuit toujours sa descente vers l'infiniment bas. C'était définitif : avec des gênes pareilles, je ne serai jamais un grand n'importe quoi. Même avec tous les énormes avantages que m’offre un accès direct au pouvoir total sur la moitié de l’Europe, je ne serai capable en rien de me distinguer.
Mais je ne me suicidai pas, finalement, et ce qui m’a fait revenir sur mes pas, j’eus ressenti comme un trouble de l’esprit, une très petite méchanceté que je voulais exercer sur tout le monde, avant que je ne meures. Je sentis en moi, pendant ces longs moments, quand le cœur ne semblait plus se battre, un vrai désir de faire mal aux innocents et de ne pas en avoir de payer les conséquences, et même en être applaudi pour l’avoir fait, et érigé en héros immortel. Un peu comme toi, mais en plus intelligent, car mon nom ne sera pas effacé des livres, car je serai assez intelligent pour les interdire.
En dépit de ses gênes, on dira, il a réussi à punir toute l'espèce humaine. Lui c'est le surhomme, celui qui s'est réellement dépassé, prouvant une fois pour toutes que nous ne sommes pas restreints par l'horrible mélange de matière reproductrice que nos parents ont partagé dans un moment d'atroce faiblesse violente.
Qu'est ce que c'est que de se vouloir digne de se reproduire ? Comme si on avait quelque chose qui valait de se faire reproduire. Que de se propager, que de s’infliger sur la société et l’histoire humaine ! Blech.
Toutefois, le fait que je sois, à jamais, limité et circonscrit par le cruel sors génétique qui m'était loti, ce n'est pas ce qui me dégoûte le plus, où du tout, même, parce que la cruauté c'est ce que je respecte le plus chez la chance. Et surtout dans ces cas, soi disons ‘aveugles’, où nous n'avions pas eu la moindre capacité d'intervenir.
Non, au fait, ce qui me révolte dans mon sein, c'est qu'une personne aussi monstrueuse et ouvertement dégueulasse, obtuse et stupide que toi tu sois, tu t'arraches quand même, comme un abruti attardé, une approximation hideuse du pouvoir, et avec ceci, cet instrument mal taillé mais capable néanmoins à défoncer des têtes, tu ne fais quedal, à part te la péter ici et là avec des dictateurs pol pot, quand ça t’arrange de prendre des vacances un peu éxotiques.
Où est ce que c'est que l'histoire là-dedans, papa ? Tu appelles ça de la politique ? Je n'y vois aucun intérêt. Ni pour toi ni pour personne d'autre. Il n'y a pas assez de finalité dans ce que toi et tous les autres idiots, qui dirigent cet enfer, sont en train de faire. Avec toutes vos réunions de singes et de taupes pédants. Vous n’aboutirez jamais à rien car il n’y a pas un seul homme parmi vous tous. Vous préfériez vous battre les couilles entre vous, ou d’aller sucer les bites des tyrans mégalomanes, que de vous penchez sur quoi que ça soit d’important, de fond, de sérieux !
Vous aviez l’excuse de lâcheté il y avait dix générations encore, car un lâche c’est un lâche et on ne peut pas le lui reprocher, mais maintenant c’est par paresse que vous vous refusez d’agir. Que vous vous obstinez à ne rien foutre tout au long du temps en déjeuners interminables, en réunions contre-productives, en soirées tellement coquettes que vous jouissez dans vos pantalons rien qu’en tweetant que vous y avez été invité.
Et alors, avec tes centaines de milliers de ministres, de sous-ministres, d’envoyés spéciaux, d’attachés aussi spéciaux, de commissaires, de chargés de dossier, d’assistants, d’occupants, de nerienfoutrants, avec tout ce bordel, tu ne t'occupes de rien et ça te prend tout le temps et énergie, et toutes les forces du pays en surplus. Tu m’étonnes que tu t’en lasses en fin de compte !
Non, honnêtement, je trouve ton imbécillité gigantesque, comme si c'était un monument post-altéritéiste, banal et inhumain à la fois. Une guenon que personne ne comprend, que tout le monde déteste, mais dont personne n’ait la charge de s’en occuper de la suppression et ablation permanentes. Et tout ton pouvoir est basé sur cette seule ligne théorique : que personne ne sache s’en débarrasser de toi.
Que tu sois aussi exécrable et con à la fois, et que tu puisses régner sur tout le monde en tant qu’élu... ? Que personne ni aucun rassemblement de fous ou de sages n’osent entreprendre à te renverser ? Je dois admettre que j'éprouve une grande difficulté à en revenir de ce seul fait.
Je sais ... je sais que j'ai dit des choses un peu mégalomane, avant maintenant là, mais, très franchement, je n'en ai rien à faire avec un peuple qui est capable de t'élire président général, Papa. Autrement dit, si c'est toi qui règnes, je désespère de l'espèce humaine, et autant gouverner des porcs dans une porcherie, car ça serait plus malin, plus intéressant, plus raisonnable, ronronna t-il en quasi-monotone.
Mais toi, t'es fier, de diriger ce vieux sac à poubelle qu'on appelle l'Europe ? Un misérable hôte de clochards et immigrés et grévistes et chômeurs ? Ce sont ces gens là sur qui tu exerces un pouvoir total ? Je crache sur toi et sur eux pour t'avoir mis à ta place.
Et d'ailleurs je te prends par particulièrement pour responsable, parce que n'importe lequel trou de balle qui va te remplacer à l'avenir sera peut être pire que toi dans tous les aspects, et surtout au niveau cérébral, si tu vois ce que veux dire. Vrai, que c'est presque impossible à l’imaginer, mais tout est possible dans le fil du temps ...
Le général interrompit brusquement "... Faux ! tout n'est pas possible. Seule ma possibilité est possible. C'est mathématique ! Espèce d'imbécile ...
- Ne te fâche pas, papa, on sait dans quel état tu es capable de te mettre ... Revenant au sujet qui importe à l'instant. Je te donne ma réponse définitive à ta proposition : je trouve ça trop étrange psychiquement que de diriger un peuple qui serait capable de t'élire toi, a plusieurs répétitions, apparemment dans l'exercice de leur propre liberté de conscience et de bonne foi. Ça me dépasse très, très largement. Juste ça, ça voudrait dire que le peuple est à la fois dupe est complice dans leur propre misère infernal. Ce n'est pas la démocratie qui est remise en question mais le démos lui-même.
Non, je balayerai tout ça une bonne fois pour toute quand je reviens. Eh, à propos de rien, comment va l’archichancelier ?
Le général pâlit. Il avait réussi à oublier, à force de ces négociations douloureuses avec son fils, les raisons officieuses de sa visite outre-Rhin. Mais tout le poids de la rencontre prévue entre les deux dirigeants de l'Europe, en présence du commissaire de l'Europe en guise de haut spectateur muet retomba sur ses épaules.
- Tu n'imagines pas le stresse …
- Tu es minable, papa, il faut que tu fasses du sport, tu fais du yoga de temps en temps … ?
Il respira un grand coup, C’est affreux. Il ne lâche rien. On va déclarer que c’est bientôt fini, la crise- une crise gigantesque en soi - mais on sait bien que c’est faux. On a créé un monstre qui nous surpasse largement les capacités. On est en train de parvenir à des accords autour d'une résolution sur la création d'une comité d’évaluation d'une éventuelle structure économique, qui serait en fonction de permettre de réfléchir autour de la question de penser à faire avancer le dossier sur le transfert de tout argent vers une proportion de plus en plus réduite de la population- sur quoi on est tous d’accord- mais on n’arrive pas à se caler sur les échéances, et le temps coule et finalement rien n'avance.
Jean-Michel avait déjà remis ses écouteurs. De temps en temps il fit signe de tête sarcastique, pour ne pas lui laisser le moindre doute sur le fait qu’il n'écoutait pas.
Le général continua, Comme la quasi-totalité de la richesse est déjà entre les mains d'un pourcent de la population, il faut faire en sorte que cette somme soit encore répartie entre qu’un pourcent d’entre eux. Et c’est vraiment une tâche pénible, parce qu’autant voler aux pauvres est facile, autant voler aux riches pose problème à tout le monde, et surtout aux plus pauvres ! C'est eux qui militent contre les taxes sur les plus riches ! Quelle bande d'analphabètes, mais on est vraiment dans la décadence totale maintenant, il n'y plus rien qui frêne.
En s'apercevant de l'état dans lequel se trouvait son Père, essoufflé, rouge, exhaussé, comme une bite qui venait de jouir prématurément, Jean-Michel devina de quoi s'agissait sa tirade. Sans enlever les ampoules de ses oreilles il l'interrompit,
- Non, mais, c'est ce que je disais avant, Papa, que de réduire l'accès à la richesse à, 0,01% de la population n'est qu'un pas intermédiaire entre un certain niveau d'inégalité, si on veut utiliser ce mot, et une inégalité totalitaire. Mais même si vous arrivez à votre but dérisoire, vous trouverez qu’il n’y a pas assez d’inégalité entre vous, et qu’il faudrait encore et encore réduire le nombre de “ayants” et, donc, d'agrandir un tout petit peu plus le nombre de clochards. Et ainsi dans trente ou quarante générations peut être, il y aura un seul homme qui soit le seul propriétaire de toute richesse monétaire, immobilière, intellectuelle et culturelle.
Mais je vous le dis que ça sera moi, et pas dans trente génération, mais dans deux. Je serai vieux et infirme, certes, et je ne serai pas heureux, ça c'est clair. Mais qu'est ce que l'heur, quand on pense au fait qu'on aurait accompli la chose que tout le monde – tout le monde – cherche à faire, sans avoir le courage de s'y engager activement. D'avoir l'intrépidité et la force de dire ce que tous les autres pensent, de faire ce que les autres n'osent pas, et d'en être reconnu comme tel.
Il faut prévenir ça déjà et réduire tous concurrents dès maintenant. C’est pour le bien de la patrie. Si tu ne vois pas la fin arriver, il est bien trop tard. C’est surtout votre incapacité de prévenir, d’ailleurs, qui vous rend abjects. Vous trébuchez en aveugles portant chacun dix paires de lunettes à forte courbe correctrice. La toute première faute c’est de vous croire voyant !
Le général n’écoutait pas, il pensait à d'autres choses, du genre : de ce qu’il allait manger chez Fritz, de ces nouvelles chaussures climatisées Nike, du couloir aquaplex turboplus qu’il eut fait installer dans son garage. Il aimait beaucoup trainer dans ses pensées personnelles. Quand il n’entendit plus de bruit émanant de son fils, il reprit la parole,
- Mais on y arrivera à faire passer les réformes structurelles nécessaires, mon fils, ne te fais pas de souci à ce sujet. Moi, je ne suis pas inquiet. C’est juste que si les Allemands arrivent à les accomplir avant nous, ne serons vraiment dans une position de désavantage structurel. Comment voudrais tu que nos riches fassent face à des riches cent fois plus riches que les leurs ? Par exemple ! Impossible !
Il expliqua ses ambitions comme si c’était le dévoilement grandiose d’un immense chantier de travaux politiques :
Alors le but de nos discussions consiste à retarder leur progrès dans la matière, lorsque nous travaillons à l’interne sur ce que les médias appelleront des réformes, ou à quelque chose de semblable, qui sonne mieux, du genre fignolages, ou aménagement qui suffiront à exclure quatre et vingt dix neuf sur cent de nos riches d'accès à la richesse, tandis que d'une autre part, la police désempare le reste des misérables des quelques sous minables qui leur restent. On n’arrive pas à savoir comment, mais les études que nous faisons faire indiquent que le peuple parvient à cacher encore quelques ombres de valeur monétaire, et on y investit beaucoup pour les leur arracher.
Mais qu’ils sont intransigeants ces Allemands, et hypocrites ! Ils savent très bien que même si leurs pauvres sont plus pauvres que les nôtres, que cela dépend en large mesure sur ...
- Je sais tout cela, père, parce que je ne suis pas complètement con. Et ça me fatigue beaucoup de vous entendre redire tout cela, comme je n’en savais rien. Écoute, j’ai un shooting dans trois heures à Madagascar. On ne pourrait pas aborder ces questions ultérieurement, une fois que t’as compris à quel point tu m’es exécrable et nul ? À quel point tu me pourries la vie - et la vie de tout le monde - sans pour autant arriver à enrichir la sienne ?
À propos, comment maman ?


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Chapitre cinq


Qu’est ce qu’on fait ici ?” elle me demanda en titubant dans les sables sous nos pieds, à moitié éveillée. Lorsque je l'arrachai de ses pieds et me l'eut mise sur les épaules où elle put s’incliner en arrière contre le lance grenade, elle se rendormit, sans attendre une réponse à son interrogation. C’était fou, ce que nous fûmes devenues légères, à presque nous évanouir. Comment la chaleur et le froid ne nous ont pas achevées, ni la fatigue et l’ennui, ni la faim et la soif, nous n’avions que Parpija à remercier. C'était elle qui faisait battre le cœur quand on n'y pensait pas nous même, elle qui s'en occupait de toutes ces choses dont nous ne pensons rien, mais qui sont essentielles à notre existence. Elle s'en occupait aussi de toutes ces autres choses qui ne nous regardent pas du tout.
Les montagnes grandissaient devant nous, nous guidaient vers elles, vers le sud et l’ouest. Il n’y avait plus personne et plus rien, à part les quelques vestiges d’un ébranlement lent et terrible. On sommeillait maintenant, quand il faisait noir, parce que dans les ténèbres désertiques rien ne nous aurait indiqué dans quelle direction marcher. En dessous des nuages, on ne s’apercevait ni des angles des pentes des dunes, ni des directions cardinales. Dans le noir, les vents et le froid monstrueux prenaient le dessus sur tout. Cachées derrières nos tuniques, qui seules nous dérobaient la nudité, on passa le temps à les écouter se chamailler, comme des vieux rois aboyeurs.
Le désert nous avait rendues vaguement philosophes, dans le sens où on avait été réduites à néant mais notre existence ne s’en était pas arrêtée pour autant. Si on aurait pu dire qu’auparavant notre vie possédait de vocation, là, celle-ci semblait érodée. Avant cette odyssée absurde, la vie était certes simple et dure, mais au final on dirait que la simplicité et la dureté étaient des finalités en elles-mêmes. En s’étant embarqués dans cette aventure maudite pour chercher autre chose, peut être nous sommes partis avec les mauvaises intentions, que nous ne saurions plus définir exactement qui nous échappent à tout moment, et qui après coup nous paraissent très peu compréhensibles, et encore des bonnes raisons à ne pas partir. Notre situation existentiellement intenable faisait se rapprocher ce malaise qui hante l’esprit lorsqu’on ne sait pas quelle question se poser, ni pourquoi on devrait se poser de question.
Je portai Isabelle et Parpija jusqu'à l’arrivée de la bande nuageuse suivante. Là je les posai par terre, et dans les brefs moments qui nous restaient de lumière je creusai un petit lit dans les sables poussiéreux, afin que ces maudits sables ne la suffoquent pas dans l’abri de son sommeil. Son petit nez rond se reposait contre le bord de son berceau, étayant le poids de sa petite tête. Je me mis à côté d’elle au vent, je fis entrer ma tête à l’intérieur du tunique comme un tortu apeuré et attendis les premières rafales descendre du ciel.
Plus tard en se réveillant, elle demanda de nouveau, sans sortir sa tête de sa tunique ce qu’on faisait dans ce désert.
- Ben, tu sais, ce qu’on fait là, non, répondis je. Je risquai un coup d’œil en sa direction par un trou de bras.
- Non, j’ai oublié, dit elle, sa mince voix emmitouflée par le tissu doré et noyée parmi les cris éventés des courants d'airs.
- Allez fais dodo, le nuage va bientôt passer.
- Tu as dit ça, il y a longtemps déjà, bouda t-elle. Les passages nuageux se ressemblaient tant que nous ne pouvions les distinguer. Ce n’était pas la peine de lui dire qu’elle venait tout juste de se réveiller et que je ne le lui avais pas rappelé depuis le dernier nuage.
- Et tu m’as demandé plein de fois depuis.
Sous le regard méchant du soleil, elle faisait mieux de somnambuler, en me tenant lâchement la main avec la sienne qui ne sortait pas de sa manche. Les lances solaires, qui jalonnaient dans tous les sens se brisèrent contre le tissu d’or liquide de nos ponchos. Une fois les hampes rompues, elles se laissaient tomber au sol dans un long train confus de détritus pourpres, que nous laissions derrière nous, dont les vents venaient disperser les traces.
Elle redemanda, « Est ce qu’on est encore loin?
- Loin de quoi ?
- Est ce qu’on est loin de là où l'on veut aller ?
- Où est ce qu’on veut aller ? Mimai je.
- Je ne sais pas.
Je ne souris pas
- Tu n’as pas oublié, j’espère.
- Je ne sais pas
- Isabelle, ne dis pas ça. Je crois que tu peux t’en souvenir ... avant que je te le redise...
- ...
- Essaie de te rappeler, je la suppliai, l'air de quelqu’un qui demande "où" à celui qui vient de dire qu’il a perdu quelque chose, comme si ça l’aiderait ... Tu t’en souviens maintenant ? Je l'encourageai.
- Ah oui … fit elle, ne donnant pas l’air de comprendre, mais plutôt de faire semblant, ou de cacher quelque chose, un secret qu’elle savait dangereux, en n'étant pas capable de comprendre à quel point. Je préférai ne pas insister que d’entrer dans un argument insensé avec une fillette, car au mieux, même si je gagnai, ça serait à quel prix, et quel en serait le butin remporté ? Peut être que la confirmation de mes pires craintes. Je repoussai alors le désir de savoir ce qu’elle savait.
Quand un souvenir de son frère lui vint à l’esprit, et elle contempla les contours de sa mémoire, la petite me demandait où était Sasha, et je ne savais lui répondre. Je déballais alors des contes quelque peu fantaisistes, à ce que le temps coule plus vite. Je racontais un peu n’importe quoi, sur ce qu'on pouvait imaginer que faisait Sasha. Dans mes histoires, il se trouvait inexplicablement tout ce temps à une très grande distance de nous, et le jeu consistait à inventer les explications les plus originelles et incroyables et amusantes et symboliques que possibles, avec, au départ, aucune règle fixe ni aucune intentionnalité, autre que de faire passer le temps.
D'abord je relatai son entraînement physique et spirituel dans les camps de travail les plus durs de la Tombe ; sa jeunesse taillée aux coups des labeurs de forcenés, oblitérée dans la lutte perpétuelle pour le pain et la vie - pendant trois générations –bien évidemment le temps marchait différemment pour lui que pour nous— il n'eut pas dormi, car ne pas veiller aurait voulu dire la mort. Debout tout le temps devant sa machine méphitique, dans les usines tempérées à zéro kelvin, ses mains une frénésie d'activité insignifiante, il lui arrivait des hallucinations plus qu’oniriques, où il se voyait loup méchant et peureux, courir de toutes ses forces dans une forêt neigeuse au milieu d'une meute hydrophobe de loups. Tous crevant la faim, les loups se serraient, se poussaient à aller plus vite à risque de se faire piétiner ou de piétiner son proche, sans qu'il ne soit jamais question de se relever la tête ni de réfléchir un seul instant, et sans qu'un seul loup s'en rendrait compte de la disparition de l’autre. Chacun d'entre eux courait, écrasé contre ses frères et sœurs épouvantables et malignes, chacun se voulant plus épouvantable et malin que ses compères, s’essoufflant à perdre de l'haleine à jamais. Aux côtés des autres bêtes, Sasha se voyait s’emporter dans la neige noire, s’acharner à devancer tous autour au péril de se faire fouler, changer de direction d'un souffle à l'autre avec l’esprit insensé de la meute, ou s'écraser sinon contre les troncs d'arbres apparaissant juste devant lui, dès que le loup le devançant darda à côté, pour se sauver la peau ou alors s'anéantit contre l'arbre immuable et devint neige rose invisible. Dès que la meute s’approchait des grilles qui entouraient la forêt noire, un homme dans une tour gardienne les arroserait à coups de canon à eau, et lancerait des bombes lacrymogènes, et les loups repartiraient dans l’autre sens. Presque tous les autres ouvriers avaient expérimenté ce genre de rêve, qu’ils appelaient néo-féodalité libérale.
Au début de notre passage désertique, quand on était tout juste sorties des plaines voutées, je me rendis compte que j'allais devoir raconter des histoires très très longues, parce qu'Isabelle ne se couchait jamais et les nuages tendaient à perdurer, impitoyables, au dessus de nous. La tâche me semblait insupportablement difficile, comme tout ce qui est répétitif et peu drôle. A cette époque, je m'essayai à l'ennuyer et à la distraire, et à me contenter quand elle se fermait les yeux. Mais même quand j'y parvenais, je me sentais coupable de triche. En guise de réponse à ce sentiment de culpabilité, je me concentrai sur les états intérieurs des personnages impliqués dans les histoires. Je tâchai de donner à tous les acteurs, et surtout aux plus insignifiants, une riche vie meta-psychique, avec pour chacun de ces milliers de milliards d'habitants d'un quelconque monde inventé un monologue intérieur cohérent et individualisé, un comportement et une psychologie correspondant à l'écosystème mental et émotionnel personnel, dévolus naturellement ou bizarrement de ses propres expériences et capacités.
Je décrivais tout en détails torturants, mais dans un style tellement élégant et simple que ça passait, presque. Tout au moins ça faisait passer le temps. Toutefois, un sentiment banal me gênait, le sentiment que quoi que je fasse, moi en tant que conteur et lectrice avais tendance, dans les histoires que je racontais et que j’écoutais, tout comme dans la vraie vie, à oublier tous les gens qui ne tiennent pas de rôle principal. Dans la lecture et dans le monde, il y a partout une petite poignée de personnages importants, et on juge un livre, ou le monde d’ailleurs, par ce qui arrive à ces gens là, en se fichant de tout le reste. Et si une fin heureuse est lotie au héro ça suffit, même si le reste du monde concerné doit subir les pires indignités pour que cela ait pu ressortir. Au mieux on les abaisse ces gens sans noms, sans destins, sans vie, à jouer les victimes qui accomplissent leur sacerdoce en se faisant sauver par un grand blanc fort quand elles s’égarent dans leur grande ignorance sauvage.
Cependant depuis que la charge m’était tombée dessus d’occuper les vides interminables du désert, ce qui m’intéressait c’était justement ces soi disant victimes, quelles étaient leurs conditions de vie, leurs craintes et désirs, leurs luttes personnelles, si elles se disaient heureuses ou pas. Sinon quel intérêt y avait t-il, même à les sauver, s’ils restaient à jamais des personnages cartonnés, qui servent uniquement à être détruits ou sauvés ? Et qu’est ce qui est plus important, celui qui sauve, ou celui qu’il sauve ? Mais encore en dehors de ce dynamique, il y a tous les autres êtres qui peuplent les arrières plans de l’histoire et qui n’en savent rien du fait qu’il y ait une histoire dans laquelle ils ne sont même pas mentionnés.
Parce que ça me semblait naturel, au long de ces contes, toutes les vielles leçons de morale avaient tendance à ressortir, selon lesquelles, les pauvres et les misérables méritaient leur station dans la vie. Le plus bas les personnes dans la société, les plus néfastes les pensées, le plus vil le sort –et juste—qui les attendait. Sasha se trouvait partout au centre de ces chants interminables, épiques, qui seuls étaient capable de tuer l'aspect "à jamais" du noir, tantôt du côté des bons, tantôt de l’autre, parfois un personnage secondaire ou sans importance, d’autres fois le héro ou sinon il servait juste comme une émotion mélancoliques qui s’infiltrait à travers le récit.
Au cours des marches, je me demandais si les seules preuves de l'existence de ce monde ne furent matérielles. Et par conséquence, si mon rôle en tant que poète ne se réduisit à verser du sable par dessus les têtes de vingt milliards d'individus de chaque monde irréel. Par les cours graves et jaunâtres des versements des granules de cette substance littéraire, Isabelle put deviner les grandes lignes des formes des hommes invisibles et les expressions physiques des visages qu'elle ne voyait pas. Elle put discerner les espaces entre les rangs d'hommes qui se remplissaient et s'approfondissaient petit à petit, à la mesure de ma volonté descriptive. Ce n’était pas acceptable qu’elle sache juste comment était le nez ou la bouche d’un homme, mais qu’elle comprenne sa forme comme le sable l’aurait fait. Après j’y revenais creuser dans les émotions et pensées de chacun de ces soldats enterrés du désert.
Je pensai que les détails les plus excessifs pouvaient l’emporter sur le reste. Que tout se trouvait dans ces expressions infimes du pouvoir descriptif. Je donne cet exemple mais c’était comme ça avec tout. Tout. Je passai un passage noire entier à relater le tissage et motif du tapis perse qu'il y avait dans le salon ombrageux de l'arrière grand mère d'un facteur, éloigné lui par six degrés de séparation d'un personnage d’importance secondaire dans une histoire dans une histoire. Je parlai à Sasha de sa conception, et des particularités de son tissage difficile. J’inventai une histoire complète pour ce tapis, mais pas que pour ce tapis. Je faisais ça avec n’importe quoi et pas n’importe quoi.
Il ne suffit pas de décrire toute chose existante, et inexistante, il fallut décrire toute histoire de tout, depuis toutes les perspectives possibles et impossibles, du tout début jusqu’à sa fin.
Et Sasha menait le seul fil conducteur signifiant à travers les ruines infinies de la terre. J'esquissai quelques récits de la rencontre fortuite qu'il avait faite d’un groupe dissident de dévolutionnaires et de prisonniers apolitiques les plus exécrables et violents de toute la société carcérale ; leur pacte de sang et la mise en œuvre d’un plan d’évasion fantasmagorique de la méga-métropole prisonnière. Isabelle voulait toujours réécouter la nouvelle relevant de l’affaire de son escapade lunatique en ballon-fusée hélio-para-strato-dynamique, fabriqué en cachette dans les hauts fourneaux nucléaires Asiatique.
- Sasha a travaillé dans les camps de la Tombe ? demanda t-elle.
- Oui, mais c'était il y a longtemps, tu sais. Après, il s'en est fuit.
- Est ce qu'il a tué ?
- ... Des hommes, tu veux dire ?
- Oui des hommes.
- ... ton frère ?
- Oui, Sasha ...
Je ne sus pas répondre, car elle avait vu son frère tuer plein de gens lors de notre propre évasion de Lefkosie. Mais peut être qu’elle ne savait pas que ça, ce qu’elle a eu le malheur de voir, c’était tuer. De toutes manières, qui n’est pas témoin d'innombrables horreurs avant un certain âge ? Et si elle voulait croire que c’était autre chose que de massacrer quelqu’un, je ne voulus pas lui briser le mythe. Elle n’avait même pas vu l’arrivée d’un bébé dans le monde encore, mais elle en avait vu des départs, précipités tous, d'ailleurs. Tous. Elle était jeune et probablement savait déjà que la totalité de ce qu’elle expérimentait dans cette vie était du normatif, étant donné les conditions aberrantes, mais savait aussi que les conditions elles-mêmes de sa propre existence étaient grotesques.
Parfois elle préparait dans les traits de son visage un masque d’horreur, pour me le révéler quand c'était suffisamment dégueulasse, qui exprimait par sa grimace frelaté, peut être quelque chose du plus vrai en elle, dans le sens de vérité. Dans l’horreur qu’elle témoignait, elle montrait qu’elle voyait bien que le monde ne pourrait pas être fait pour les hommes, et qu’on dirait qu’on est là par erreur, tant notre habitat nous est hostile, tant nous y sommes mal adaptés à toute circonstance que nous abordons. Elle savait mieux que ça encore, peut-être : elle savait que c’est nous qui nous créons cet enfer acharné, morceau par morceau, graine de sable par graine de sable, jusqu’à ce que tout devienne invivable. C’est un travail de deux cent vingt générations qui arrive inlassablement à sa fin inévitable, chaque personne y contribuant la totalité sa vie à la tâche de mener le monde, par toutes ses carrières diverses et contradictoires, mutuellement incompatibles et logiquement opposées, à sa mort. J'imaginais qu'elle avait conscience du fait que personne sur terre ne soit capable de redresser même une infime partie de tout cet abaissement humain.
Savoir tout ça à un âge précoce, ou même, le sentir, sans s’en rendre compte, parce qu’on est trop immature cognitivement parlant, ça doit faire quelque chose dans le cerveau, je crois. Et c’est pour ça qu’elle tire une gueule difforme et vilaine, de temps à autre, parce que le monde, tel quel l’avait expérimenté jusqu’à maintenant, méritait une grande gueule.
Enfin, et pour conclure cette digression, elle s'en était rendue compte que ça vie, aussi dure et impitoyable qu’elle eût été jusqu'à maintenant, avait été relativement facile, par rapport à celle d’un enfant qui vit à la décharge industrielle, par exemple, ou numérique ou biologique, ou dans une clinique humanitaire de traitement expérimentale, ou en Afrique. C’était sa position floue au milieu de tout ça qui faisait peur, autant à elle qu’à moi en son égard. En effet, sa vie était pourrie, mais elle n’avait pas le droit de s’en plaindre, car il y avait dans le monde des gens encore plus misérables, et de loin. Et on s’en servait d'eux uniquement pour montrer l'exemple du pire qui pouvait nous attendre, si on n'obéissait pas.
Tout ça, c’est très difficile à comprendre pour une enfant de son âge, mais comme j’étais plus âgée, je l’oubliais trop souvent et la jugeais coupable de sa propre tristesse. Si elle était complice, ça relevait moins de ma faute. Je ne pouvais même pas lui expliquer les raisons de sa situation existentiellement difficile, car ça l'aurait rendue plus triste encore que de savoir que j’en étais consciente de la misère permanente qu’était sa vie, mais n’y pouvais rien, moi non plus. Dans ma tête, je me disais qu'elle me croyait stupide, juste, et pas malhonnête.
Pour combler le déficit moral, dans mes histoires à la con, je désirai en parler de et analyser, de tous les points de vue concevables chaque pensée, émotion, mouvement et souffle de tous les gens importants et peu importants du monde entier, de leur naissance et enfance jusqu’à leur mort et aussi de leur vie posthume terrestre et céleste, et du vide qui exista si la mort pour eux se résumait en cela. Mais même avec un temps illimité cela aurait été chose difficile à faire, parce que j’avais envie aussi de raconter les mouvements et carrières infinis de chaque particule physique qui aurait existé dans chaque univers que j’inventais.
C’était nécessaire de faire entendre toutes les théories de tous les domaines de la connaissance humaine et inhumaine, portant sur tout, et je me sentant mal à l'aise tant que chaque feuille de platane ou aiguille de sapin fut entièrement décrite, une par une, de chaque arbre de chaque forêt de chaque continent de tous les mondes possibles et impossibles, imaginables et inimaginables, beaux et laids, bons et mauvais, faux et justes, injustes et droits, blancs et noirs, et gris, tout gris. Et après les feuilles, je passais aux troncs et puis aux racines et terres, sols et veines géologiques de partout. Isabelle, pour sa part voulait me faire croire à son air de ne rien comprendre, à part quelques histoires peu crédibles sur le passé qui demeuraient toujours mal défini en dépit des efforts de l'auteur.
Mais j'essayais quand même, si ce ne fut que pour distraire l'audience à ce qu'elle s'endorme, à ce qu'elle quitte brièvement ce monde et entre dans un nouveau, inconnu à tous, à elle.
Autrefois, je racontais des récits farfelus des sommets qu’organisait Sasha avec les trois dirigeants du monde, sommés et assemblés pour résoudre la crise. Il s'acharna tantôt du côté des bons, tantôt opéra louchement du côté des mauvais, parce qu'il fallait savoir manœuvrer des deux pour en arriver à sa fin, bénite des dieux. Isabelle s’intéressa avant tout aux combats d'arts martiaux que menait Sasha contre tous les malfaiteurs administratifs et mauvais fonctionnaires, dans les corridors ténébreux des vastes donjons forts bureaucratiques. Elle pleurait en m’entendant parler de ses petites victoires personnelles et peu glorieuses, ses accablantes défaites publiques et humiliantes. Ses propres crucifixions et celles auxquelles il consignait ses ennemis. Les complots d'assassinats dont il faisait tantôt objet, tantôt génie moteur. Les résolutions concluantes, auxquelles il parvenait à mettre tout le monde d’accord, et les accords complets et satisfaisants, dont personne n'en avaient eu envie d’entendre parler auparavant, qu’il faisait signer à toutes les partie prenantes. Les accords qu’il faisait pleuvoir, qui une bonne fois pour toutes promettaient de marcher, et qui finirent par ravir le monde entier. Le Sasha des contes avait ce don de dompter tout le monde avec son sourire, qui arrondissait ses joues quand il pensait à des bêtises à sortir.
Il réussit là où les centaines de milliers d'autres avaient échoué parce qu'il se comportait honnêtement. Dans la longue histoire de l'Union, c'était une des premières fois que quelqu'un d’officiel essaie cette piste particulière et, admettons le, peu empruntée au quotidien par les gens ordinaires. Son honnêteté fut pris comme novateur, et ses démarches tendaient à choquer avant de convaincre. Lorsque ses interlocuteurs restaient pétrifiés, muets, baillant ou bayant, Sasha disait quelques phrases simples, mettait le stylo entre les doigts presque robotiques des hommes en carton et tout fut résolu, clic clac, encore et encore, quand il fallait, et pas avant, mais juste quand c'était à la fois nécessaire et avantageux.
Les accords contenaient dans leur déferlement éventuel prévu, les semences de leur propre suite glorieuse et paisible. Ce qui garantissait leur réussite c’était le fait qu’ils aient été conçus pour le bien être des hommes et la stabilité du continent, et non pas celui des politiques et celle de la classe dirigeante actuellement en pouvoir.
Plus les résolutions entraînées par les précédentes mèneraient naturellement le monde vers le haut, plus il aurait potentiellement à rechuter après, et donc plus il faudrait veiller sur son progrès, comme des nouveaux parents dans les premiers temps après la naissance de leur premier bébé. Dans la montée, et surtout au premier et unique plateau, il était difficile de discerner la tendance de sa courbe, et de savoir s’il s’agissait plutôt d’un parabole inversé ou d’une équation cubique. Et pour les parents aussi, c'était là le moment critique de s'investir vraiment dans cet enfant, ou de le lâcher, faute de sa propre incapacité de survie.
J'avais tendance à habiller tous ces contes insensés en soierie meta-fabuleuse, imprimée avec des motifs, style Empire des habits neufs. Parfois quand j’allais trop loin, Isabelle me ramenait à l’ordre, et je devais reprendre dans un idiome plus commode.
Les enfants ont tendance à penser que tout de ce qu’il y a autour d’eux, l’est un peu par hasard, et que, s’il y avait eu une intentionnalité quelconque dans les arrangements des choses qui les entourent, si même quelque assemblage d’objets possède un arrangement, selon eux, c’était d’en faire quelque chose qui plaise aux enfants. Sinon tout le reste existe que de par soi-même, et rien n’a d’origine autre qu’eux mêmes et leurs proches, qu’ils connaissent mal, de toute façon.
Tout ne provient de nul part, et tout retourne au vide aussitôt qu’on ne le voit plus.
Malheureusement, ils ont tort, car d’abord rien n’est fait pour les enfants. Et, dans les rares occasions où on l’y pense, c’est uniquement dans l’intention de leur faire du mal. C'est tant pis, mais comme les petits ont une faible capacité de remembrance, ils oublient plus facilement les choses troublantes qu'ils auraient vues et vécues, ainsi que les nombreuses transgressions qu’ils subissent de la part de leurs parents et de la société en générale. Et comme ça on n'a pas à se reprocher les crimes que tout le monde commet contre ces pauvres êtres, nouveaux venus, arrivés sur terre de nul part, chacun réclamant son pain et son confort et ses droits fondamentaux, comme s'il méritait ces choses plus que tous ceux qui ne les auront pas.
Au fur et à mesure l’enfant comprendra que quand il n'est pas satisfait, c'est la vie elle même qui est coupable de cette injustice sans pareille. Mais que quand il est satisfait, il peut se féliciter du beau travail pour lequel lui même est responsable, ce travail qui mérite facilement tout le plaisir de sa satisfaction partielle ou complète.
- Il a fait crucifier des hommes ?
- ... ton frère ?
- Oui, dit-elle impatiemment, Sasha !
- … Ben, il a fait ce qu’il fallait faire, je crois, dans les circonstances.
Elle mit quelque temps à cogiter.
- Est ce que les circonstances peuvent tout justifier ?
- Quelles circonstances ?
- Pourquoi tu ne me réponds jamais, mais tu racontes tout le temps des histoires débiles sur mon frère ?
- … Isabelle, parce que tu sais bien que je ne sais rien d'où il est de plus que toi.
- S'il est mort, qu'est ce que cela veut dire? Qu’il est disparu ?
- Oui, mais il n’est pas disparu.
- Rien ne disparaît, n'est ce pas ?
- C’est exact.
- Ça se transforme, mais rien ne s’arrête complètement d’exister ?
- Je ne sais pas, Isabelle. Arrête de parler de la mort. Ça porte malheur, et Sasha n’est pas mort.
Elle prit son temps à mâcher un cracker zoomorphe. Quand elle l'eut mangé, je la fis descendre de mes épaules et la remis par terre pour qu'elle marche un peu. Elle continua à parler, Comme les squelettes de camions et d’hommes que l’on voit aux abords de notre chemin ?
- Oui, non, il n’est pas comme ça.
- Mais ils sont morts ceux que l’on voit tout de même ?
- Oui, mais un camion ne peut pas mourir, parce que même si c’est cassé, quelqu’un peut le faire marcher, s’il s’y connaît et s’il a les bons outils.
- Alors ils sont immortels.
- Oui, enfin, non, parce qu’ils vont disparaître.
- Ils disparaîtront ?
- Non, ils vont se transformer, je me corrigeai.
- En quoi ?
- Oui peut être, j’essayai. Je n'avais pas entendu sa question. Je voulus répondre sans lui faire répéter ce qu'elle avait dit, mais je finis par me sentir coupable, Pardon, ma belle, peux tu répéter ta question ?
- Mon nom c’est Iiisaaabelle, pas Mabelle, dit elle, en étirant longuement sur les premières syllabes de don propre nom.
- Oui, tu as raison, ma chérie, redis moi ta question.
- En quoi se transformeront ils ?
- Euh, en molécules et atomes, et en particules sous -atomiques, n'est ce pas ?
- Et quand le vent aura emporté tous les morceaux moléculaires et atomiques qui constituèrent naguère ces bêtes et ces êtres, et quand il les aura ramenés à leur point de départ, ces machines et ses hommes s’éveilleront, et marcheront et ramperont de nouveau !
- Tu crois ?
- Dans combien de temps le vent reportera t-il ces mêmes atomes et molécules pour qu’elles re-coexistent ensemble, dans un univers atomiquement et moléculairement identique à celui dans lequel ils sont nés, que ce soit que pour un bref moment, avant que le cours du monde, et de tout, change encore et diverge du fac-similé ?
- Dans mille milliards de générations peut-être ?
- Ça fait combien de nuages, ça ?
- Mille milliards de générations ? Oh ... beaucoup.
- Et dans combien de temps est-ce que nous arriverons à Paphos ?
- Cinquante mille, je répondis.
- Nuages ou générations ?
- Nuages
Ses yeux grandirent. Dans sa tête tournaient les grands chiffres. « Est ce que tu aimes les camions bombardés qu’on voit de temps en temps, et leurs longs barils délabrant ?
- Je ne sais pas, elle réfléchit, on n’en a pas vu depuis les forêts.
- Si, on a vu deux avant le dernier nuage
- Non, je n’ai rien vu, moi.
- Ah, alors tu dormais, je croyais que tu avais les yeux ouverts ... Oh arrête de pleurer, Isabelle, c’est pas grave, on en verra d’autres camions. Isabelle, je t'en prie, non, arrête, ma petite. Tu ne seras pas plus heureuse pour ces larmes de crocodiles tu sais !
Elle cria de plus fort.
- S'il te plaît mademoiselle Isabelle, sois gentille et cesse de faire ta malheureuse.
Je lui laissai le temps de s'arranger un petit peu.
- La prochaine fois qu’on voit quelqu’un vendre de la glace, je te promets que je t’en offrirai une, d’accord ?
Elle s’essuya le sable qui coulait de ses joues, d’accord.
-Tu ne vas pas pleurer ?
Elle secoua la tête et on reprit notre chemin.
Petit à petit, les contours et les détails topographiques des Troödos de définissaient dans la distance meridioccidentale. Nous ne pûmes bouger que sous le soleil accablant, car il ne servait à rien d’errer dans le désert, encombrées par les ténèbres. Lors des nuages, pour la plupart, Isabelle et Parpija arrivaient à dormir de temps en temps, mais moi, plus du tout. Je gardais mes yeux ouverts et regardais pendant des temps indéterminés. L’espace, ou plutôt le vide, devant moi ressemblait en tout à ceux à l'arrière, à ce qu'ils se réunirent et que je voie en sphéroïdale.
(à remettre plus tard, marcher dans le chapitre…. dans le désert ne sachant pas pourquoi c’est important que nous ayons de réponse, ou au moins de question à poser la dessus.)
J’avais l’impression de vivre toute une vie interminable, à chaque fois qu’un nuage passait au dessus de nous. Je ne sais pas comment Isabelle et Parpija subissaient ces périodes sombres. Ça durait comme on a du mal à imaginer, même moi, qui l’ai vécu toutes ces fois. Rien ne changeait ni interrompait la chimère charbonnée qui s'installait sur toute la vallée de la mort. On ne risquait pas de faire luire de la lumière, qui aurait été la seule visible pour des dizaines de kilomètres autour, d'attirer ainsi l’attention des vautours et des mortiers. Des fois, Isabelle se réveillait avant l’arrivée du soleil et se mettait à pleurer. Je faisais ce que je pouvais, lors, pour la consoler. Avec ces rugissements endeuillant les airs noirs, je me mettais à son côté, me déplaçant en restant accroupie. Je me trémoussais vers elle sous ma tunique, et rien qu’en sachant que j’étais là à ses côtés, comme elle, me faisant aussi petite que possible en boule fœtale, elle semblait tranquillisée.
Des fois, je commençais une histoire dans le noir, et la finissait lors d’une marche, ou l’inverse. J’en avais commencé une, juste avant l’arrivée de l’arrière d’un nuage. Au milieu de mon récit, l’arrière garde de la ligne, tellement longue qu'on ne voyait pas sa courbe, arriva et nous dépassa haut au dessus. Nous nous ramassions et partions sans que je ne m’interrompe. Quand je terminais une histoire avant qu’elle s’endorme, je reprenais un petit fil de la précédente pour en commencer une nouvelle, ou je fabriquais une autre d’une nouvelle tissure.
« La bande non-occupée, qui découpait l'île, en hachant même la capitale en deux parts inégales, avait éclaté.
- Mais, exclama t-elle, c’est tout récent ça, je ne veux pas entendre parler de ça, raconte moi une histoire des anciens temps.
- Chut, sois polie, je t’en prie, Isabelle. Est-ce que Parpija a envie d’entendre une histoire des temps récents ?
Elle secoua la tête, sans demander à la poupée.
Je recommençai, essayant d'esquisser ma parole, en glissant soigneusement la suite de l’histoire, telle que je la connaissait, « Longtemps avant, avant même la faille, ils avaient laissé ce petit espace entre les deux frontières vide.
- Quand est ce qu'ils l’ont divisée, la Chypre ?
- Personne ne sait quand ils l’ont divisée.
- Pourquoi ?
- Pourquoi on ne sait pas ?
- Non ! Pourquoi ils l’ont divisée ?
- Oh qui sait ? Pour des questions d’hommes, je suppose.
- C’est quoi ?
- Les questions d’hommes ? je demandai naïvement.
- Oui
- Tu te rappelles de ces fois où ils nous ont tiré dessus ? Avec les mortiers et les canons- mitrailleurs lourds, qui faisaient tout ce bruit d’ogre, et le lance-grenade qu’on leur a pris ?
- Oui
- Ben, c’est ça des questions d’homme. Écoute, maintenant l’histoire.
Je laissai passer un souffle. En campagne, la bande prit la forme de terrain étroitement délimité, ou de ruban de champs, délaissé entre deux grilles barbelés. En ville, elle laissa la place à une petite rue, suffoquée par la poussière, entre deux rangées de maisons gâchées et de petits immeubles en béton, s'écroulant au-dessus des commerces vides. Tous saccagés au fil des générations par le temps ainsi que par les sans-abri. La rue fut choisie comme ligne de démarcation pour une raison quelconque je suppose. Les boulevards qui la traversaient furent bouchée depuis tout le temps pars un mur de tonneaux épais de dix-neuf barils et haut de soixante-treize barils. Si on était monté dans un montgolfière, d'en haut on aurait vu, comme sur une carte, la division politique de l'île, qui se faisait remarquée par ce petit changement de couleur : dans le paysage le vert des herbes plus vif, en ville le gris de civilisation plus évident avec des grosses tâches noirs aux intersections des boulevards d'autrefois avec la rue qu’on a choisie pour en faire une démarcation géo-politique.
Sasha et moi, grimpions la douce courbe sablée d’une grosse dune, je lui tins bien la main pour peur qu’elle ne perde ses pieds dans les sables mouvementés.
Je continuai, La bande non-occupée suivait les contours de l'île, traversant la contrée d'une rive à l'autre comme un ruisseau l'aurait fait, s'il eut été psychotiquement déterminé lors de son passage de causer autant de dégâts et de souffrances humains que possible. Les aéroports et les ports coupés en deux, les terrains agricoles et les mines rendus inféconds à cause des sanctions et des incompétences locales et étrangères. »
Plus on montait, plus la pente devenait raide, mais dans pas longtemps nous arrivâmes en haut et pûmes voir de l’autre côté. Pour tout cet effort, on n’avait pas gagné un champ de vision très élargi. Cependant, il n’y avait rien de plus haut dans la vallée déserte, et l’échine de notre dune courait du nord vers l’ouest et devait nous amener plus ou moins directement aux pieds des Troödos. On prit un moment pour respirer et pour regarder autour, cherchant une émotion pour aller avec le paysage triste et beau devant nous.
- La division était un courant d’eau alors ?
- Non, pas exactement.
- Tu te rappelles du chemin qu’on empruntait pour aller à la piscine ?
- Oui ?
- Le sentier ombrageux qui suivait le petit ruisseau ?, dit-elle sur ce ton d’enfant qui ponctue la fin de chaque clause avec un point d’interrogation, et qui termine ainsi toutes ses phrases en posant une question, à laquelle ils s’attendent impatiemment une réponse affirmative, « On grimpait sur les rebords de la rivière ? qui était à moitié desséchée ? et les roseaux nous recouvraient, et on jouaient avec les grenouilles ? dans l’ombre douce que nous offrait les arbres aux bords de l’étang ? Tu te rappelles ?
- On a joué avec des grenouilles ? je la questionnai, l’air faussement étonnée.
- Mais, tu sais bien, elle me dit, en aggravant sa voix en mélopsychodrame enfantin.
- Ah oui, je me rappelle maintenant, je m’excitai, on s’était déguisée en lionesses pour leur faire peur !
- Mais oui, et elles se sont toutes enfuies quand elles nous ont vus.
- Oui, parce que Sasha n’avait pas pu s’empêcher de rugir comme un fou ? je m'élevai la voix,
- Et puis il a sauté sur le dos d’un, elle mima en atterrissant à quatre pattes par terre. La grenouille avait décollé de peur, comme un feu d’artifice. Sasha essayait d’empoigner la peau verte lubrifié de l’animal, mais il tomba d’en haut de l’arc parabolique qu’ils traçaient en l’air ensemble. Tellement drôle, elle rigola, la tête de la grenouille.
- Mais heureusement que … attends moi là, lui dis je, la renversant brusquement dans les sables derrière la dune sur laquelle on s’était perchées. Elle fit une série de soubresauts en arrière, finissant les jambes en l’air et sa tête planquée dans les sables ;
- Eh ! C’est pas drôle ! elle cria. Maintenant j’ai plein de sables dans la bouche ! Elle se mit à pleurer.
- Chut Isabelle !
- Je vais te maudire parr la … Sa voix fut emportée par la distance que j’avais mise entre nous déjà.
J’avais laissé tomber le sac d’explosifs et le lance grenade. Je mis la mitraillette en dessous de la tunique et courus en silence derrière la cime, pour atteindre un sommet adjacent. Je tombai avec l’œil au viseur, encadrant son image atténuée. L’ombre blanche de sa figure, flottant parmi des sables pourpres et jaunes, fit la moitié de la taille du pic métallique du réticule. Je le jugeai à un kilomètre et demi de nous. Sa tête décolorée me regardait toujours. Il persistait à avancer vers moi. Il voyait bien pour un spectre.
Du côté droit de mon champ de vision, j’épiai les minces lignes courantes de la forme dorée, presque invisible, d’Isabelle. Dès qu’elle m’eut vue atteindre ma perche, elle fut partie en courant, se tenant instinctivement à l’égard de ma lignée de visée. Je voulus qu’elle n’y aille pas. Mon cœur se battait contre l'intervalle de ses pieds, frustré.
Le terroriste ne l’avait pas vue, ou ne faisait pas attention, parce qu’il me fixait, aussi bien que moi lui. S’il se savait visé, il s’en foutait. Je continuai de scanner tous les terrains autour jusqu'à l’horizon, au cas où nous fûmes tombées dans un grand piège, comme deux oryx gazelles. Mais je ne vis rien, même pas de manteau d’invisibilité dont s’en servent les chasseurs de primes pour se dissimuler. Je ne distinguais à peine les fétus plastiques qui l’habillaient des airs poudreux, brûlés, habités par les sables trempés et méchants.
La curiosité d’Isabelle l’emporta. Il y eut marre. Je me sentis coupable de la perte de son innocence, sans qu’elle ne soit récompensée par quelque chose de valeur égale, genre la sagesse, la paix intérieure, la paix extérieure.
Je me mis à penser que, d’un point de vue, on pouvait imaginer que dans la chaîne de Kyrenie, au moins, on avait brièvement expérimenté une tranquillité pour la première fois depuis très longtemps. Cette accalmie dangereuse et factice nous eut accompagné jusqu’aux plaines. En courant dans les cimes, on s’était cachés parmi les ombres que jetaient les sommets. Je me souvins du paysage planiforme qui commençait à se défouler au bas des falaises de l'île qui nous séparait de Paphos. L’île, telle qu’on l’avait rêvée, mais vide. Des hauteurs des Kyrénie on put voir les rares indices témoignant encore de la ligne de démarcation. On s'approchait d'elle, ayant pris un chemin pour le moins indirect.
Après la déchéance du mur beaucoup de choses avaient changé. Ce que c'était qu’une vie avant les choses que l'on a tous vécues, pour nous qui fîmes la guerre ou pour ceux qui la font encore, c’est douloureux d'imaginer en quoi consisteraient ces changements. Le monde avait recommencé avec la bavure, le monde fut re-né dans le sang. Pourquoi revenir en arrière dans les souvenirs, quand la comparaison serait malheureuse ?
Quand Isabelle fit réunir les aïeux au comité inter-tribunal religio-juridique pour annoncer la volonté de Parpija que nous partions vers l'Ouest, elle maitrisait encore mal le langage. On l'écouta quand même à cause de sa franchise. Pas longtemps après, nous fumes partis, d'abord vers l'est, et après vers le nord, en passant par les montagnes au nord ouest. Les aïeux nous eurent conseillé ce chemin, et ainsi on eut pu éviter les champs de mines antipersonnel, gravées dans le sol pour quatorze kilomètres autour, à l’ouest de Léfkosie.
C’est pourquoi on eut à se frayer un chemin ensanglanté, entre forces quasi-gouvernementales, "quagous”, et les forces anti-quasi-gouvernent, (AQG), et les autres acteurs clé dans la région, telle l'armée royale Britannique de sa majesté, et Onu, cet être blanc et bizarre. Tous, à part Onu, le grand prêtre de la frontière, qui est là depuis tout le temps, s’étant apparus aussitôt que les premiers mentionnés, de nul part, dès que la frontière se fut écroulée. Naturellement ce que ces soldats de fortune, ces tueurs à gages, ces cobayes du nouvel art de guerre, les guérillos de tous les côtés, ce qu'ils manquaient en autorité, ils compensaient en bassesse. Pas un crime contre l'humanité ne soit pas exercé contre chaque ethnie, peuple, race, genre, orientation sexuelle, profession, religion, sexe, persuasion, volonté, esprit, et moralité présent et impliqué aux faits dévoluants de l'éclatement général des codes socio-juridiques, qu'eut entraîné la disparition de la frontière.
Chacun d'entre nous s'y fut baigné dans le sang, si on s'en fut sorti de ce ravage humanitaire. On aimerait ne pas pouvoir savoir plein de choses. Ce n’est pas le privilège de les avoir oublié, mais de ne pas avoir le droit, voire l'obligation, de les savoir. La descente en chaos ne prit pas beaucoup de temps, ce qui nous enseigna à l'époque que nous n'avions pas eu loin à tomber pour se casser la crâne contre le fond. Les sages et les aïeux se réunirent pour commenter le fait que ça allait vite, depuis un certain moment. Ils eurent à peine le temps de le dire. Avant que nous le sachions, nous nous retrouvâmes au rez-de-chaussée de l'humanité. Certains d'entre nous virent ou tombèrent aux plus bas des sous -sols, dépendant du plaisir que nous avions cherché et pris à faire du mal à nos confrères humains.
La période des premières guerres civiles et soulèvements et coups est une de celles dont on aurait aimé ne pas en avoir été capable de connaître le moindre détail.
Après ceux qui ont été les premiers à faire épreuve de la condition de la ligne, ils ont commencé à faire tomber les gris barbelés et les barils. Et les régiments de mort apparurent pour nous rappeler que rien n’est sans opposition dans ce monde, même pas le mouvement incontestable d’un peuple qui veut retourner chez eux. Et aussi pour nous instruire que notre pire ennemi est toujours déjà présent en nous mêmes.
Isabelle est née autour de l'occurrence de la chute du mur. Certains disent qu'elle est née au moment même de l'éclatement. Elle est née pour symboliser tout ça. C'est pourquoi elle demeure fictive.
On ne savait rien d'avant la faille, mais on savait que la division y datait, et encore. Et puis elle disparut dans une nuée brillante de haines et d'espoirs. Dans les montagnes, Léfkosie nous avait semblé bien loin en arrière, déjà une ruine dans nos souvenirs, bien qu'elle nous eût tous bercés. Elle ne servait plus que de terrain d’assauts simulés et de cible de frappes aériennes d’entraînement, pour les rebelles et pour les quagous et pour les autres. Les fronts de guerres s'étaient longuement éparpillés à travers le pays. Les vraies guerres purent se trouver au cœur et dans l’esprit de chacun. Tout le monde eut sa propre responsabilité d’agir dans la légitime défense de l’homme innocent, et d’éradiquer de cette terre l’ennemi de ce dernier. Ces lâches qui n’ont pas pris partie sur le champ furent tous descendus dans la rue, comme des rejetons d'un peuple racialement déficient. Ceux qui n’appartiennent pas à un camp ou à l’autre, sont traités d’ennemis de tous.
À part les restes pourries des régiments et des pelotons des quelques armées régulières, la terre ne soutenait l'existence de l'homme. Et ça, c'était avant que nous arrivâmes au désert. On ne croisait ni hameau, ni populace sauvage, ni presque aucune foulée de cultivassions de la terre ou d'élevage, aucune indication d'une activité industrielle quelconque. La vérité c'est qu'à l'époque, nous n'avions jamais eu la moindre idée d'industrie, alors on ne savait pas que tout cela manquait de ce côté autant que du notre.
Ceux qui ont réussi à traverser la ligne où naguère fut la frontière, et qui furent parvenus à revenir, nous eurent fait comprendre très vite que c'était presque pire de l'autre côté. Déjà à cause des mines antipersonnel qui nous attendaient partout, mais plus parce que les dégâts étaient intentionnels. Ils avaient choisi de pourrir leur coin de la terre.
Avant la chute du mur, avant la naissance d'Isabelle, c'était facile à croire, que c'était uniquement à l'Est de Chypre, que les choses allaient si mal, d'abord parce que personne aurait eu un pouvoir d'imagination assez créateur pour concevoir l'état actuel des choses à l'ouest. Après sa chute, on se dit que peut être ce n'était pas pour nous priver de l'occident que l'on avait érigé le mur, mais pour nous protéger de lui.
Ils avaient fait tout ça volontairement, et avec un sentiment consciemment hautain et méprisant de supériorité envers nous, qui vivions sous le joug imposé de l'illégalité si longtemps. Ceux qui revenaient et qui réussissaient à comprendre quelque chose de l'autre côtés, furent plus dégoutés que rien d'autre, comme l'enfant qui jouit enfin d'un jouet jalousement gardé par son frère, mais le possède qu'après sa démolition complète, en raison de la pure méchanceté de l'autre.
Tout vestige de civilisation semblait démonté et balayée. Tout prétendait un retour à la nature presque accompli. Dans les plaines forestières avant le désert, on ne voyait plus que quelques âmes errantes et les soldats zombie qu'on épiait de loin, et qui veillaient sur leurs champs ombrés, riches en mines et en ordonnances. Ils s'occupaient à s'envoyer des obus faits maison, entre les nuages passants, ou une rare missile, précieusement gardée des anciens temps. Quand ces êtres morts exhaussaient leurs munitions, ils partirent errer jusqu’à ce qu’ils tuent quelqu’un qui en avaient. Ils n'avaient pas d'armes lourdes ceux qu’on voyait, pas comme les grands nous avaient expliqué que l'on en avait eu avant, pendant la brume.
En quelque temps, sa forme transparente dans mon viseur ne fut qu'à mille quatre cents mètres, et avançait sur moi. La pouce glissa l’aiguillon de la sûreté à semi-automatique. Je ne voyais plus Isabelle, ni rien d’autre dans le secteur périphérique.
L'homme inséra doucement sa main en dessous de son poncho, j'inclinai le baril de deux virgule trois degrés et tira sept coups. La première balle lui enleva l'épaule et le bras droite avec. Et la deuxième trouva sa tête, et les cinq autres passèrent au même endroit, mais dans le vide ensanglanté, et explosèrent vingt mètres derrière.
Isabelle avait était proche du monsieur, et lorsqu’elle revint, je vis de près que sa tunique avait été piquetée par les globules de sangs irradiés.
- Regarde, fit-je, t’es toute ensanglantée. Pourquoi es tu allée te salir ainsi ?
- Je suis guerrière; rrrr, elle grimaça, mignonne.
- Tu voulais voir de près, c’est ça ? D’accord, tu portes les armes. On y va maintenant.
- Oui , d’accord.
Elle sauta à ses pieds, et enfila les bandoulières. Le lance-grenades était plus grand qu’elle. Je le lui attachai à son sac, derrière la nuque. Elle répéta plusieurs fois les gestes les plus efficaces pour le descendre et pour le charger efficacement, en vue de bien viser son objectif et surtout de l'atteindre au premier coup. Je lui appris comment encadrer sa cible, selon ses mouvements quand il bougeait, et à toucher une cible bien cachée derrière des murs ou autres obstacles, et à quelle distance, et les possibles défenses qu’il pourrait faire valoir dans une situation de combat.
J'enfilai la courroie de mon kalach, la déesse alla dans le sac à dos avec nos maigres provisions et les munitions légères. On repartit. Une fourmi, on aurait dit, à voir Isabelle porter le gros sac avec le baton et le baril des armes en antennes probatrices.
Je recommençai pour faire oublier, « Bon alors, tu écoutes l’histoires. Quand ils franchirent la frontière pour la première fois, ils atteignirent le cœur d'un désir transmis, ainsi que la chanson des générations qu'on apprend quand on est encore bébé.
- Tu l’as déjà racontée celle ci !
- Laquelle ?
- Celle que tu es en train de redire.
- D’accord, tu veux une histoire très ancienne ?
- D’avant la chute ?
- Oui ça commence avant la chute.
- C’était quand ?
- Tu sais bien que ça date de dix-huit générations pour toi et trente pour moi. Tu écoutes un petit peu maintenant ? Bon, où en étais-je ?
- Tu n’avais pas encore commencé.
Je la fixai gentillement pour la reprocher et l’encourager en même temps. Je me remis en marche, avec les yeux vers l’horizon occidental et la grande montagne. On était chacune d’un côté de l’échine de la dune, et on allait suivre le vertex de son dos jusqu’aux pieds de la masse des Troödos.






Chapitre six




« On nous dit que, pendant la troisième génération, le feu des armes lourdes est venu de la Syrie jusqu'à Leukosie. Et qu'on pouvait voir la terre d'Egypte brûler, même à travers la Brume Noire, si épaisse encore à cette époque là. D'autres disent que, le grand feu datait plutôt de la première génération, car la coïncidence de la chute et du feu serait logique. Peut être qu'ils ont raison, mais les autres pensent que la Brume pendant la première génération fut trop épaisse pour permettre à une telle lumière de pénétrer et arriver jusqu'à Chypre, bien qu'ils n’aient jamais vu ni la lumière ni la brume dont ils parlent. En toute probabilité ils ont raison.
Pourtant ils sont tous d'accord, que toute la côte méditerranéenne fut visible et a rougeouyé pendant longtemps à une certaine époque après, ou en même temps que, la chute. De la côte est de l'île, ils virent la tracée des continents, entourant le bassin, devient jaune puis rouge et puis noir encore comme tout le reste.
D'après la chanson qu'on nous chantait, les rois de ces pays s'étaient pris la tête pour une histoire de femme, une noire très séduisante avec des longues jambes. Elle fut née la fille princesse d'un monarque oriental, et elle se fit remarquée par son intelligence subtile, sa beauté pure et sa force, disait on sur-naturelle, à un âge très précoce. Elle voyagea partout et connut beaucoup de monde, étant l'hôte préférée de tous les royaumes qu'elle visitait. Par la justesse de son intelligence et par sa fidélité parfaite, elle devint au fil du temps la conseillère principale de tous concernés, et sans qu'ils s'en aperçoivent, ils devinrent tous à la fois amoureux d’elle et dépendants de ses conseils.
En plus de la sagacité de ses paroles, elle possédait une capacité étonnante de prévision. Tout de ce qu’elle recommandait de faire, et que les régents accomplissaient en obéissance parfaite, se montra aussi judicieux que fortuné, par le suivant.
Leurs économies, bondissant, affichaient les résultats qu'elle prévoyait et tout se passait comme elle le prédisait. On se battait pour l’honneur de l’accueillir, et quand elle acceptait l’invitation, on la fit venir à coûts sur-exorbitants, rien que pour lui montrer notre dévotion humble. Et puisqu’elle ne savait point dire non, elle passa quatre générations à parcourir le globe, à souffler les mots justes dans les oreilles les plus susceptibles de les entendre.
Les villes qui la recevaient, en pompe prodigue, faisaient monter, pour ces occasions rares et splendides, des longues processions où elle présidait en Reine majestueuse. Les villes entières semblaient à la fois participer et assister aux fêtes qu’elles concevaient et mettaient en œuvre, dans une hâte inspirée. Partout où elle voyagea, tout le monde insistait à l’apercevoir. Plus que rien d’autre, il fallut que les gens la contemple avec leurs propres yeux.
Si l'agenda de la princesse se trouvait particulièrement rempli, lors d’un de ces interminables voyages, et si elle était contrainte à raccourcir un petit peu le parcours du défilé prévu dans les rues mirobolantes des villes du pays, il n’était pas rare de voir ses citoyens se révolter en masse, et bouleverser le gouvernement, brandissant les slogans en faveur d’un nouvel ordre et d’une nouvelle apparition de la princesse noire.
Par ses longs voyages, elle donna naissance à nombre d'enfants et ces jeunes devinrent tous les bien-aimées des pays où ils naquirent. Au fil des années, par les mérites de leur caractère et par la ténacité avec laquelle ils s'appliquaient aux tâches qui étaient les leurs, ils décrochèrent tous les meilleurs postes de leurs villes natales, et entrèrent facilement aux gouvernements locaux, puis régionaux et nationaux. Leur éloquence les porta tous très loin, et qui plus est, chacun d'entre eux se montra aussi honnête, fidèle, intelligent, et lucide que leur mère.
Au fil du temps, ces jeunes dynamiques bâtirent ensemble un ordre toujours plus juste, toujours plus raisonnable, plus efficace et dépourvu de défauts, et ils finirent par créer une utopie, se réunissant tous sur un accord final et parfait sur la répartition des biens infinis de la terre et de l'espace ... une région au-delà de la terre, je rajoutai pour prévenir sa question éventuelle.
« Et par leur ingéniosité et leur industrie et la sagesse qu’ils avaient, ils donnèrent naissance à l'ère des dieux. La stabilité sociale omniprésente et la satisfaction complète de tout membre de toute société de la terre furent reconnues comme le résultat subtil de deux générations de réflexion approfondie et de travail coordonné, guidés par la princesse noire de l’orient, qui eut su les mener à orienter le monde dans la bonne voie de prospérité et de la paix éternelle.
Il y fut un moment mondial, au milieu de cet épanouissement de bénédictions nouvelles et sans fin, où tout le monde ensemble s'agenouilla devant la princesse, qui apparut devant chaque citoyen du monde entier en même temps, et chacun dit une prière de gratitude, à elle et à ses enfants, car ils étaient tous devenus dieux à cause d'eux.
Après, avec l’heureux consentement du peuple, la princesse s'érigea en monarque suprême de facto de la terre. On la fit super-déesse, toute puissante, la mettant au-dessus de Marmija et on construit des temples aux quatre coins du monde en son honneur. On venait l'honorer en chars, dans un défilé global perpétuel. Par son sang infini qu'on buvait, on était devenus immortels nous aussi.
La princesse vécut onze générations, et pendants tout ce temps, on l'adora. Tout le monde avait de tout, mais l'avait avec, en prime, la sûreté que chacun et tous en auraient pendant toute leur vie, et que tous leurs arrières arrières arrières petit fils en auraient de tout aussi, ad infinitum. Tout le monde vivait avec cette certitude, pendant des générations entières. Ils buvaient son sang magnifique et parfait et il leur donna vie éternelle.
Je réspirai. Tu n’as pas un peu d’eau s’il te plaît Isabelle ?
- Non, c’est ma bouteille !
- D’accord … Et puis, grand malheur, pendant son onzième génération d'existence sur terre, ou, à la naissance de la quinzième, selon les chronographes, elle disparut.
- Rien ne disparaît, elle m'interrompit.
- Tu as peut être raison, ma petite philosophe. Mais, tout de même, elle ne fut plus parmi les gens du monde !
- Oui, mais ce n'est pas tout à fait la même chose, parce que tout le monde sait que les choses qu'on a perdues, n'ont pas disparu pour autant !
- Non, c'est vrai. Mais on ne la trouva plus. Comment tu peux expliquer ça ?
- Je ne sais pas.
- Moi non plus, écoute maintenant.
Au début les rumeurs courraient qu’elle était tombée malade, où que quelqu’un l’avait dérobée. Mais on, la masse des gens, je veux dire, ne voulait pas admettre qu'un tel crime puisse se produire dans la société divine. Mais comment expliquer qu'elle ne se montra plus ! On chercha partout et ne la retrouva pas. On n'arrivait pas à croire que la déesse suprême de toute la terre, d'un moment, à l'autre : pouf ! Comme ça !
On commença à se demander si les réserves de son sang magnifique et parfait, qu'on s'était faites avant sa disparition allaient durer jusqu'à ce qu'elle revienne. Au début de cette longue crise, les princes héritiers de sa royaume se montrèrent stoïques ; résolus dans leur détermination motivée de la retrouver et de la remettre à sa place à la tête de la planète. Ils passèrent une génération à parcourir les quatre coins du monde à sa poursuite.
Chaque millimètre cube des eaux, et des terres connues et inconnues fut passé au microscope éléctron afin de lui saisir la moindre trace, encrée quelque part dans les sables, ou les boues, ou les roches. On n'avait plus de son sang magnifique et parfait. Les infidèles dirent qu'elle nous avait abandonnés. Les fous qu'elle allait revenir.
Durant la longue première génération de crise, milles ragots se mélangèrent avec une médisance permanente entourant son éventuelle existence, son état de santé, et où, nom d’un chien, où est ce que l’on pourrait la trouver. Les prières ne furent jamais aussi éloquentes, les imprécations jamais aussi sincères, les apologies, les excuses ne plus honnêtes et justes, les larmes versées jamais aussi besogneuses. Les processions continuaient à s'accroître en son honneur. Nous venions de toute contrée jusqu'aux grandes villes lui offrir en sacrifice la fine fleur de tout de ce que nous comptions de plus cher de nos biens. Parce que la déesse ne semblait jamais satisfaite de nos offrandes, chacun finit par tout lui donner, laissant aux temples sanguinaires des amas d'argent, de métaux et pierres précieux.
On orchestra un défilement permanent et inébranlable pour lui dire avec toutes nos forces "Regardez nous ! On est là pour vous, on est là à cause de vous, vous nous avez créés en votre image parfaite, imparfaits que nous soyons, chacun et tous, nous sommes vos enfants, bercez nous ! Bercez nous ! Nous crevons sans vous. Ne nous voyez vous pas ? Où êtes vous ? Nous crevons la faim, donnez nous de votre sang ! Donnez nous votre sang ! Où êtes vous dans notre moment de besoin ?
Ils criaient, leur voix leur trompa. Ils redevenaient mortels. « Où êtes vous quand nous crevons la faim ? Quand ils nous tuent parce qu’ils ne puissent pas nous nourrir ? Quand ils nous tuent parce que nous crevons la faim ? Où êtes vous allée ? Bercez nous ! Bercez nous !
Finalement, le stoïcisme et la résolution des princes s’inclinèrent devant la certitude grandissante qu’elle fut disparue. Lorsque le désespoir de la retrouver s’installa, ils commencèrent à se récriminer mutuellement de son enlèvement, de l’avoir tuée pour boire le sang de ses veines. Ils se déclarèrent chacun roi-suprême de la terre, mais chacun ne fut en réalité qu’un petit dictateur local, possédant d’un tout petit pouvoir dont, du début à la fin, on put voir toute l’étendue de sa courbe fléchir jusqu’à ce qu’il disparaisse, dans une distance visible. Un mauvais coup de sand, tiré trop fort, quand on aurait prit le neuf et le laissé faire son boulot. Mais non. Chacun voulait montrer sa puissance, plutôt que de tirer un bon coup conservateur qui approche la balle du trou. En tant que spectateur, on ne prit pas de plaisir en regardant leurs balles déontologiques décoller en plein virage, pour finir très vite dans l'étang à côté du tee box. Plouf !
Dans la dégringolade de chacun, tantôt spectaculaire, tantôt ennuyante par sa longévité, rien ne fut remarquable. On ne connaît aucun nom d'un roi de cette époque. Tous aussi pauvres et énervés que misérables et impuissants, ça fit peine. Le monde s'écroula progressivement, en petites pièces digitales, de fond en comble.
Sans la main douce de leur mère, qui les avait auparavant bridés sous sa sagesse flexible, ils coururent déchaînés, enragés dans leur stupidité aveuglée. Ils se déchiquetèrent, s’étripant sous prétexte de libérer l'archi-déesse, qu’ils imaginaient ou prétendaient cachée au fond d’une mine prisonnière à trente kilomètres de la surface de la terre, quelque part dans le territoire de l'autre. Quand un d'entre eux se montrait hésitant aux fouilles, on disait qu’il la cachait. Les autres envahissaient et démantelaient les manteaux terrestres et aquifères de son pays dans l'optique de la retrouver, ou de prouver une bonne fois pour toute qu'elle ne s'y trouvait pas. Les terres devinrent infécondes, car ils avaient fracturé les grands axes du globe, mais encore on ne la trouva pas.
Les parents et grand-parents de ces princes n’y purent rien, et se virent incriminés à leur tour et embrasés aussitôt dans la guerre. La dominance d’aucun d’entre les fils ne fut assez éminente pour prévenir la guérilla totale qui consommerait une génération entière des dieux. Quand ils allaient se tuer tous, l'astéroïde tomba et arrêta le monde, parce que Marmija s’était fâchée avec nous, pour nos infâmes bêtises.
Toutefois, l’arrêt du monde ...
- Qu’est ce que c’est que l’arrêt du monde ? Elle m’interrompit.
- Comment t’expliquer ... ?
- Tu ne sais pas ?
- Non, et, en plus, je ne vois pas comment t’expliquer.
- M’expliquer quoi ?
- Comment c’était avant.
- Déjà je ne sais pas comment les choses sont maintenant.
- Tu veux dire avec le monde ?
- Avec tout, oui. Avec moi.
- Avec toi ? Tu veux dire …
- Je ne me comprends pas. Est ce que c’est grave ?
- …
- Est ce que la fin du désert est loin encore ?
- Non, elle arrive, je te promets.
- Vraiment ?
- Oui, je te promets.
- Mais pourquoi on est là ?
- Pourquoi tu demandes ça, Isabelle ?
- Est ce que ça sert à quelque chose, qu'on soit là en train de crever au milieu d'un désert symbolique, pour aucune raison apparente ?
- Qu'est ce que tu as, ma belle ?
- Tu ne me réponds jamais !
- On n’est pas les seules, tu sais, à crever bêtement, perdues dans un terrain vague et ensablé, immonde, et ça ne serait pas la première fois que tout le monde s’en batte les rats de trois victimes innocentes qui perdent la vie pour rien, et qu'en plus qu'on les récrimine leur propre disparition. Tu crois que les autres gens se posent toute sorte de question sur la raison de leur propre existence ? Non, ils crèvent où ils survivent d’une manière ou d’une autre, en trichant, ou en se sacrifiant la dignité, ou n’importe comment, mais ils arrivent à perdurer quand même sans se demander ni demander à personne si cela vaut le coup ou pas ! Non, mais tu te prends pour qui ?
- Encore avec tes questions !
Je me rejouai les dernières paroles dans ma tête.
- Je sais. Pardon, Isabelle. Mais, sois raisonnable. Je ne sais pas pourquoi nous sommes là. Je te suis. Tu le sais aussi bien que moi.
- Ce n'est pas vrai.
- Si Isabelle, tu sais très bien que c'est toi qui as dit que Parpija t'avait dit qu'il fallait que toi et Sasha et moi, que nous aillions avec elle tous ensemble ! Et c'est toi qui as insisté sur le fait que les choses que t'avais entendues venaient bien de Parpija et de personne ni de rien d'autre, même pas d'un esprit subtil de singe, caché dans les petites verdures d'une forêt de bananiers sentimentale.
- Non, je ne l'ai jamais fait. Tu mens. Je n'ai pas dit ça !
- Si, tu l'as juré, devant les aïeux.
- Non, je ne l'ai pas fait !
- Oh ! Tu as juré devant les aïeux et tu démens ce que t'as juré ! Impie ! Quelle impiété ! Je dis, l’air choquée.
- Non, je n'ai jamais rien juré.
- Alors tu as inventé toutes ses histoires du voyage nostalgique de Parpija ? Tu as tout inventé ? Tu n’as jamais rien entendu du tout ? Et maintenant que personne peut nous en sortir de cet abîme, même pas Sasha, c'est maintenant que tu choisis de dire que Parpija ne t’a jamais rien dit. Bravo, Isabelle ! C’est cela que tu veux me dire ? Je souris gentillement.
- Non, elle hurla, je n’ai jamais rien entendu, ni dit à personne sur n’importe lequel sujet ! Vous êtes tous fous et cons ! Je n’ai jamais encore vu de nouveau-né quelconque, comment veux tu que je sache où est ce qu’on va dans ce maudit désert de plumes ! Je veux retourner à Léfkosie !
- Bon d'accord, tu es dans la déraison totale maintenant, ça se voit. Très bien. On continue, au moins ? Tu ne vas pas faire la tête encore ? Allez, porte toi bien, on y va, maintenant, je ne peux pas te porter juste, donne moi un moment, je t'en prie Isabelle. Porte toi correctement, c'est moins dur après.
Elle tira la langue.
- Allez, range ça, ça suffit.
- Pourquoi les choses sont difficiles ? Et tu réponds cette fois !
- Pour nous ? Les choses sont difficiles maintenant, mais ça ne veut pas dire qu’elles le seront pour tout le temps. Et tout le monde doit traverser des périodes difficiles de temps à autre, car c’est comme ça la vie.
- Pourquoi ?
- Parce que, si c’était autrement, n’importe comment différent, même dans les détails les moins signifiants, si les choses n’étaient pas exactement comme elles le sont à ce moment exact, et comme elles le seront pour toute éternité, ben alors, ça serait pas la même chose, et tout serait différent, alors tu vois que ça ne sert à rien d’en parler, au fait ...
J’essayai à me racheter, car on voyait bien que je la perdais, écoute, c’est ainsi que si … comme si … il fallait que nous nous créions notre propre signifiance, parce que sinon on peut attendre longtemps avant que les gens prennent conscience de notre existence futile.
Il n’y a pour moi, que ce désir là, de me créer une raison d’être, ou de trouver celle qui m’était lotie »
J'essayai un sourire bête.
- Ben alors c'est vraiment aussi désespéré que ça ? Toi t'es complètement dingue, et en plus tu me prends pour un imbécile. Comment devrais je me sentir ? Une idiote me juge stupide. C'est ça la vie, d'être malmenée et mal traitée par tout le monde, et d'en essuyer les critiques pour autant, d'en prendre plein la gueule pour que tous puissent se foutre de nous. On est censé remercier qui pour cette masquarade d'injustice indoctrinée ?
On nous jette ici comme à la poubelle sans jamais nous demander quoi que ce soit, et puis on nous accuse d'être là, nous trouve coupable du même, et nous met on prison ou nous tue directement, si cela peut rapporter un profit à quelqu'un. Géniale, la vie, je vois très bien pourquoi on ne s'est pas tous tirés des balles dans la tête.
- Arrête de parler comme ça Isabelle. Tu n'es pas drôle et puis ça me peine de voir que les seuls moments où tu t'exprimes c'est pour t'élancer dans une de ces tirades moroses et plaintives. Ca suffit maintenant de tout cela. Soit tu prends cette arme et tu te tires deux, trois balles, soit tu te décides dès lors de ne plus te plaindre de cette existence, car tu auras choisi d'exister, et tu auras raté ta seule occasion honnête de te priver de la lumière. Moi, j’ai la chance d’être ton accompagnatrice. Je n’ai rien demandé à personne, et je fais ce qu’on me demande. Toi tu as d’autres tâches.
Elle contempla un peu ma proposition, mais se décida de ne pas choisir la mort.
Tout de même, tout cela précédant allait peser sur la morale de l'équipe. On se remit en route. Je n’arrivai pas à trouver le fil de l'histoire que j'avais commencée, avant qu’elle ne pose sa question sur les avants temps, et c’était impossible de se remettre dans une histoire après s'être décontenancée brusquement comme ça. Lorsque les passions sont encore excitées, c'est presque impossible de passer à quelque chose de plus léger, et parfois on peut en étouffer, tant le moment presse sur tous présents. Là, par exemple, rien n'allait lui changer les idées. Peut être une glace, mais bref, on y passa sans faire de commentaire.
Se tenant la main, nous étions chacune de son côté pentu. Elle s’endormit avant que l’horizon noir ne nous emballe. Je lui tenais la main et nous continuâmes à marcher dans le noir de nos rêves. Le dos échiné de la dune menait à la montagne, et on pouvait la suivre en se tenant des deux côtés. Je ne dormis pas, mais je ne vis rien non plus, et quelle différence, si j’avais les yeux ouverts ou fermés ?










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Chapitre sept


Chez Fritz, il y avait de tout. On se régalait. À chaque fois, c'était une nouvelle fête somptueuse des sens, expansive, illimitée, pour vrai dire. Chez Fritz, l'abondance des bonnes choses semblait pauvre à côte de l'extrême délicatesse donnée à chaque molécule de chaque granule de goût perchée dangereusement sur chaque morceau de matériel biolécolo-diétitique, toutes ces pièces et joints et tuyaux organiques construits avec énormément de soin et de temps et d'amour y dévoués, dans les tubes et les béchers des laboratoires gastronomiques les plus raffinés du continent.
Le mélange de produits locaux tellement recherchés avec les goûts et saveurs venants des lointains extrêmes de la terre ensoleillée répondaient aux tendances industrio-culinaires des plus avant-garde. Et tout conformait à tous les normes et règlements européens, bien qu'on ne fît entrer un inspecteur de l'Union !
Le gyrocoptre se posa doucement sur la Porte Brandenburg. Au milieu d'une petite coterie de salopes et de journalistes culinaires, le général entra dans la boîte noire que l'on y avait installé, il n'y avait pas longtemps, pour permettre aux trois ou quatre dirigeants du monde de dîner en toute tranquillité sur un symbole fort d'un monde dont on ne connaissait rien. Ils avaient découvert la Porte en creusant vers la surface, lors des travaux d'excavation et rénovation, dans le cadre d’un projet immobilier. Avec les nouveaux matériels ultra-résistants, ils construisaient maintenant jusqu’à la surface de la terre, mais il fallait casser et enlever les dizaines de mètres de béton qu’on y avait pompé il y avait dix ou quinze générations, quand les pluies devinrent trop nocivement toxique.
Depuis peu, il y avait de la main d’œuvre quasiment gratuite à consumer, et les gens voulaient voir le soleil - à travers des filtres ultranoirs bien sûr- et les banques voulaient faire de l'usure. Alors on construisait. Les nouveaux appartements exposés consommaient trente fois plus d’énergie qu’un appartement du dessous, car il fallait faire émettre des ondes tetrastatiques censées adoucir les javelots ferrés du soleil. On n’y habitait pas vraiment, bien sûr : c’était un placement financier pour la plupart des gens. La générosité de certains permettait à d’autres d’étudier.
Les échafaudages des constructions et des réfactions se bâtirent un peu par tout dans les gorges de la ville. Ils avaient commencé à démonter la Porte aussi, par le dessous, quand l’archi-chancelier décida de la transformer en piédestal d’un bistro géosynchroniquement exposé aux grands airs terrestres, mais enclos dans sa forme cubique et opaque. Fritz lui montra sa table et mit monsieur à son aise en lui taillant une longue pipe, tandis que le sous-chef s'engorgeait de ses testicules crapuleux.
Rien que d'entendre la musique monotone et polychrome émise par des nano-enceintes aérosols atomisés par des robinets au plafond, scintillant dans les oreilles du général produisit un effet jouissif, à longue durée. Les juges gastronomiques notèrent soigneusement les apports musicaux, et aussi l’exactitude avec laquelle le chef s’appliquait à la besogne. Dans tous ses gestes il y avait de l’amour de son métier. Il prit subtilement la température du général, et puis sentit son doigt subrepticement, évaluant ainsi les arts nécessaires à la production d’un événement de goinfrerie mémorable, à sensations fortes.
- Ça, ça s’appelle, « glissant le pouce », énonça l’annonceur, ce qui donne une toute autre appréciation pour le gant blanc.
-Ou, du cordon bleu, répliqua nasement son co-host.
Une jeune fille apporta à boire, entre ses mains siégeait un vaisseau en ivoire, la défense d’un éléphantosaurus mono-corne, sculptée en forme de taureau bénit, se pliant les jambes en acquiesçant à son propre sacrifice ; et le devin debout, en angle droit devant la bête substantielle, lui tenant la lame sacrificielle, incarnant le pied du vaisseau et l’agent du même. La fiole contint une mède hallucinogène, à base de miel des abeilles mortelles de l'Afrique du sud, cette essence ana-hydratée avec les larmes des mères des jeunes révolutionnaires morts, récoltées au moment de l’enterrement. On la lui fit boire en la lui versant dans la bouche, tenue ouverte par les mains grasses de chérubins gras. Une fine ficelle vitreuse d’ambre découla sombrement de la lèvre finement polie de la fiole. Il descendit doucement, atterrissant d’abord près des papilles gustatives sucrées et après des salées et des amères en cycle aléatoire. Le liquide s’évapora en arrivant à la surface, ne laissant que la trace de sa drogue à agir sur la bubelée mouillée de sa langue. La jeune fille joua tendrement avec la ficelle, la faisant couler sur ses dents, et juste sur les bords précipités des lèvres de sa bouche.
Se servant de toute sa souplesse gymnastique, tout en continuant de verser badinement, la ganymède acheva son rôle en lui récupérant sa décharge jaunâtre. Elle se serra bien la chatte lors du découplage et puis leva une jambe retouchée, à ce qu'elle pût la lécher sensuellement, juste devant le nez du général. Elle pirouetta et baissa la jambe, comme si le membre s'effondrait sur lui même, tel un ruban.
Elle fit un pas vers la cuisine. De la semence ruisselante reflétait sur la peau lisse de sa cuisse les néons atmosphériques ondoyant dans le décor varié de la boîte. Une image très haute densité de ceci fut retransmise en boucle ralentie, sur les téléviseurs visant ses deux pupilles, massées elles, en même temps, par des robots masseuses gyrolaseuses.
Les deux chefs résumèrent leur travail, tandis que la bouche relaxée et béante du général fit lavée avec un thé de menthe cristallisé et pulvérisé ensemble avec de la cocaïne à deux cent pourcent pure, ou autrement dit, réduite à son essence, puis reconcentrée encore et encore. Ainsi prépara-t-on la piste pour l’amuse gueule : des cheetos congelés in vitro en caviar de baleine de sperme. On entendit un vague bruit provenant de l'estomac. Sur le champ, on fit monter un micro tuyaux pour évacuer et baigner le système gastro-intestinal dans une légère brume dia-bio-édifiante.
Avec de la menthe fractalisé agissant sur ses pupilles, il se croyait capable de respirer de la paix comme de son haleine, souffler de la justesse comme un doux chuchotement nocturne. À chaque respiration, son plaisir pseudo-auto-érotique était visible jusqu’à dans les muscles de sa figure et de ses doigts de pied. Les juges culinaires qui assistaient au spectacle entrèrent tout de ce qu’ils observaient, dans son moindre détail, dans leurs cahiers de repères. Ça allait être difficile de donner de très mauvaises notes ce soir. Les chefs se donnaient à fond, et ça se voyait aussi bien dans leur attitude opérationnelle que dans leurs postures héroïques. Néanmoins, le juge polonais remarqua en passant que l’odorat des lumières néons atmosphériques se mariait mal avec le sens général de l'ambiance qui tendait vers un style de délabrement urbain avancé. Il nota qu’on aurait plus facilement justifié le flair d’un pré de violets où les dieux s’étaient saignés à mort, par un temps de pluie noire. Ce petit détail n’allait pas sérieusement diminuer un score record de plaisir apérotoir. Ça se voyait que les chefs prenaient autant de plaisir qu’ils en donnaient cette fois ci.
Après un deuxième déchargement général, on passa à table. Les verrines de foie de chenille moussée aux abricots verts et des ongles des griffes l’attendaient. On fit entrer les jeunes prostituées et leurs chiens. Les chefs se remirent le pantalon, se renouèrent le cordon, puis se retirèrent à la cuisine, en soufflant des bisous tendres, par les airs visibles de la boîte.
Le score cumulatif des juges fut multiplié par le nombre estimé des morts de faim dans le monde, pour conclure cette étape.
Après le dîner, on allait voir l’archichancelier. Mais avant, il y avait du boulot à faire.




















Chapitre huit


Le général débarqua de la limousine qui s’était arrêtée devant son avion assorti, griffée au tarmac de l’aéroport de Berlin. Les applaudissements émanant des rangs de journalistes assemblés dans la grande plaine aéroportuaire se turent et il put dire un mot :
- Les discussions, rassurons nous, ont bel et bien eu lieu.
Il attendit que le bain de foule se calmât un petit peu.
- Et nous pouvons nous féliciter de cette réussite initiale. Il s'avère que dans la matière des engagements pris pour aboutir à une résolution finale à la crise, les choses ne sont pas toujours aussi simples qu'on ne les imaginait avant qu'on s'y mette à la tâche. En premier lieu, il ne faut pas oublier que toute l'économie continentale en dépende directement à la crise elle-même, et qu'aucune partie de notre société ne soit conçue pour fonctionner dans l'absence de la crise, et qu'il faudra refonder toute notre civilisation de fond en comble si on veut la sortir. Déjà il faudra que les élites décident si cela servirait leurs intérêts, et il n'y a pas mal de boulot à faire avant qu'ils ne parviennent à une réponse concrète.
Pour l'instant, ils vont en profiter de la situation telle qu'elle est, et dans un prochain temps ils se mettront d'accord sur des changements insignifiants qui apaiseront le peuple tout en respectant leurs droits innés de régner sans rien foutre. Un des grands débats, c'est de savoir si l'on doit garder ou non les lois interdisant le travail, la richesse, et la liberté de conscience, ou dans quelles formes les métamorphoser. »
Le général se fatigua. Il termina rapidement son speech.
- L'archichancelier et moi, président général, nous nous sommes bien entendus et travaillerons à l’avenir mutuellement aux fins bénéfiques généralement. »
Il tira deux balles dans la foule journalistique et se dépêcha vers l'avion. Sinclair piétina rapidement devant, ouvrant le portail à l’arrière de l’appareil et accrochant l'échelle au seuil d’écluse.
- Tu sais où j'ai appris ce coup là ? il demanda au lieutenant.
Étonné de l’entendre parler, lieutenant Sinclair ne dit rien, se croyant déjà mort par la franchise de sa parole. Le général se mit le pied botté dans le plus bas rang, et se fit levé et porté le poids considérable jusqu'à son siège meta-statique qui se projetait en dehors de l'avion. Il réussit à balancer son poids lourdasse dans le cuir usagé de son siège, puis continua comme avant :
C'est quelque chose que l'on faisait à l'Est, tu vois ? Tu tuais deux ou trois personnes innocentes publiquement, et devant tout le monde, et quand personne ne t'interrogeait, personne ne t’incriminait, personne ne se leva la tête, juste, quand personne n'avait le courage d’assister aux funérailles, même pas les meilleurs amis et membres de la familles les plus proches des défunts, ça faisait comprendre que t'était vraiment le Big Boss dans le quartier. Une indifférence envers la vie, ou mieux, un dédain, te portera loin. »
Le lieutenant ne l’entendit presque pas, lorsque le siège masseur du général se mit en branle, s’acheminant mécaniquement sur ses rails, vers la mince cabine à l’arrière, à peine plus grande que lui. Le lieutenant ne savait pas quoi en penser de ce changement soudain en son attitude envers lui. Il se rappela qu’il n’avait probablement qu’halluciné la scène maléfique dans le couloir à Paris.
- Pas “toi”, toi, » le général lui pointa du doigt, je veux dire... », il revint sur ses paroles, « mais “toi” dans le sens … plus … plus ... plus élargi du mot : euh ... plutôt dans le sens de ... moi. »
Le lieutenant leva lentement la main droite à son front et la laissa tomber, lorsque le général recula dans le ventre de l’appareil. Les engins de l’appareil se mirennt à chuchoter avant de bramer comme une bean sî. Les poussières habitaient soudain des espaces éventés autour de l’avion, on ne voyait plus la foule. Depuis la sombre et étroite cabine, le regard découragé du général trouva les yeux du lieutenant, et il lui dit, « Lieutenant Sinclair, une fois de retour à Paris, tu repartiras aussitôt dans le cadre de l'exécution de la mission Gypaète. Sa voix s’entrefiler dans les airs agités.
J’ai tout confirmé avec l’archichancelier et vous aurez feu vert et libre champs. Et bordel de putain de sa mère, répare ce vilain siège qui marche comme un infirme. C’est pas possible, il faut tout faire soi-même ...
La porte se ferma mécaniquement.
Le lieutenant verrouilla la porte de l’extérieur dont l’épaisseur bloquait tout le son dedans, et regagna sa place dans la coque. Les engins explosèrent et quelque temps après ils atterrirent sur Paris sous couverture d'un nuage gris. La porte lui fit ouverte, et le général descendit et marcha à travers le petit pont qui rejoignait le terminal plate-forme où ses ministres l'attendaient.
Dans un rien de temps, il retrouva le microphone,
- Les accords auxquelles nous sommes parvenus, en réunions entretenues à Berlin, promettent un avenir encore plus radieux pour tout le monde, et surtout pour les Parisiens faisant partie de l’un pourcent d'un pourcent, car maintenant, par ce discours même, je m'engage à ce que toute la richesse de Paris soit re-redistribuée entre tous les citoyens composants le plus riche pourcentage du plus riche pourcentage de la population de l’Europe occidentale. Cela voudrait dire que se trouvera bientôt, entre les mains des plus riches zéro virgule zéro zéro un pourcent de la population, toute forme de richesse matérielle et immatérielle. Les quatre et vingt dix neuf pourcent d’autrefois riches peuvent dès lors rejoindre leurs camarades aux fonds.
Le général s'interrompit, laisser trois d'entre les vingt milles huit cent quarante cinq ministres prendre le chemin de la toute petite sortie.
Il continua,
- Par ceci, nous résoudrons, ou repousserons la crise des crises à une date suffisamment lointaine que nous serons assurément tous très morts quand les conséquences désastreuses tomberont sur la tête de nos misérables survivants.
Par ceci, nous finissons un travail commencé il y a deux mille générations, mais que nous, bien aimés de la terre, avons le bonheur de réaliser nous même. En premier, avant les Berlinois, avant les Byzantins, avant tous. Les économies et efficiences réalisables sur le long terme me surexcitent. Juste pour vous donner quelque exemple, nous allons pouvoir réduire le service des impôts à néant, car les riches ne paient pas d’impôts, et les pauvres non plus. Et je demeure muet, oui, non, enfin, je ne saurais quoi dire.
Je vous ai ramené de Berlin, les fruits de vingt-deux générations de discussions. Nous nous sommes mis d'accord, pour la première fois, sur l'éventuel cadre de projet commun qui aura la chance d'aboutir à un accord pacifique.
Pour parler concrètement, nous allons réduire, chacun de son côté, et sans inspections ou vérifications externes, le poids et ralentir le rythme des bombardements de nos colonies. Nous avons déjà prévu, de nos côtés les subventions superflues pour récompenser les pertes de revenus que cela provoqueraient chez les sociétés de nos chers collègues qui travaillent dans le complexe militaire industriel. Aussi, nous allons renforcer le rôle du gouvernement dans la vente des armes lourdes aux ennemis terroristes de Berlin, et de Paris, et investir dans la sécurité domestique en même temps pour stopper l’utilisation de ces armes, ainsi que celle des autres qui pourraient éventuellement faire mal à la classe dirigeante de l’état, donc, à présent, à moi, personnellement.
Les applaudissements grandirent en cacophonie hideuse. Le général dut hausser son ton pour se faire entendre,
- Mais ce n’est pas tout ce que j’ai fait faire ! Je leur ai imposé un retardement dans leur programme d'enrichissement inégalitaire, et nous avons déjà par le décret que je viens tout juste d'énoncer, réduit le nombre de personnes détenant la quasi-totalité de la capitale de l'économie à quelque quarante-neuf mille deux cent trente huit personnes.
Par les prochaines étapes de notre programme que nous étalerons sur les prochaines quarante huit générations, nous allons encore décroître le nombre final par un facteur de cent, pour en arriver à la fin à quelques quatre centaines de riches en total, et un tout petit plus grand nombre de clochards. Je ne saurais dire laquelle de ces choses me fait le plus plaisir : que nous augmentons le chômage, ou que nous les riches deviennent encore plus riches. Je vais devoir faire faire un rapport aux cours des comptes qui analysera mes sentiments envers cette question essentielle »
Les claques des battements de mains assourdissaient.
Un homme arrive à son côté de nul part. Lui côtoie presque invisible derrière. Il couvre le microphone de la main. Lui chuchote trois phrases. La Princesse Noir. Lefkosie. Vautour.
Le général partit sans regarder en arrière. Les portes sensibles se refermèrent.
Quand le général fut éloigné par un autre cylindre aérien, le bruit fut éteint, et le silence régna de nouveau. Les ministres disparurent par un millier de fausses portes cachées.
Encore sur le tarmac, le lieutenant visa le tuyau d'essence au branchement saillant du milieu des énormes cylindres cuvettes qui compressaient et pressurisé le fuel, à ce que cent milles tonnes d'essence rentrassent dans un espace de mille mètre cube.
Le copilote salua son capitaine et partit. Sinclair débrancha le tuyau et paya l'essence avec sa carte bleue. La reçu qu’imprima la machine disait qu’il n’avait plus de papier, parce que les fonctionnaires chargés de ce charge avaient été supprimés, et que les nouveaux rechargeurs attendaient que le ministère de prodigalité économe de la société pende le circulaire sur le rendement décroissant des dépenses puisées dans les ressources étatiques non convertibles sur le moyen-terme dans un contexte d’emploi minimal et d’inflation rampante, qu’ils avaient promis de publier dans un court délai. Sinclair n’allait pas pouvoir se faire rembourser le plein qu’il venait de faire. Il regarda son avion avec un dégoût cauchemardé. Il pensa à son niveau de découverte atteignant un interdît bancaire vindicatif, avec des taux d’intérêts de l’ordre quantique. Ses épaules se penchèrent et il regagna son siège gryo-flexible.
Il manipula les contrôles, et dérouta les fonctions du co-pilote à son tableau de bord. Il se trouva devant la porte de l'appartement de Christian, avant qu'il ne se fût vraiment rendu compte de son départ. Le peloton d'hommes entraîné et armé aux dents, qui durent se coincer dans les réservoirs pour la durée du trajet, s'était dépêché en direction du penthouse du jeune homme. L’équipe attendit silencieusement que Sinclair arrive. Ils se mirent en formation d’assaut derrière le lieutenant. Jean Michel, ouvrit la porte.
- Ach, mon dieu, vous voilà ! Il cria.
Il les fit entrer.
- Qu'est ce que vous buvez ? Ça fait une éternité que je vous attends. Enfin une armée ! Vous êtes le Gypaète, n'est ce pas ?
Il ne laissa pas le temps de répondre. « Très bien, vous servirez adéquatement. Bigre, c'est vrai ce qu'on dit, on ne fait plus d'homme comme on en faisait avant. » Il rit.
- Assoyez vous, nous allons prendre le temps de boire avant de sortir plus tard ! Nous ne sommes pas des sauvages !












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Chapitre neuf
À Lefkosie, tout le monde savait raconter jusqu'aux dieux leur héritage en chanson alambiquée, quelque chose que l’on invente et oublie et réinvente et délaisse. Mais si tu ne pouvais pas raconter tes générations jusqu’au dieux, tu ne pouvais pas vivre en communauté et on te laissait aux loups, sans exception. Et tout le monde ne savait pas seulement leur propre généalogie mais celle des autres gens autour d’eux, et on peut témoigner sur l’héritage de quelques milliers de personnes si nous devons, et comme ça personne n’a intérêt à s’inventer n’importe quelle généalogie mythique.
À Paphos on dirait que tout le monde arrive d’ailleurs, des mondes sans généalogies. Ça fait rire de penser à ce que je pensais que ça allait être, et à ce que j’allais être ici. Je n’y avais jamais pensé au fait. Le but n’était jamais autre chose que d’arriver. Je suis danseuse… maintenant. Ça ce n’est pas la rigolade. Sauf que si, parfois on trouve ça éminemment hilare.
Sauf que parfois c’est fatiguant. Isabelle me demande si on n’était pas mieux dans le désert. Ou dans les Kyrénie ? Je n’avais pas d’autre occupation, ni vocation à n’importe quel autre métier. Je n’avais pas les papiers, ils niaient l’existence de mon pays, et moi aussi, mais ça ne suffisait pour obtenir mieux ou espérer une vie meilleure.
Les enfants avaient quasiment grandis avant qu’on soit arrivés à Paphos. On avait retrouvé Sasha aux pieds des Troödos, redoutable chaîne de passages serpentins. Jadis berceau alpin des chypres et des cèdres. Je sais pourquoi elles sont honorées des dieux. Sasha nous a guidé à travers.
En arrivant enfin ici, on nous a fait comprendre qu’il avait raté son éducation. Elle pouvait encore essayer, mais elle restait plus en contacte avec sa poupée qu’avec autrui. Les Paphiens n’avaient jamais entendu parler de Parpija. Ils ne connaissaient même pas son nom ! Et là, Isabelle l’avait ! Entre ses mains !
Ils ne connaissaient pas leur grand parents semblait-il, alors quinze générations au-delà ?
Pourquoi toute l’île s’était réfugiée ici, derrière les créneaux en bétons des faux châteaux Pizza Putt et sous les percussions des cabana-bars en tôle ondulée le temps d’un passage solaire ? On avait chassé les morts de leurs tombes pour en faire un hôtel de luxe souterrain, avec vue sur plage. Il n’y avait plus de place. Les bars de stripteaseuses s’entrejambent et s’entassent jusqu’à la plage.
Avec une suffisante quantité de Piña Colada imbibés au bord d’une piscine à eau, on ne peut pas prétendre que c’est désagréable, tout ce chaos consumériste, inachevé, perdu, désespéré qui s’étend le long des plages occidentales comme des bouées à marée basse. Un collier de perles et d’algues.
On nous dit que le Paphos que nous cherchions s’appelait maintenant Pæopaphos. Il y avait une nouvelle construction d’appartements luxueux qui donneraient sur toute la basse ville et les plages derrière. On comprit assez rapidement qu’ils ne savaient pas ce que c’était qu’un temple, et personne ne pouvait nous fournir d’information précise sur le sanctuaire de naguère. On parle une autre langue qu’eux. Il y a des touristes français ici aussi, mais beaucoup moins nombreux que les Anglais ou allemands
On essaie tous de s’encourager, mais la vérité qui ne nous quitte pas, c’est que très probablement nous nous fumes trompés : qu’en réalité, une chose que personne nous aurait expliquée précisément ce que c’était, Parpija n’est pas un dieu, qu’en réalité les ancêtres n’existent pour personne, que tout le système d’ancienneté qu’avait prévalu chez nous depuis tout le temps, n’était qu’un énorme foutage de gueule. Et on voit très facilement pourquoi maintenant un tel système est voué à l’échec.
J’aimerais que ça me fasse plus d’effet, peut être. Pour l’instant, je ne sens rien. J’attends qu’Isabelle se mette à se comporter comme ses copines, et plus comme la grande prêtresse de Parpija.
J’avais vendu tout ce qu’on avait en arrivant en ville pour donner à manger aux petits. Depuis, je suis danseuse, je danse. On me paie mal, je fais des trucs avec des clients qui me plaisent, mais jamais pour le fric.
Personne ne dépend de moi et j’existe par tout pareille aux autres. On me filme, je ne demande pas plus, on me prend en photo excitante, on me fait danser. On me trouve toute fraîche et belle et prête à mouiller à n’importe quel moment. Je voulais voir ce que c’était une vie de slows. En fin de compte, l’impression qui me prit au début, resta à jamais avec moi la réalisation la plus juste, mais pas plus profonde pour autant, que tout le monde me connaît à travers un écran, et qu’ils viennent me voir à Paphos des quatre coins du monde, ils bondent plus pour leur propre hallucination que pour ce que je fais sur scène. La triomphe éternelle de la vidéo.
Isabelle reste écartée des compères à l’école. Sasha n’est jamais à l’appartement. Je me vends sur une plateforme chanson par chanson par consommation payée.
Ma génération se la coule douce. Entre la plage et les ruines de nos destins, on se creusa l’idée de nouveau dans les sables.
Personne ne comprenait nos idées d’aïeux ou de dieux ou de générations depuis la faille. Ils n’avaient jamais entendu parler de la faille non plus. On a perdu nos repères, mais pour rien, parce que rien intervint pour les remplacer. Le poteau m’est plus familier que les visages des petits. Les vides sont toujours les pires moments de nos vies. Où tout s’arrête, et on est encore seule et aveugle.
Que fait mon petit Sasha ? Probablement il est dealer. Il pourrait même s’en sortir dans ce métier. Il y a de quoi trafiquer par ici. S’il s’y trouve sa voie, je ne suis pas contre. Peut être quand il grandira, à terme il me trouvera et me dira bonjour. Je ne souhaite pas qu’il me trouve sur un écran.
Il n’y a pas très grand chose à dire finalement. C’est le premier moment que j’ai à écrire depuis le désert, où on a le temps. J’avais arrêté en arrivant à Paphos, parce que je ne peux pas danser et écrire en même temps.
Ça fait trop longtemps, je ne me souviens pas de ce qui s’est passé. On a traversé les Troödos brûlées à raides et encore enflammées. Une boîte d’allumettes trempée dans le gazole. Chaque arbre, un dard rageur planté dans les déclivités du dos de l’énorme bête abrupte. Brûlant sans consommer le bois, intensifiant le feu mais n’y participant pas. Les cristaux d’encens des arbres rares flambés devenant un lent courant de magma effluent découlant filandreusement vers les ravines. L’enfer fragrant.
On est passé à travers beaucoup d’épreuves et nous avons tout vu des hauts et des bas des montagnes réelles et allégoriques. On a expérimenté, beaucoup trop même, tous les odorats de la chaire humaine dans tous ses états. Et les goûts et les saveurs des peurs sans nom. Les peurs accablantes qui se cachent en nous de nous. Les singes albinos à dent de sabre, crisser dans les recoins de mon esprit. Bien que nous sachions qu’ils nous rongent, nous ne les chassons pas de notre cœur, mais les laissons sans à boire ni à manger, en imaginant qu’ils ne vont pas vouloir sortir un jour, ou sinon les nourrissant tendrement.
On vient juste d’arriver, il y a un certain temps, peut être les choses vont aller mieux bientôt quand Isabelle s’adaptera à son nouveau rôle, et Sasha aura gagné une indépendance financière, je pourrai apprendre leur langue et apprendre à écrire correctement. Je pourrai faire ça à côté du boulot si on me donnait un répit dans les présentations. Où si je pouvais apporter ma caméra et faire quelque routine depuis la route ? Probablement, je suis contrainte de danser comme une idiote pour le reste de ma vie. Ou sinon reprendre les armes ? Et aller errer dans les sables tout seule ? Je ne serais jamais capable de laisser Isabelle. Non, à Paphos ça serait une sentence sans possibilité de remise.
Non, je ne serais jamais plus qu’une danseuse. Pas que danser c’est un triste métier. Au contraire, j’adore ce que je fais. Sinon je ne pourrais pas le faire. Mais tout de même, n’y a t-il pas quelque indignation que je devrais ressentir ? C’est ce manque là qui m’inquiète le plus.
Je m’en fous, de tous et de tout. Je fais ce que je fais parce que je ne peux pas faire autrement. Si j’arrête, nous crèverons. Il ne faut pas qu’elle souffre à cause de mes faiblesses. Je ne veux faire souffrir personne.
Pourquoi je pleure ? Pourquoi ? Elle me demande, pourquoi tu pleures ?
Je ne pleure pas, je réponds, en m’essuyant les yeux du revers de la main, mais je ne vois presque plus rien. Je fais la même routine que toutes les autres fois, mais les mecs m’aiment comme ça. Comme une aveugle. Qui ne peut que répéter la même exacte scène qu’ils auraient vue mille fois déjà. Ils fétichisassent avant le reste mes fesses. Les fesses d’une guerrière. Il n’y avait pas un seul mec à baiser parmi ses vagues ressemblances à l’idée que l’on se faisait sur l’imaginaire du tourisme. J’en souffrais.
Auprès des touristes je passais pour une aborigène, mais les résidents ne m’auraient pas connue ainsi. Sur écran on m’appelle la Bronze. Ou la Bronzette. Je ressemble à une statue luisante, on me dit. Je suis ancienne pour eux. Je fais la Bronze.
Ça ne fait pas très longtemps qu’on est arrivés. Bientôt les choses vont changer par ici. L’Union va nous aider. Nous avons fait enregistrés nos demandes auprès du bureau de conformité en matière politique socio-économique à Bruxelles. Notre demande de statut de réfugiés politiques est aussi très prometteuse. Apparemment le dossier n’avance pas parce que personne ne peut se décider si j’appartenais à un parti politique ou pas. À Lefkosie je ne faisais pas de la politique, alors même si on à essuyés des barrages de tirs de tous les côtés, on nous demandait si on avait été chassés et tirés dessus pour des raisons politiques, car sinon il n’y avait pas besoin de nous. Quand nous avons dit oui, on nous a demandé de remplir le dossier sur la criminalité de guerre, pour savoir s’ils avaient eu raison ou non de tirer sur nous. Après tout, j’avais été armée. Légèrement au début du voyage. Mais même. Bien sur je cachais ce dernier détail des rapports officieux. On ne menaçait la vie de personne qui nous laissait tranquille. On ne peut pas demander plus au gens. Mais l’administration nous a coupé court.
En général la règle à Paphos c’est que l’on te torture, et puis on te fait payer la facture.
- Alors, ça fait, 13 480 nuages-hommes de facturées, plus, les matériaux et supports multimédias, plus l’appartement de fonction pour le chargé de dossier, plus, taxe, plus pénalités, plus taxes sur pénalités, plus prix du recommencement du dossier additionnel, plus les frais supplémentaires, plus taxe sur ces derniers, et ça fait …
Parfois lors des interminables sessions de torture, on te demande ton avis sérieux s’ils arrivent ou pas à te faire vraiment le maximum d’ennui et de mal que possible. Et tu dois répondre à travers tes souffrances tragiques qu’au fait, il y a encore des endroits sur tons corps et dans ton esprit qu’ils n’auraient pas encore profanés. Ce traitement ci, est tout à fait individualisé et sur facturé en conséquence !
En revanche, si j’avais appartenu à un parti ou à un autre on m’aurait certainement accusée d’avoir commis des crimes de guerre infâmes. Le mieux que je peux espérer c’est de tomber entre la totalité des cases, et qu’on m’oublie.
À chaque fois que je ferme les yeux, je refais le même rêve. Je suis comme un oiseau, au dessus de la vielle ville. Je cercle mais je vois les rues et les gens que je connais. Je vois tout d’en haut. Je surveille, je protège, je vois tout, j’entends tout. C’est avant la déchéance du mur, je suis la seule qui peut voler aussi haut, et je suis au dessus de tous. Tout m’est familier, m’est connu.
C’est tout. Je me réveille, Lefkosie disparaît, comme les balles dans le mur extérieur du bâtiment d’en face, avec une petite nuée grise ou rouge dans la mémoire comme souvenir.
M’endormant, je m’invitais à ré-imaginer ce que ça avait été, que de vivre sur une toute petite île déserte, dont on n’avait jamais eu le droit de voir l’autre moitié. Je voulus tout d’un coup regagner cette naïveté complète et parfaite, où rien n’allait changer le fait du mur. Et où tout le monde se fut contenté de cet arrangement depuis tout le temps, depuis vingt ou trente, je ne sais combien de générations.
On pense que tout ce qui est, le sera pour de bien, que rien ne soit capable de s’altérer, que tout changement représente un pas dans la mauvaise direction, la pire, compte tenu des actualités, que l’on pourrait faire. Le fait de changer voudrait dire que nous admettons que les choses ne furent pas auparavant parfaites. Et même s’il est admis par tout le monde, que les choses s’améliorent, forcément, on voudrait faire des anciens temps une forteresse dont nous sommes les gardiens éternels.
La sagesse. Mes talents quelque peu gâchés, l’homme de nos temps est celui qui fait valoir ses exploits.
Les miens se réduisent à de l’exploitation sexuelle dont je suis victime acquiesçante. Et ils ne valent pas grand chose à moi personnellement, mais on se fait du blé sur mon dos, si vous me permettez l’expression.
Je suis utile est dispensable. Il faut absolument que quelqu’un remplisse mon rôle. On n’aura pas vu la fin des fétiches voyeuristes, et je ne saurais être la dernière à avoir une derrière jouissante. Les pensées se déferlent, moches et mal éditées, dans une forme crue et sans apports, un hideux défilé d’infirmes, je voulais montrer l’incapacité de mes idées, mais fut prise comme une pourvoyeuse de telles.
J’aimerais tant pouvoir revenir en arrière. Dans le désert, les lignes se refont continuellement, pas en étapes. Je m’y étais habituée à la flexibilité des frontières, de mon corps, de l’espace, du temps, de la dance perpétuelle, des barrières entre le monde des rêves et l’autre.
Je voulais m’excuser, je ne voulais jamais faire de la peine à personne. Je voulais revenir dans le désert juste pour refaire des choses que j’ai mal faites, plusieurs fois, exprès. J’irais loin pour me racheter auprès des gens. C’est difficile de se racheter quand on s’habille qu’en string. C’est une leçon que j’ai apprise ici.
Je pleure beaucoup. Trop sur scène on me dit. Les managers me frappent quand je chiale sur scène. Même si je continue ma routine, et je la fais bien et que tous les clients l’adorent quand je pleure et que je crie comme une chienne. On me frappe et j’arrête les larmes, mais ça me fait du bien de continuer de me sentir en douleur terrible.






















Chapitre dix


À peine entré dans le vestibule du grand appartement de Jean Michel, le lieutenant aperçut, et pas sans petite joie, un petit verre de scotch collé à sa main gauche. Jean Michel l’amena par la main dans le salon.
- Servez vous les gars, s’exclama t-il avec grande affectation, je ne vais pas m’amuser à faire le barman jusqu’à la fin de mes temps.
- Ou en étions nous alors, mon très cher… ?
- Sinclair, Monsieur le Maire.
- Votre rang Sinclair ?
- Lieutenant, Monsieur le Maire.
- Déjà ? Mais vous êtes si jeune. Vous savez que j’aime les mecs jeunes, Lieutenant Sinclair.
Ils arrivèrent devant la grande fenêtre du salon. Jean Michel marcha vers un bout de la pièce et se mit à ventre contre le mur confortablement. Se repoussant du même, l’étudiant prit son temps à marcher à quatre pattes en direction de ses coussins isomorphes, avant de s’allonger.
- Dîtes moi, vous êtes plus nombreux que ça j’espère, fit il en se retournant sur son dos.
- Euh, non, Monsieur le Maire.
- Fichtre, ça ne sera pas suffisant ! Vous comptiez faire quoi exactement avec cette remue bordel ?
Il laissa échapper le mauvais jaillissement d’un rire nerveux.
- Vous allez devoir m’excuser. Je n’avais pas compris, tout au moment, peut être. Vous vous moquiez de moi, c’est bien cela ? Vous êtes méchant de vous moquez de moi, ce n’est pas très gentille, mon cher Sinclair.
Il le fixa sérieusement, évaluant si c’était vraiment le cas, que la totalité des forces à sa disposition se contenait facilement dans sa cuisine étudiante, ou non, dans le regard de celui d’en face.
- Bon, on va faire avec, eh ? Hahahahaha.
Il peignit ses cheveux avec ses doigts, poussant un grand souffle exaspéré.
- C’est vraiment trop fatiguant. … Vous avez l’avion aussi au moins ? Rassurez moi Sinclair.
- Oui, Monsieur le Maire.
- Mais il nous faudra plus que ça ! Ce n’est rien ça ! Cria t-il. Surtout il ne faut pas céder à la panique ! Il finit en hystérie.
Le lieutenant ne sut pas quoi lui répondre, et resta muet devant les hoquets du maire. Le silence fut interrompu par les éclats de verre provenant du bar à côté de la cuisine.
- Gaffe, Sieurs, on n’est pas dans une grange, à ce que je sache, mugit-il.
Il était visiblement ivre, se balançant même allongé, et ayant un mal terrible de se tenir bien.
- J’ai reçu un coup de fil, il n’y a pas longtemps, parla t-il à personne en particulier. Mais il n’y avait que Sinclair dans la salle.
- Les nouvelles sont bonnes ! On gagne sur les frontières. On prend le centre déjà, savoura t-il. On entend courir les rumeurs à Paris déjà. On se prépare l’avenir au pouvoir dans les faubourgs et hamlets de l’est du pays. La vraie France, eh ? C’est ça la France. Là on peut stocker nos haines, là on peut les entraîner comme des chiens. Là on peut y définir un modèle à base de valeurs françaises et universelles. On sécurise les frontières, on ré-imagine ce que c’est que la France, on impose notre idée absurde et arriérée partout, et on se déclare, on se proclame, libérateurs.
Le seul inconvénient sera qu’avec des moyens aussi courts, ça sera difficile d’éteindre toutes les lumières journalistiques qui vont s’ériger contre notre projet. Là, à l’instant je vois qu’on n’est pas surabondamment nombreux, et ça me donne de l’anxiété. Je comptais sur le double, au minimum. Mon père me prend vraiment pour un petit joueur ! Que c’est aggassant ! Comment gouverner quand personne ne pense comme nous ?
Il commença à penser. Ça prit un temps. Les petits rouages de son intelligence tournant en ronds indépendamment. Déconnectés de tous. Par hasard il y a une roue qui bloqua quelque part dans la machine et Jean Michel crut que c’était une idée originelle qui lui vint à l’esprit.
- On écrase d’abord le centre, les apostrophant, les massacrant, on occupe la moitié du terrain parce que tout le monde se presse à se distancer de nous, on devient l’ennemi et le sauveur, on devient la référence contre laquelle toutes les autres opinions vont être comparées. Il n’y aura pas de vide dans la sphère !
On mène une campagne acharnée. On fait des ravages dans les villages loin de la capitale, on sème le trouble dèjà dans les hauts de Seine, on envoie les clandestins dans les capitales. On trouvera facilement quatre ou cinq bons traîtres parmi les lâches du camp ministériel. Si on vise les voix clés, on risque de les faire basculer dans notre camp, comme des moutons. On ne manquera pas de supports extérieurs parmi les partis comme le notre dans les colonies européennes. C’est moi le berger derrière, les chassant vers les extrêmes du centre même avec mes chiens.
L’extrême remplace le centre, je dévore les timides. Vous êtes extrêmes si vous n’êtes pas moi, point. Vous avez des idées farfelues sur ce qui est possible. Vous ne savez rien du cœur humain. Vous, vous autres, c’est vous ! »
À qui il s’adressait on se demande. Néanmoins il avait son audience. On voyait pourquoi il se vendait bien dans la presse, comme une starlette. Il gueulait en ouvrant sa bouche. Une source très profonde d’antipathie incompétente.
- Quand est ce que l’on peut partir ? J’ai hâte tout d’un coup d’y aller ! On va s’amuser pour une fois. Assez les cours, assez de faire le con, je déménage ! On va faire la fête à l’Élysée cette fois.
Il jeta son regard soudain sur le lieutenant.
- Ne me laisse pas partir sans faire passer un coup d’appel à mon ami DJ Vijé. 
Il parlait très fort, même quand il disait n’importe quoi. Le lieutenant finit son verre. Il se demanda quoi faire. Sa confusion grandit. Il ne récupérerait jamais ses soldats qui s’étaient mis à chanter déjà. La moitié était à poil. C’était ma faute. Tu t’es fait avoir. Il était séduisant à la porte. J’ai failli donner l’ordre, ça ne m’est pas arriver à la bouche. Tu voulais voir le fils du général, et maintenant on est à sa solde.
Le lieutenant comprit qu’il ne pouvait pas revenir en arrière maintenant, ayant perdu son bataillon, et ayant échoué à tous les objectifs, sans exception, de sa mission. Il essaya de réfléchir, mais c’était presque impossible. Il avait trop bu. Mais la sensation qui ne le laissa pas tranquille était encore plus forte que ça.
En fin de compte, il considéra que les propos du jeune homme étaient juste assez déments pour réussir dans un pays comme la France, où on n’est jamais prié de trouver le courage de défendre ses opinions en public. Les questions politiques, ayant été résolues une bonne fois pour toutes sous la MMMCIIIè République, toute discussion de telle démontre une insolence affichée envers la justesse de l’ensemble. La France, où quand on te dit de faire quelque chose, tu le fais sans réfléchir, parce que si tu es dans une position de recevoir les ordres, ça veut dire que tu n’es qu’un dégueulasse serviteur. Tu es la pire des choses, déguisée en pire des choses.
- On finit par détester tout le monde. Dit Jean Michel. C’est clair, il se seconda.
Le lieutenant n’était pas en désaccord. Il était un lâche, au fonds de lui même. Il comprit sa servitude. Sa lâcheté essentielle. Sa capacité d’obéir surhumainement. Couard terrifiant. D’aller au-delà des attentes de ses supérieurs dans sa dévotion à ce qu’ils apercevaient comme l’idéal. Un dévoué, au phallus de son boss, il trouvait sans cesse de nouveaux moyens de se dépasser. De travailler plus, de se forcer à faire son boulot hardcore plus profondément, avec plus de joie intérieure.
- Mais que faire ? Mon petit lieutenant ? Présentez moi vos idées les plus austères. On a besoin d’un paquet de miracles budgétaires. Putain de merde. Bordel de sa mère en string. Il nous faut des idées fraîches et prêtes à satisfaire.
Sinclair négligea de lui répondre. Il roulait ses yeux, se félicitant de son choix ironiquement. Il avait pris l’habitude depuis quelques missions de se taire devant ses supérieurs. Ce n’était pas la peine de se donner des airs. Surtout quand il avait changé de camp sans vraiment y avoir réfléchi. Il regretta son éducation secondaire ratée.
Qu’allait t’il faire réellement ? Pourquoi devait il faire son choix si vite, tout seul, sans conseiller ? Quel choix ? Il avait déjà trahi son pays et son armée, plus par accident que par choix libre, par une défaillance technique, comme si ça avait été son arme qui s’était bloquée, en dépit des efforts et soins quasi-religieux apportés à son entretien et stockage correcte par le tireur.
Dans sa tête il comptait, trois, deux … Et la porte s’ouvrit, monsieur le Maire les invite à prendre l’apéro, on n’a pas le temps de dire non, les troupes sont à l’assaut du comptoir du bar. On fait la fête, on discute entre potes de conquérir le monde, on fume des cigares, ça va être sympathique, il se dit.
En plus, si les rumeurs se portaient vraies, depuis un certain temps déjà, le général était en train d’organiser et d’envoyer immédiatement les nécessaires pour rappeler cette minable bande d’insurrectionistes à l’ordre. Le lieutenant reprit son courage, ou sinon, il sentit moins sa couardise. Le moment critique étant passé, il aurait raté l’opportunité de se distancer du camp de Jean Michel, le peintre. D’un coup il se rendit compte qu’il avait les clés de l’avion et une carte de crédit illimité. L’engin de son cerveau prit route, lubrifié par les cocktails et la fatigue. Il ne pouvait plus distinguer le sol du plafond, et le fait que Jean Michel était collé au mur n’aidait pas les choses.
Le lieutenant se débattit s’il était possible que Monsieur le maire ne fût pas en mesure d’apprécier à quel point l’autre en face de lui se décidait de leurs destins. Il pensait que les jeux furent faits. Rien n’allait plus.
Nonobstant le lieutenant continuait de cogiter. Debout devant la fenêtre sombre reflétant la scène du salon en noirs et gris, il prit le temps de se sentir tout content de sa proximité du sol. Enfin il ressentait quelque chose, une émotion presque, que ce ne fût que de l’orgueil mal placé. Il s’approcha de la vitrine, ses yeux portèrent vers les lumières halogènes aux fonds des crevasses. Un sourire pernicieux se traça entre ses deux fines lèvres. Il s’applaudit de ce nouveau sentiment, d’appartenir lui-même à ces hauteurs. Il était aux sommets potentiellement. Il pourrait accéder au pouvoir complet. Il se demandait si le sexe était bien quand on est tout puissant sur terre. Si juste le fait d’être aussi important rendait le moment plus … plus … sincère.
- Sinclair ? Chanta Jean Michel, le pénible enfant. Vous ne me répondez pas, lieutenant. Je deviens impatient et quand je suis impatient je deviens nerveux après. Où sont mes cigarettes ?
Sinclair les vit par terre dans un coin à l’autre bout du salon. Il alla les chercher. Monsieur le Maire le suivit des yeux. Sinclair revint au jeune homme allongé au mur, il sortit une cigarette du paquet pour la mettre délicatement entre les lèvres du fils du général. Rappelant sa main gauche à celle de droite, le revers de son pouce caressa le menton de l’autre. Leurs yeux se fixèrent. Sinclair ouvrit sa main gauche pour protéger la flamme du briquet qu’il emmena au bout du cylindre.
L’un et l’autre se voyaient déjà empereur, dictateur bénévole, mais maléfique. Jean Michel tira longuement sur le baril. Sinclair pensait qu’ils furent deux à y penser, mais Jean Michel, un seul, lui même. Le défaut majeur dans le comportement du fils fut avant tout une sous estimation des capacités de ses rivaux, et une surestimation des siennes. Mais la défaillance tragique dans la stratégie du lieutenant, c’était qu’il croyait que le fils le soupçonnerait tôt ou tard de trahison, quoi qu’il en fasse, lorsque ce n’était jamais une question de soupçons.
Que le centre de la France était vide, comme le cœur du fruit rongé par des insectes faramineux, n’était que trop apparent à n’importe qui d’objectif. Cependant Jean Michel se croyait unique dans sa perception des événements, pensait que lui seul voyait les brèches dans les murs de civilisation qui finissaient en failles minant l’intégrité du tout. Pour réussir son coup, Il en dépendait de ce mécompte. Selon lui, seul un grand visionnaire était en mesure de rectifier la situation, et évidemment c’était lui le voyant. Dès son apparition, il attirerait vers lui toutes les voix dépourvues de bras et d’armes. Il avait gagné déjà les esprits mal éduqués, ceux qui ont été formé pour ne poser aucune question importante à quelqu’un d’important. Sa formule politique, en étant de loin la plus simpliste en ravirait le pays, car une fois que les têtes en feraient le décompte et que la direction et tendance politique du pays ne seraient que trop claires, soit ils s’enfuiraient pour Berlin, où au moins ils ont une conscience historique, soit ils se joindraient aux rangs des cons, devenant une armée d’idiots attendant le spectacle d’un raciste haineux sous la pluie, et se croyant farouchement libérés.
Le pari était risqué certes, mais avec une opposition aussi corrompue, aussi nul, aussi indigne que celle d’en face, le jeune ambitieux allait avoir toutes ses chances.
Tandis que les cumulards ministériels du mono-parti flagorneur se déchiquetaient dans les coulisses, le dauphin allait fermer le ministère de communication et renvoyer ainsi les restes réfugiés du corps bureaucratiques, pour les remplacer par des robots d’un sous-traitant impérial, Roboutique, en se foutant des régulations concernant le droit fondamental d’être esclave, et la loi universelle interdisant le travail, même pour les machines.
La machine allait venir se mettre à sa propre place. Après tout, c’était sa Terre aussi, et par la loi de l’utilité, elle a plus de droit d’exister que beaucoup hommes, car elle coûte moins chère. Seuls les riches avaient le droit d’avoir un prix, le bas peuple en valant rien sous les lois de la mille quarante neuvième république.
- Je fermerais le gouvernement, dit il, si nécessaire.
- Une ravissante, une fascinante proposition. Je l’adore, répliqua le peintre. Je vais le faire.
Le lieutenant fut très surpris. Il n’avait pas eu l’intention de prononcer ces derniers mots. Ils lui eurent échappés. Ou non, il n’avait pas ouvert sa bouche, la grille de ses dents était encore close. Comment les avait entendu-t-il ?
Ne serait-ce pas le cas que depuis leur arrivée, le lieutenant n’avait presque pas dit un mot ? Sauf pour répondre laconiquement aux inquisitions de son nouveau maître. Qui a dit qu’il fermerait le gouvernement ? Qui avait dit cette phrase ? Le fils avait répondu à la déclaration, mais le lieutenant ne l’avait pas prononcée. Il ne l’aurait pas dit. Il ne l’avait pas dit ! Mais comment l’autre l’a-t-il entendu ? Il lui répondu, à moins que Sinclair n’avait pas halluciné cette dernière !
Ne sentait il, ce lieutenant, quelque part dans sa tête la présence d’un autre ? Présent au sein de ses pensées ? Qui l’habitait. Qui lisait dans ses pensées ! Qui savait tout sur lui, savait tous ses points faibles, ses ambitions, ses errances, ses erreurs, ses grandes faiblesses, ses petites compétences, son intimité, sa paresse, ses craintes, ses limitations. Qui voyait ses rêves.
À ce moment précis, il comprit que la narration de sa propre histoire n’était plus sous son contrôle, si jamais ce fut le cas. On dirait ce que l’on voudrait, parce que quand on possède le témoignage complet des pensées, on peut se construire n’importe versions des événements et des faits que l’on voudrait. De plus, dans l’instant qui suivit, il comprit que la brillance innée à la technologie de la télépathie c’est qu’on n’a pas besoin de la posséder pour s’en servir ! La télétechnopathie se met à la disposition de celui qui se déclare son possesseur. Si on dit que l’on peut lire tes pensées, comment le réfuter ?
Son destin se scella. Il redevint esclave. Un seul et bref moment de liberté laissa alors ses plaies irréparables dans l’esprit du pilote.
Revenant des sommets potentiels à sa souffrance actuelle, il tomba loin. Mais ce qui gagna finalement son cœur, le confortant dans sa défaite totale, fut l’idée qu’aussi épouvantable que fût le jeune homme, lui-même ne pourrait jamais l’égaler en cruauté. Il jouerait un second rôle pour tout le temps. Même s’il tombait sur une bonne idée pour renverser le célibataire décadent, l’autre saurait ses intentions, et les préviendrait. Et même ces pensées ci, furent à la merci de ce dernier.
Si leur projet débile s’écrasait dans le mur de réalité ou de téléréalité, Sinclair ne serait pas plus triste pour autant. Ses ambitions se rétrécirent. Il faudrait que l’autre échoue quelque part sur le chemin, et que lui il soit là pour récupérer son manteau, avant qu’un autre le lui dérobe. Bien entendu, ces pensées ci aussi étaient connues du prince héritier épanché sur son trône ergonome. Fumant tranquillement.
La lèvre supérieure du maire se fit attrapée par sa dent canine. Il laissa traîner sa bajoue sur le bloc sculpté de menace. Il fit semblant de ne pas s’en être pas aperçu. Comme ça, il pouvait faire planer le spectre de son intimidation, sans s’y engager dans la mêlée.
Appréciant la démonstration dentaire avec discrétion, le lieutenant attendit ses instructions, ou la venue de la riposte du général. Les essaims ne devraient pas tarder maintenant.
- Bon on y va ?
- Je vous laisse décider, monsieur le maire.
- As tu eu assez à boire ? dit Jean Michel. On descend sur Paris, les gars. A t-on le fuel nécessaire ?
- Tout normal, monsieur le Maire.
- Excellent. Partons ! On y va les gars, remettez vous les chemises sur le champ ! Ce n’est pas un bordel multi-sexuel ici !
Il ouvrit la porte et prit l’ascenseur un étage au toit, puis fila le long du corridor vers la piste de décollage.


























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Chapitre onze


De temps en temps, le général aimait se balader dans les couloirs turboplexes de Paris, comme un du peuple, par ces temps quand la pluie noire tombe en cordes. Il avait pris l’habitude de s’habiller en fringues civiles et de se mettre un chapeau bas sur le front et une fausse moustache collée sur sa lèvre. Il allait dans les magasins, causait avec les consommateurs, avec les employés, avec les propriétaires. C’était une rare occasion pour lui de se détendre, de reconnecter avec son électorat, et il ne manquait rarement une opportunité, quand il lui était permis de faire un petit éclairci dans son agenda.
Au milieu d’un de ses bains de foule soigneusement chorégraphiés, où le président imaginait qu’il était au plus naturel et à l’aise avec les gens ordinaires, ce conseiller spécialiste, l’envoyé des gens importants et anonymes, réapparut, se fut rapproché du général, et lui tapota l’épaule avec un doigt plus crochet que chaire. D’où il était arrivé, et comment il avait pénétré les masses des gens menés en troupeau autour de l’entourage présidentiel à travers les centres de commerce, on ne saurait expliquer. Néanmoins, une deuxième fois il se montra dans l’intime cercle. Le général ne connaissait point son nom, ni le rôle qu’il occupait, ni le titre officiel qu’on lui aurait accordé. Il ne l’avait jamais vu avant la dernière conférence de presse organisée à son arrivée à Paris. Mais s’il était parvenu au général personnellement, et s’il a osé prendre et lui adresser sa parole, sans qu’il sache qui il était, ça voulait dire qu’il était très important, plus important que lui. Un représentant des Ayants. Il en était le valet d’un Ayant, pour toute l’importance que ça portait. Ils s’étaient agis, ils étaient intervenus dans l’ordre des choses !
À leur dernière rencontre, le gentilhomme lui avait chuchoté des mots insensibles. Le général avait pris cela très sérieusement, il les avait notés dans un cahier, ou dans son carnet, il ne se rappelait plus. Peut être le robot pourrait les retrouver. Les mots, Chypre, Gypaète, non, Vautour, ce n’était pas ça ? La Princesse Noire ? Mais que faire ? C’était quoi Chypre ? Il n’en avait jamais entendu parler du Vautour, ni de ce que c’était ni de ce que ça pouvait représenter. Peut être, s’il secouait violemment ses neurones, il s’y trouvait quelque part les souvenirs oubliés d’une réunion très top secrète où on lui aurait appris l’importance de la mission, et la dangerosité qui les attendait au cas d’un échec. Malheureusement, il ne se rappelait que du fait qu’il avait choisi de jouer un jeu débile de fermier virtuel au lieu de faire attention à ce que disaient les assistants. C’était un choix. Il ne regrettait rien.
Cette fois si cependant, le représentant, gris de mine, lui fit comprendre que malgré son ignorance documentée du dossier, on le chargeait d’aller s’en occuper sur le champ. On l’escorta hors du mall, et le fit venir au ministère de communication. On lui apprit la gravité de la situation, et ce que cela pourrait vouloir dire pour l’empire et les relations intra-européennes. La Princesse Noire avait été repérée à Chypre, entre les mains d’une jeune fille, supposée sa prêtresse. Personne, semblait-il, ne l’avait reconnue pour ce qu’elle était, et on prenait la fille pour une enfant malade ou psychopathe.
Les yeux et les oreilles du général avaient vu et entendu les bruits avant coureurs de la réapparition de la Princesse, qui, selon les avis les plus informés, eut disparu il y avait une vingtaine de générations de là environ. Qu’est ce que la signification ? Quelle en était la bonne interprétation des faits et des idées ? On écoutait les vielles chansons de l’île pour décoder la clé qui ouvrirait les portes de l’éternité. Pourquoi l’avait-elle cette petite prêtresse sotte ? Pourquoi, si elle la possédait, ne s’était elle pas arraché la domination de l’île, ne s’était elle pas déclarée reine des habitants ?
Autant de réponses sages furent apportées à ces questions, qui calmèrent l’esprit agité du général.
Il crut comprendre. On le fit comprendre qu’il comprenait. Il ne prit pas le stylo bille cette fois. Il essaya d’écouter en silence. S’il y avait du mérite dans les récits idiots des sauvages orientaux, alors, cette Princesse valait tout l’or du monde. Valait le monde. Était en quelque sorte aussi importante que ce dernier, et en était la maîtresse véritable.
Reine, déesse disparue, revenue ! Peut être ! En tous cas, on allait le dire. Il fallait agir en hâte, dans le mauvais sens du terme. La Princesse incarnait le modèle même du bon esprit génie. On allait la ranimer, on allait la faire venir ici à Paris. On la porterait sur les épaules, on deviendra dieux encore une fois. La vie éternelle se pendait devant leurs yeux pratiquement.
Le général se dit qu’il eut compris, qu’il était, selon la méthode Socratique, capable d’expliquer tout ça à quelqu’un et de lui solliciter ses propres explications sur le sujet compatibles avec les siens.
Il salua la petite salle d’hommes gris. Sa mission, pour une fois, lui avait été clarifiée avant qu’il n’embarque dessus. Combien de fois avait-il été envoyé comme un playmobile, à peine capable de bouger ses deux jambes indépendamment l’une de l’autre sur la scène d’un désastre naturel, ou dans l’arrière plan d’une cérémonie de déclaration de guerre ou de paix, ou devant une usine cachée que la police aurait dénichée et malicieusement incendiée.
Combien de fois devait il se faire voir chez tel ou tel donateur louche ? Ces philanthropes requéraient le plus souvent des faveurs politico-personnelles du plus gênants en contrepartie de la part de ceux qui en recevaient ces favoritismes. Dans l’administration, aucun acte charitable ne restera sans récompense et remerciements appropriés. C’est pourquoi ils furent si bien appréciés par les zéro virgule zéro zéro un.
Cette fois si, le général pouvait prétendre une compréhension presque utile en ce qui concernait le cadre et les objectifs de la mission, apparemment dénommée Vautour. On l’avait bien préparé, ça devait être important. Il fut amené par un petit entourage de gens qui bien entendu se croyaient importants au terminal A de la grande galerie ovulaire aéroportuaire.
En arrivant tout le monde regarda autour du hangar. Il n’y eut pas d’avion.
- Fais chier ! Où est ce maudit pilote avec l’avion ? S’écria le général, et juste quand on aurait besoin de ce pauvre con.
Le copilote qui fut arrivé dans le hall, il y eut peu de temps avant, se fit aperçu par l’escadron ministériel.
- Vous ! la voix, d’un des personnages politiques fit écho dans l’énorme caverne. Qu’est ce que vous faîtes là, espèce d’imbécile ? Qu’est ce que vous en avez fait de l’avion ? Ça fait parti du patrimoine français glorieux, ça ! Vous ne pouvez en disposez comme vous voudriez ! Expliquez vous, grosse tâche sur le sol gaulois !
- Monsieur le Ministère, l’avion n’est encore pas revenu de Berlin où on l’avait envoyé dans le cadre de la mission Gypaète.
- Comment connaissez vous ce nom si vous n’êtes pas de la partie ?
- C’était la raison donnée sur ma fiche de congé imposé exceptionnel.
- Un robot le visa avec un laser pourpre et le copilote s’écroula par terre sur le béton armé de la rampe de lancement.
- Ach, qui a tiré ? Exclama, abrupt, le ministère. Qui ?
Le silence régna. Le robot responsable se montra timidement et fit signe. Le ministère le chassa et le prit sauvagement dans ses bras, il le souleva et le balança dans le vide que comblé leur pont.
- Ce n’est pas possible, lâcha t-il, rouge au visage. La rage gagnait son front. L’incompétence affichée ici dépasse les limites ! On nous demande de faire toute sorte de galipettes arithmétiques et statistiques, mais on nous prive d’un minimum d’aptitude ou de qualification nécessaire. On ne peut plus agir, on a du mal juste à s’embaucher et à se retenir. Si on arrive à avoir les bonnes ressources humaines, capitales, immobilières, et institutionnelles, c’est déjà bien. En faire quelque chose avec ? On n’est pas des ubermenschs après tout ! On ne va pas nous demander la lune, quand même. On ne file pas de miracles comme de la laine. Maintenant on ne peut même pas interroger les coupables !
Un autre homme politique, se croyant bien avisé de la situation, demanda à haute voix si le général pouvait fournir quelque explication rassurante sur l’état et la condition de l’avion. Il lui rappela que c’était strictement interdit à la famille du président d’en faire preuve d’usage personnel ou familier de l’équipement étatique. Le général prit sa parole comme un obus dans l’estomac. Il recula d’un pas. So visage dénudé de trait comme un terrain vague derrière un immeuble nouveau se plissa en grimace. Il amena son regard vers celui qui vint de parler, et commença
- Prime d’abord, je suis l’État, et on n’a pas à me citer les lois et les arrêtes de justices. Et on ne l’oublie pas ! Je suis la France. Si on m’insulte, on insulte tout le pays, et toute l’Europe occidentale. Quel crime ignoble ! Quelle colère montrerait la citoyenneté en découvrant un tel outrage. Contre la France, contre Paris, contre moi, président de la République, contre la République ! Vous vous mettez à risque et à tort en énonçant de pareils propos, en sortant follement le spectre de telles calomnies barbares.
B—et ce qui est d’autant plus important qu’il advienne que second dans l’ordre qu’a établi la personne qui écrit mes discours—ma descendance est tout aussi valide que moi en ce qui concerne la présidence et le droit de s’approprier la gloire et les capacités de production de la population territoriale française, si une telle décision est nécessité par les circonstances.
Par exemple, quand une de nos marionnettes territoriales menace de révéler les financements occultes de ma campagne, ou d’un de vos campagnes, où d’une campagne électorale quelconque, c’est comme une tâche sur la façade banlieusarde de nos cités, et nous avons le droit et l’obligation universelle, et avec la sanction des corps gouvernants mondiaux, d’aller nettoyer ces façades extérieurs au karcher. On ne me pose pas de telles questions lorsque j’interviens avec la garantie de l’État derrière, pour sauver vos intérêts, ici et là, à n’importe quel moment infructueux pour les sondages, mais dès que j’envoie l’avion présidentiel récupérer mon fils après une de ses sets DJ au club, on s’attaque à moi personnellement, et ça, ça montre un énorme manque de respect.
Et, ultérieurement, je souligne que la situation à Berlin est complètement sous mon contrôle maitrisé. J’attends juste les dernières bonnes nouvelles du projet Vautour et nous nous pourrons déclarer officiellement que nous serons les caïds incontestables de ce côté du Rhin !
Les ministres se turent, comme la foule qui retient son souffle le temps d’un échange décisif entre deux grands adversaires, dans les derniers moments d’une bataille déterminante.
Selon les commentateurs les plus astucieux, apparemment le général leur faisait un discours patriotique et emblématique de sa présidentiabilité. Le fait qu’il récitait son discours l’empêchait de le savoir pour l’instant, mais les sorties attendues ou prévues ou soupçonnées des grands pylônes du cabinet des ministres étaient en train de se disséminer, mystérieusement aspergé par des inconnus de la presse électronique.
On disait sans le dire qu’ils se ruaient vers Jean-Michel, le pénitentiaire mental de naguère. Celui qui dut partir de son pays il y avait un temps, qui allait bientôt regagner sa patrie.
Le général parlait encore, mais la salle se vidait très, très discrètement, ceux qui s’étaient placés tactiquement près des portes en premiers.
Démodé, et d’un autre temps, un des ministres n’avait pas eu le bon sens de se brancher sur ses comptes virtuels pendant le discours, et persistait à poser des questions quelque peu embarrassantes au président du genre:
- Monsieur le président de la République, comment comptiez vous partir sans avion, et sans pilote ?
En plus de la dégringolade lors des récentes guerres législatives, dont personne ne voulait en parler, maintenant on s’avertissait, bas et en confidences, de l’arrivée prochaine dans la capitale de son fils qui en était le responsable apparemment de l’ampleur du carnage dans la capitale. Qu’il était déjà parti de Berlin, non de Rome, non, d’Hongrie ! De partout à la fois ! Il avait des hordes avec lui, des hordes d’hordes au fait ! Ils avaient des arbalètes chargées de dards enflammés. Leurs Jaggernaut seraient hérissés de tuyaux d’incendie qui pompaient du gaz lacrymogène électrifié.
Le robot lutrin, digérait les nouvelles électroniques que trop tard, mais ajusta le discours algorithmiquement.
- Et je viens d’apprendre que l’avion est attendu prochainement à Paris. Avec le lieutenant et mon fils. Vous voyez, il n’y a pas de manque d’équipement ! Nous avons ce qu’il nous faut. On en commandera d’autres, d’ailleurs, notez s’il vous plaît, petit robot poli, dit-il en gesticulant, faisant l’avion qui décolle et atterrit avec ses mains.
- Mais c’est embêtant qu’il soit en retard, je suis parfaitement d’accord.
Les ministres se dénonçaient mutuellement de la complicité avec l’un et avec l’autre à la fois. Tout en se récriminant de s’être vendu au maire, ils préparaient déjà leur entrée subtile dans le camp du jeune homme. C’était devenu illico indésirable et mal vu d’appartenir au clan du président, et la situation s’empirait avec chaque voix qui se portait vers le camp de l’autre, la bouche béante, avide, inconsciente de la quantité de chair qu’elle dévorait. Un animal du fond de l’océan dont le corps tortillé se résume par une bouche qui sert également de trou du cul pour l’organisme.
Son programme s’écoula.
- Et le programme du président vient de s’écouler, il lit ce ci à haute voix, Peut être je n’aurais pas du lire ce dernier. Ah oui, je vois que c’était souligné en rouge, ce qui signifie que c’est pour moi seul. Ah, d’accord, j’ai compris, enfin ! 
Il attendit la suite du robot. Rien. Le vide. Fin du speech.
Le silence doré ne durera précisément pas assez longtemps pour faire plaisir à ses participants. Le général dévisagea le robot avec ses yeux impitoyablement pitoyables. Il y chercha la miséricorde que les dieux, dont il ne croyait pas dans l’existence de tels, ne lui auraient jamais accordée. Néanmoins, les circuits des capteurs émotionnels du robot travaillèrent laborieusement pour déchiffrer son geste et la teneur de son comportement, faisant tourner et combiner les gros moteurs de l’énergie psychique nécessaire à la préparation et production d’actions et de réactions et de s’adapter en réponse aux changements extérieurs.
L’écran commença de nouveau à afficher des mots, soulignés en rouge carmine. Au bord de trois phrases, le général ne put plus se retenir.
- Comment ça, on m’avait prévenu ? Hurla t-il. Comment, on m’avait prévenu ? Vous vous moquez non seulement de moi, mais vous vous moquez de la raison, et de la critique pure de la raison ! Il cria avec grand émoi.
- Même si je n’avais pas reçu personnellement la promesse de la vie éternelle, et même si celle ci ne m’était pas à portée de main ! même sans aucun autre apport ou rapport officiel ou juridique, je n’ai strictement pas à me défendre ! Ni à défendre la légitimité de mon régime autocrate, et donc autarchique, ni à répondre à des questions portant sur le bilan de mon règne ni sur la qualité de vie des citoyens, ni à propos de n’importe laquelle autre proposition théorique ou hypothétique ou synthétique sur n’importe lequel sujet ou thème. Je vous emmerde très profondément.
Le général attendit la suite du téléprompteur.
Encore le vide.
- Merde alors ! moi, je voulais partir juste, juste je voulais me faire deux ou trois bains de soleil à Chypre en toute tranquillité, ensuite récupérer la déesse noire, la ramener à Paris, la montrer aux Français, et juste de nous en faire dieux avec, hurla t-il s’appuyant lourdement sur le côté ironique du scénario, rien que ça, et pour vous mais je ne jouis plus, d’après toute apparence, de la confiance que vous aviez en moi d’autrefois. Mais je ne veux rien savoir.
Ça ne me concerne même pas si l’avion atterrira ou non. Je m’en branle les couilles crapuleuses de cette histoire. Je prendrai un vol commercial, s’il le faut. D’ailleurs je vais mettre l’avion présidentiel aux enchères dans l’application des propos concernant la diminution du budget. Je mettrais le gouvernement lui même aux enchères si nécessaire ! En outre, ça me semble une excellente idée. En voilà une qui mérite l’énergie expiée dans sa naissance ! Je m’y engage ! Comme ça la globalité des fonctions administratives, fonctionnaires et législatives se fera sans que le gouvernement y dépense un sous, et sans qu’une seule personne s’en occupe de quoi que ce soit. La logique rationnelle nous y mène en nous prenant la patte.
Bon c’est par où le terminal pour les gens normaux ?
- Le quoi ? répliqua un des rares ministres qui avaient décidé, par paresse, on imagine, plus que par loyauté ou dignité, ou par conviction, de rester avec le général, quoi qu’il arrive, sachant que le scénario le plus envisageable serait qu’ils soient pendus sans procès, sans témoins.
- Ben, vous voulez dire le terminal des pauvres ? Je vous assure, je n’en serais pas dans la capacité de vous apporter une aide dans la matière. Peut être que votre robot en saurait plus.
Il fallait à tous prix qu’il se distance, et vite, de toute connaissance qui pourrait amener les autres à penser qu’il aurait eu occasion de se familiariser avec une érudition aussi banale.
Le robot geignit et se mit en route vers le terminal KZWTYQEECJ – 890 qu’on joignait facilement depuis le terminal A, où ils se trouvèrent actuellement, en suivant le corridor GE478DY que l’on trouvera juste après le tapis roulant moribond. On arriva juste au moment où d’habitude on fermait la porte et se lançait vers l’espace. Une fois le président arrivé sur place, on arrêta la séquence de décomptage, ce qui engendra sa propre hôte de problèmes, et fit rouvrir l’appareil. On fit débarquer les passagers, et détruits leurs bagages. On lava l’intérieur et l’extérieur, puis la fusée planeur subit un contrôle sécuritaire.
Un nuage après, le général embarqua avec sa coterie managerielle, bien que réduite à un corps hardi composé de l’essentiel de fanatiques et de dévoués du culte de personnalité. Le pilote mit feu au contact et les engins brulèrent longuement, toussotant terriblement. Dans la cabine, on sentait bien qu’il peinait à décoller. L’avion avait l’air même de baisser tout doucement.
Le nez cabossé du fuselage avait été incliné contre la rampe de lancement, pour permettre une traversée parabolique. Depuis l’ignition, l’engin avait avancé de quelques centimètres latéralement, mais avait perdu quelques centimètres d’altitude. Son angle menaça de basculer un peu plus, comme l’aiguille de réserve d’essence. Pendant un bref moment, le nez commença à pointer dangereusement le terminal même. Si les mixtures explosives de carburants se fut combinées à ce moment là il risquait de se shooter directement dans l’enclos de l’aéroport.
Heureusement il y avait des retards dans la séquence d’ignition, et ils durent attendre comme ça, suspendu en l’air en quelque sorte, attendre le signal de la tour de contrôle. Eventuellement, le pilote persévéra à aligner correctement le nez, et le processus de combustion débuta en vrai.
Dans l’avion le général était convaincu qu’ils allaient tous mourir. Quand la tour donna le signal de départ, et les engins explosèrent une deuxième fois, le général pensait qu’ils atterrissaient déjà, et exprima son mécontentement du fait que la descente puisse être aussi lente. Il s’enleva la ceinture et grimpa vers la cabine de pilotage. Là, s’allumèrent en vraie les propulseurs. Il fut porté vers l’arrière de la cabine très vite, et s’écrasa la tête contre les toilettes au fond de l’appareil. Sa tête brisa facilement le mur et il se trouva entre les jambes d’un vieux membre du service de presse.
Juste après, les roquettes s’éteignirent inexplicablement. La machine perdit de la vitesse rapidement, et set mit à flageoler dans l’air. Subit le président général flottait dans l’apesanteur simulée de la cabine. Regardez comme il flottait !
Par quelque miracle, les missiles reprirent feu. Le fuselage s’était penché dans la mauvaise direction pourtant, et ils partirent très vite vers l’ouest au large. La température s’éleva directement, en fonction de leur proximité de l’axe perpendiculaire du soleil. Le pilote dut attendre à ce que les engins se coupent subitement pour tenter, effréné, de rectifier leur trajectoire.
Au long d’un périple gribouillé, dont ils dessinèrent la tracée par des soubresauts nauséeux, comme une insecte aquatique qui galope par dessus les surfaces des eaux plates, ils arrivèrent sur l’île. Et à la fin de cette aventure aérienne, vécue d’une manière particulièrement éprouvante par le général, il débarqua sur les sables de Chypre et fut accablé par la chaleur et le soleil.
Il attendit son robot, qui n’eut pas vécu le trajet aussi paisiblement que son camarade en première. L’appel courut pour des techniciens.
Le général, débarqué, attendit le microphone. Il se tourna en rond. Il enleva ses lunettes pour regarder.
- Ayeeuuhhhhh ! Bordel de sa mère !
Il se fut temporairement aveuglé.
- Où est mon robot ? Son cri perça le brouillard jaune et rouge qui entourait la scène éventée. C’est quoi ce pays ?
Un des ministres qui l’accompagnait chuchota dans son oreille.
- On est à Chypre.
- C’est un pays ? cria t-il avec grande peine.
- Oui monsieur le Président de la République. Ça fait parti de l’Union, mais du côté teutonique de la grande barrière.
Le général écouta attentivement, quoi qu’abattu par la douleur émanant de ses yeux.
- Vous êtes sûr que ce n’est pas une des îles grecques ? il demanda.
- Oui, tout à fait. C’est une toute autre colonie de vacances. Pourtant il y reste encore des questions irrésolues, y comprises le statut des riverains des deux côtés du mur d’autrefois.
- Quel mur ? Vous parlez de quoi, l’archéologie, là ? Je suis aveuglé là ! Vous me parlez des questions géopolitiques alors que je souffre terriblement d’une blessure volontaire. Mais deuxièmement, qu’est ce que moi, monsieur le président général de la République de France, j’en ai à foutre dans cette histoire ? Vous avez compris l’enjeu, ici. Il faut que ça m’implique personnellement. Le robot faisait ça beaucoup mieux, finit t-il sur son ton d’exaspéré. Il continuait de se tenir les mains devant ses yeux, comme un enfant qui joue à cache-cache.
- Je ne vois rien. Cria t-il. Ça fait mal en plus. Où est mon médecin ?
- On la fit s’occuper du robot poli, monsieur le président, sous vos ordres.
- Ramène le toubib, connard ! Je suis aveugle. Vous ne voyez pas ça ?
Il se dépêcha vers l’avion, là où il s’était échoué comme une baleine contre les rives sableuses de l’île de cuivre.
- Dis moi… euh, y a t-il quelqu’un ? Tâta le président.
Il attendit sans réponse.
- Ne me dis pas qu’on me laisse tout seul dans le désert à crier comme un déglingué ? Alloooo ? Est ce qu’il y a quelqu’uuuuun qui peut m’entendrrrre ? Il n’y a persooooonnnee ?? Docteur ? Monsieur le ministre ?
Un membre de la presse passait par hasard. Elle vit le président se couvrant les yeux des deux mains.
- Ah, monsieur le Président général, pourrais je vous poser une ou deux questions sur votre voyage officiel à Chypre ?
- À chips ? Qu’est ce que vous racontez ma fille. Non, je n’ai pas de chips. Fichez moi la paix, je vous en prie.
- Seriez vous en mesure de nous clarifier quelques points de langage qui circulent dans la presse concernant le statut des immigrés orientaux et les inquiétudes qui entourent leur arrivée imminente sur les rivages, déjà débordants et débordés des reflux générationnelles ?
- De quoi vous balbutiez, petite fille stupide ? Ne vous voyez pas que je suis aveugle ? Rendez vous utile plutôt que de m’harceler avec vos idioties. Dîtes moi, est ce que la foule est nombreuse ? Je ne les entends pas ? Peut être que je perds mon ouïe en même temps que ma vision.
- Non, je ne peux pas dire qu’ils soient nombreux. Pour vrai dire il n’y a personne.
- C’est bien ce que je pensais. Dîtes moi encore quelque chose. Est ce que vous voyez dans les parages le médecin, ou sinon le ministre que j’ai expédié à sa poursuite ?
- Non, je ne vois pas grand chose.
- Moi non plus. Mais n’est t-on pas à Nicosie ? Où sont les gens ?
- Non, monsieur le président général, on est à l’aéroport de Larnaca à une longue distance de la capitale.
- Mais pourquoi ils n’ont mis l’aéroport là bas ? C’est bête !
- Parce que, monsieur le général, l’aéroport tout près de la capitale a été coupé en deux, comme le bébé proverbial de Solomon, sauf que dans ce cas le découpage eut lieu. Il est dans un état de désuétude plus que post apocalyptique. Mais la ville aussi pour la plupart. Heureusement, on n’y va pas. On ne vous a pas dit ? Oh, que c’est drôle ! Ils vont adorer cette anecdote au bureau. Le président qui ne sait même pas où il est ni où il va. Qui voyage comme un playmobile, la tête tournée quatre et vingt degrés vers la fenêtre, comme un vrai passager le ferait.
Elle rigola et partit chercher un cameraman.
Le temps coula. Arriva enfin le physicien.
- Alors, monsieur le Président, qu’est ce que nous pouvons faire pour vous ?
- Arrêtez vos conneries et guérissez moi. Je péris ! Protesta t-il.
Le docteur portait une veste chic et un pantalon ordinaire. Il commençait à perdre ses longs cheveux gris. Il avait l’air d’un industrialiste ou d’un baron croupier en grande aventure.
- Du calme, monsieur le président. Dîtes moi ce qui ne va pas, dit-il, matant la situation aisément.
- Il ne vous a pas avertit ? Il ne sert à rien ce ministre !
- Non, monsieur le président, monsieur le ministre ne m’a rien dit spécialement. On a discuté du temps et du paysage. Oh, c’est vraiment à voir. C’est splendide ! On dirait une petite lune terrestre, rougeâtre, couverte des grandes plaines forestières. C’est juste magique. Elles recouvrent quasiment tout le terrain visible à part les plages où les palmes cyclopéens sont épars. On dirait un petit paradis caché, mais dans la plaine voûtée on n’épie pas de trace de culturation ou de culture tout court.
Oui, c’est juste ici qu’il faut jamais ne pas porter ses lunettes à deux cent visions, sinon on risque un aveuglement éclair.
- Quoi ? Un aveuglement éclair. Mais, c’est ce que j’ai. J’ai ça, moi ! Est ce que ça dure longtemps cette saloperie? Comment faire, docteur ?
- Que faire, c’est vraiment ça, l’important, à travers les âges, laissa t’il dans les airs chauds de leur échange. Puis le docteur s’élança dans un grand discours d’autrefois.
- Les mœurs changent, les hommes aussi, mais avec plus d’hésitation. On se retrouve sans repères et seuls à ne rien comprendre de l’essentiel. La question demeure, implacable, insatisfaite, béante. Que faire ? Que faire ?
Le général n’en put plus. En essayant de garder une main sur ses yeux, il sortit son arme à feu et tira quatre coups dans la direction de la voix claire et pointue du spécialiste.
- Stoppez ! Dit le général, Dîtes moi juste comment je peux regagner ma vision, que je puisse vous abattre sur le champs.
- Déjà, répondit succinctement son interlocuteur, c’est plus facile de garder ce que l’on a, que de récupérer ce qu’on a perdu. Ou me trompe-je ? Est ce que vous avez une mutuelle ?
Le général tira encore trois coups dans la direction du son qu’émettait le docteur. Il fit tomber la charge, et remit une autre. Le médecin s’était habitué à ces accès, et n’y faisait pas attention.
- Monsieur le président, en tant que votre généraliste, je vous recommande de ne plus vous enlever vos lunettes du soleil lorsque vous vous trouvez au dessous de son regard terrible.
Le général s’écroula dans les sables visqueux du tarmac, s’y trouvant à quatre pattes. Une main empoigna les poussières brulantes. Il mit son poids considérable sur le pistolet que serrait l’autre main. Il remit l’autre main devant ses yeux pour bloquer la hideuse agonie illuminée. Il pleurait des larmes phosphorescentes et granulaires, qui tombèrent comme une chute de neige solaire dans les cimes d’une montagne raide.
Les caméras arrivèrent. La jeune fille, s’accroupit à quelques mètres de la masse du général, agitée par les remous existentielles de nouveau ressurgissant, et lui tendit un microphone.
- Monsieur le président, est ce que c’est que vous pleurez le sort des familles et des citoyens chypriotes des revenues modestes qui seront touchés en premier par les mesures d’austérité que propose le Vautour ?
- Le Vautour ? C’est le nom d’une nouvelle appli ou quoi ? Comment se fait-il que tout le monde en parle de ce dossier censé classifié, sans que je comprenne en quoi ça consiste ? C’est étonnant !
- Euh, ben au fait, le Vautour, c’était le plan de rescousse des ressources hydrocarbonées chypriotes signé en contrepartie de la signature d’un certificat certifiant le montant des dommages monétaires provoqués lors du braquage des banques de la part de pirates étrangers à l’aide d’instruments exotiques et défectueux.
- Ah oui ? Ce n’était pas du tout ce que j’avais compris, avoua t-il.
- Allons-y, alors ? Rejoignit le docteur. Tutti va bene ! Comme disent nos chers provinciaux. On va laisser le général se reposer, dit-il en repoussant doucement la main du journaliste. Nous avons encore un long chemin avant d’arriver à Paphos. Et le général aura besoin de toutes ses forces pour le rendez vous prévu.
Une idée lui prit tout d’un coup.
- Quoique si vous désiriez, vous pourriez, avant de partir—et en fonction de vos capacités d’endurance, sans doute surnaturelles—vous pourriez … esquissa t-il, gêné en dépit de lui même, saluer ?... le général … gratuitement pour lui faire valoir vos sentiments les plus réconfortants… ???
La journaliste considéra la proposition.
- Non, mais je vous remercie, monsieur le docteur, de vos sentiments les plus distingués, et je souhaiterais vous souhaiter tout de même les miens.
En partant, elle frotta son microphone, sans doute par accident, contre les genoux du docteur, en le fixant longuement. Le médecin ramassa les lunettes chromes, qu’eut laissées tomber le général, il les essuya avec un bout de tissu, et les remit sur son front. Vu que la limousine assortie du président n’eut pas pu les accompagner jusqu’à Chypre, le parti présidentiel réquisitionna une navette hôtelière.
Quelque temps après, en route vers Paphos, le ministre continua sa petite leçon sur la géographie et morphologie du paysage, et indiqua les endroits d’intérêt général, y compris Palaeopahos, et Petra Romiou, là où la princesse noire se mit pour la première fois le pied à terre, nue dans les cailloux mouillés de la plage.
- Elle s’y installa sur l’île et habitait dans les hauteurs de la ville tranquillement. Encore dans la treizième génération d’après pour eux, ce que nous appelons les régimes gris, la princesse et venait régulièrement se baigner ici parmi les rochées. Elle fut arrivée dans la nuée destructrice que fut la seconde vague de la panique, cinq générations après la faille, ou encore sous les temps dualistes dans notre conception des choses.
À l’époque on avait reconnu qu’elle n’était pas en mesure de disperser de son sang à tous comme auparavant. Elle était clairement malade, et manquait d’énergie. Sa convalescence fut très lente. D’ailleurs, elle serait encore maintenant très faible et son traitement devrait persister. On espère qu’une fois rentrée à Paris, avec l’apport d’une médecine occidentale on pourra rétablir sa santé et lui faire jaillir encore d’or sanguinaire.
Vous voyez ? Demanda t-il en indiquant un regroupement triste de bâtiments ordinaires, reflétant dans les vapeurs échauffées des hauteurs où ils étaient situés.
- Elle passa ces huit générations ici à droite, dans ces appartements duplexes en haut du centre de commerce équitable en haut de la colline, vous voyez ? Il indiqua du doigt le complexe immobilier situé sur le temple de jadis de jadis, d’avant que tous ceux qui avaient déjà oublié ce que c’était à jamais furent nés.
- A l’époque, pendant la treizième génération, comme la princesse, après avoir subi tous les traitements rituels et sympathiques que pouvait apporter les mages et sorcières locaux, et qui n’eurent aucun effet positif, n’allait pas mieux, on l’a fit transportée au centre hospitalier de Lefkosie en hélicoptère. Dans les tourbillons d’un temps heliorageux, l’appareil qui les portait fut emporté dans le vent et se cracha de l’autre côté du mur. En raison de blocages diplomatiques, la princesse, n’eut jamais pu traverser la frontière pour regagner son pays adoptif.
Par le jeu du hasard, lors du crash, la princesse donnait une interview à Elle à bord de l’appareil, et l’équipage du tournage dut s’installer dans la partie non-Étatique de l’île, avec le sujet de leur reportage, la déesse, attendre que le mur tombe. Ce qui ne fut pas arrivé avant tout récemment, il y a une centaine de nuages, grand maximum. Depuis sa disparition des médias, les habitants occidentaux de l’île la crurent morte…
- Mais elle survécut, intervint délicieusement le docteur. Étant divine, elle ne put mourir, mais la maladie lui prit presque tout le corps, qui fut réduit à la taille de trente centimètres. Elle ne parle pas, ou pas assez fort pour se faire entendre. Mais on dit qu’elle a une interprète avec elle, qui prétend, au moins, savoir révéler les intentions de la déesse.
- Si nous pourrions lui arraché sa faveur partielle, sa miséricorde même temporelle, sa bonté divine, si la déesse nous accordera la plénitude de sa grâce, la donne pourrait en être changée, autant pour le pays, que pour nous, savoura monsieur le ministre, s’oubliant presque dans l’emportement de ses ambitions.
- Est ce que vous pensez, questionna le général, que le robot sera réparé avant la prochaine rencontre ?
- Non, fit le docteur. Je m’étais résolu à renoncer à sa réparation tout de suite après l’avoir diagnostiqué à notre arrivée. On ne trouvera pas les bons outils ni d’endroit propre pour le réparer correctement. Jusqu’à nous rentrions sur Paris, il faudra que vous vous débrouilliez tout seul. On sera là à vos côtés, mais les mots qui sortent de votre bouche seront les siens, alors, le moins que vous l’ouvrez, le mieux ça se passera.
L’idée prit le président de court. Il eut un hoquet. Il demanda de nouveau avec une brutalité froide,
- Est ce qu’on est bientôt arrivés. J’ai besoin de faire pipi.
- Oui on est bientôt là, alors vous allez attendre comme un grand, répliqua le docteur sèchement.
- Mon robot s’en occupe d’habitude, alors j’en aurais besoin d’aide, fit le président.
- Ah oui ?
- Ah oui, monsieur. Tout à fait.
- En effet.
- Oui.
- D’accord, se résigna le médecin généraliste, Monsieur le Ministre, vous vous en chargerez de l’élimination des décharges urinaires de Monsieur le Président, dès notre arrivée sur terrain.
Le paysage passa brusquement. La limousine hôtelière roula à Mach 0.204. Le général dévisagea toute la contrée qui se déferlait autour, à travers un double pair de lunettes, sa vision partiellement cachée derrière les doigts de ses mains. Il crut distinguer la plage dont avait parlé le ministre.
- Est ce que c’est là, la plage, où elle venait se baigner ? dit il en montrant du doigt une grande étendue dans la distance.
- Non, ça c’est la montagne Troödos, la plage est de l’autre côté de la véhicule, répondit le ministre, un peu embêté de la pensée de la tâche qui l’attendait à leur descente à Paphos.
- Ah oui, je la vois, dit-il en se tournant le corps pour regarder droit devant lui.
- Non, dit un peu courtement le ministre, non, ça c’est le conducteur, la plage serait à notre gauche mais on ne peut pas la voir d’ici. On est déjà trop proches de la ville. Bigre, leurs petits bus roulent vachement vite.
- ARRÊTEZ LE BUS ! hurla le général !
Ce fut un moment avant qu’un ministre ne trouve un traducteur pour faire passer le contenu du message présidentiel au conducteur. Une petite confusion s’en suivit, mais il finit par déployer les para-parachutes retroretardatairs et engager les freins hydrauliques qui se mirent à participer au ralentissement lent et massif de la limo-fusée. Les passagers réagirent violemment aux changements extrêmes extérieures en absorbant les pires chocs avec leur propre corps ou ceux de leur entourage ministérielle.
La fusée à pneus commença lentement à perdre de la vitesse. Durant le ralentissement chaque vis et joncture de la structure claquait, secoué par les vibrations violentes. Le général sauta de la limousine avant qu’elle ne s’arrête et roula longuement sur le tarmac. Dès que son élan s’exhaussa dans l’emprise rauque de la friction, il se débrouilla pour se mettre à genoux. Là il resta collé au sol à fixer la fille sur l’affiche publicitaire, qui dominait l’étendue complète des hauteurs qui donneraient sur la plage. Trop géante pour ne pas être de construction cyclopéenne, pendant la génération des monstres. Il ne pouvait pas croire à ses yeux, il voulait enlever ses lunettes du soleil pour voir avec ses propres yeux si vraiment il n’hallucinait pas.
Il cria,
- C’est elle !
- Non, ce n’est pas la déesse, monsieur le président. Elle est brune celle ci, dit le docteur avec fermeté.
- La chypriote dorée, prononça t-il avec une révérence inattendue.
- Remontez vite dans la voiture avant qu’un habitant vous écrase dans sa grille. Ce n’est pas très malin de rester au milieu de la route comme un tatou.
- Elle est  ?!? AHAHAHA ! Elle existe réellement, dans la réalité des choses ?
- Nous n’avons malheureusement que trop peu de temps à nous prosterner devant l’affiche d’une webstar, monsieur le président. Je vous en prie de regagner votre place au sein du véhicule, que nous reprenions route directement.
Le panneau s’érigea quatre et vingt mètres en hauteur et deux cent soixante dix en longueur. La fille allongée précieusement, comme un objet lourd et cher dans une panoplie de couvertures en velours et soies rares. Elle était à ventre, avec le cul légèrement élevé par un oreiller somptueux. Son dos nu comme une dune de sables d’or, qui abritait un oasis de rosé. Elle regardait son public de travers, son menton presque retourné à son épaule droite. Un coussin de rubans de soie caressait sa tête. Son corps se fondait dans une peluche d’alpaca, les laines raffinées massant la peau ambrée de la fille.
On s’aveuglait devant la brillance de l’image sous le soleil accablant chypriote. Ses tétons huilés scintillèrent un peu plus sombrement que le reste du corps, on dirait de l’or au cuivre. Elle rayonnait, dévastatrice, une somptueuse phare tentatrice, chantant son hymne à l’humanité passante d’une nuit, ou d’une vie.
Le général la connaissait bien. Il l’avait regardée on ne saurait compter combien de fois ; chaque fois accomplissant quasiment la même routine, la même danse, les même séductions trop faciles, mais aussi trop efficaces, les mouvements délirants répétés encore et encore et avec plus d’approfondissement, plus de plaisir évincé, plus de jouissance accablante, laissant tout le plaisir à son imagination à elle. À la fin de chaque séance, son public éreinté ne pouvait penser à qu’une seule et unique chose, et cela fut la recette magique de la chypriote dorée. Tout le monde pouvait se contenter que celle ci au moins, aimait ce qu’elle faisait, que les trucs qu’elle se fait la rendent sincèrement heureuse, et voilà une au moins qui apprécie au moins le plaisir dans cette vie merdique. On était plus content pour elle que pour soi même.
Depuis la milieu de la route, le général ne pouvait déterminer sa distance à elle, tant l’image semblait occuper tout le champ visuel et dominait ses environs. On ne s’étonnait de voir le général regagner sa capacité visuelle devant le spectacle.
- Mais, est ce que ça, alors, ça c’est elle ?
- De qui vous parlez, monsieur ? Avec tout le respect qui est votre dû, je vous en prie d’écouter ma parole. Le désir me saisit de vous en faire part de mes intimes réflexions autour des décombres symboliques qui décorent notre paysage littéraire, dans ces circonstances, pour le moins éprouvants pour tous concernés.
Il prit souffle et laissa découler les remous dociles de son cœur,
- Personnellement, moi, je … moi, je suis venu dans le cortège présidentiel sur cette île sanctuaire fiduciaire avec beaucoup d’hésitations et de méfiance. D’habitude ce n’est pas mon genre de venir en personne en ces centres paradisiaques car, si possible, je souhaiterais éviter de me doter de cette image du riche qui ne paie pas ses impôts et qui blanchit son argent avec des produits toxiques et qui travaille au fisc. Mais comme on allait voyager en mission officielle, j’ai bien sûr prit l’occasion de remplir deux, trois valises de billets, pour vous accompagner dans le cadre du projet structurel. Et je vous soutiendrai avec mon cœur et corps, jusqu’à ce que le Vautour échoue dans un grand scandale média-militaro-politique dégueulasse.
D’ailleurs, en parlant des choses, je dois régler quelques … trucs … avec mes … croupiers à Nikosie avant de partir. Au fait, j’avais parié sur la délégation chypriote à l’eurovision, mais c’était assez maladroit de ma part de prendre de tels risques avec un tel pays, car ils n’ont pas de grand ami, et tout le monde convoite le peu de ce qu’ils ont.
Le général resta muet devant son affiche. L’autre continua,
- À ce sujet, tenez, je suis très content que vous soyez là, au fait. Il faut que je vous en parle de cette histoire. Comme je vous ai raconté là, j’avais parié assez gros, et maintenant, si on veut éviter la faillite de la France, quelqu’un va probablement devoir venir à la rescousse de ma banque personnelle à moi, pour combler le soi-disant « trou » dans les comptes. Mais on réglera ça avec un petit jeu d’écritures ; ce n’est pas grand chose, en fin de compte, je vous en reparlera après.
D’abord nous avons à trouver la princesse et sa petite traductrice idiote et les coopter dans le régime impérial. Si tout se passe bien, vous pourrez vous allonger tranquillement sur la plage après. Et, je vous rejoindrai à l’aéroport à la suite de mon périple Nicosien.
- On y va, fit le général en se levant. Maintenant.
La figure toute molle et réticente d‘il y avait deux moments, l’adolescent fatigué et boudant de la première partie de la route, se vit transformer en animal enragé, la soif de sexe lui emplit. Il précipita vers l’arrière de l’avion pour décrocher les parachutes de freinage. Il coupa les tissus metastatiques en lambeaux et les laissa trainer derrière le dolmud en rubans effilochés. En s’approchant rapidement du conducteur, qui fumait une clope en dehors de son poste, le général tira deux balles dans son ventre.
- Pauvre gréviste, barre toi !
Il ouvrit la porte en renversant son corps par terre, où le sang coula avec les rigoles effervescentes. Le président se ajusta le siège et prit le volant. Le bus s’emballa vivement. Les autres passagers se dépêchèrent à remonter dans l’enceinte du bus. Les roquettes s’allumèrent. Ils reprirent le chemin de Paphos, en suivant les indications du panneau publicitaire. Le général avait changé de visage. Le ministre ne comprit pas la nouveauté, mais le docteur l’apprécia.
Cependant, ce que représentait la fille dans le sens métaphysique, le général ne sut pas, car il n’avait jamais considéré si la fille d’or pouvait être réelle, qu’elle pouvait exister, ni dans quel sens il la baiserait, présenté ainsi avec l’opportunité. La machine accéléra à une demi-Mach, et les passagers ressentaient les sensations des petits décollages qu’expérimentait l’appareil sur les parties moins plates de la route. Hérissant, le mélange chaotique des bruits primaux des moteurs faisait fondre les tympans des oreilles des passagers les plus rapprochés des turbines.
- Monsieur le président, pouvez vous conduire plus commodément. Vous allez me faire renverser mon frappé, dit monsieur le médecin en tenant loin devant son siège son verre en plastique qui contenait ce fameux élixir qui nourrit l’âme.
- Je dois vous tenir informer aussi, monsieur, le président, rejoignit le ministre en s’approchant du siège du conducteur, que nous y sommes presque arrivés déjà à notre destination, et personnellement je ne me fierais pas à cent pour cent, aux systèmes de freinage. Surtout que nous avons coupé les para-parachutes sans vérifier qu’il y en restait une deuxième chute de sauvetage et renfort, ce que, franchement je doute, très craintivement, étant donné l’état des lieux.
Le général tendit sa main vers son arme. L’autre disparu avec peine vers l’arrière. Il mit la ceinture. Le président général roulait avec extrême préjudice contre le code de la route et les bonnes mœurs de naguère. Lors d’un grand virage montagneux, le pilote défonça l’accélérateur tandis que la main tint fermement le volant pour garder la ligne droite. Les quatre grosses roues lâchèrent une dernière fois l’emprise de la terre ; la fusée décolla de la route entièrement. Monsieur le président ouvrit sa porte, en s’accaparant du para-para chute de sauvetage qu’il avait ramené de l’arrière de l’appareil où il en avait coupé le premier parachute pour redémarrer le bus, et fit un pas maladroit dans l’air. Il tomba en arc comme une flèche, le moment critique de son apogée derrière elle.
Il déploya la parachute sans difficulté à cinquante mètres d’altitude, la limousine s’écrasa dans le bâtiment d’à côté : un crache immobilier. Dans le bouleversement oblique de leur atterrissage, le général, les pieds devant, le corps horizontal derrière, fut ralentit par les cordes attachées à la veste, qu’il lâcha lorsque ses pieds touchèrent la terrasse du container-bar où dansait la gonzesse, juste après avoir laissé le vent le remettre debout, au perpendiculaire. Comme un kite surfer qui revient sur la plage et démonte son équipement savamment sans perdre un pas.
















Chapitre douze 




C’est un peu dégoûtant d’en parler, même maintenant, tant de temps après, de ce qui s’est passé. Du passé en premier avant les autres, je ne voudrais pas aborder certains sujets, qu’ils soient essentiels à la narration ou pas. J’aimerais plutôt oublier encore. Si en vous racontant je pouvais m’enlever ces souvenirs lourdasses, si en te narrant mes récits débiles je pouvais m’en débarrasser, alors conterais je mon histoire jusqu’à la fin de mes temps dans l’espoir de m’y échapper. Quelques soient les conséquences pour l’humanité de devoir faire quelque chose avec le récit. Je m’en libérerais n’importe comment. J’en commettrai d’autres pêchers vénaux uniquement dans l’optique de faire disparaître la mémoire trop claire d’un autre événement plus sombre que noir.
Je n’en saurais plus rien. Si ma volonté se faisait, je serai une légume jusqu’à ma mort. Plus rien de la vie à leukosie, plus rien de la traversée, plus de Paphos, plus des déesses, plus des hommes, plus de comment je me suis retrouvée dans cette boîte à Lefkosie, ni de pourquoi j’ai renoncé à accompagner le général. En fin de compte j’ai eu tort, car j’aurais préféré la guillotine figurative qui les attendait à leur retour que cette disparition éternelle sur l’île aux extrémités des empires. Il y eut des gens noyés dans le bain de sang médiatique que fut la dégringolade de l’administration. Moi j’aurais fait n’importe quoi pour y être.
Plus que tout le reste, je m’en veux terriblement de ne pas avoir pu la retenir dans mes bras, la garder à jamais. Je ne voulais pas qu’elle aille. Elle m’a échapp… me fut arrachée. Je ne sais plus. Je ne veux rien savoir. La vérité ne pourra voir la lumière, et la lumière ne saura trouver sa face ensablée. Et en dépit de mes volontés misérables je ne meurs pas et tous les sentiments qui me restent me déplaisent, et les pires regrets occupent la plénitude de mes temps éveillés, si le mot est approprié. Je partagerai le reste de ma vie avec mes démons.
Je l’ai laissée aller. J’ai fait le choix de la lâcher. Je n’en voulais plus d’elle. Et en me lâchant, je vis dans ses gros yeux verts et jaunes et bleus, qu’elle voulait partir. Elle ne pouvait se séparer de Parpija.
Chère chose, qu’elle fût. La précieuse Isabelle. Elle ne valait rien dans leur équation ! Ces bâtards en costume. Ils m’ont tout pris. Ils me l’ont ravalée ! Toute fille qu’elle était. Pour rien. Parce qu’elle prétendait parler pour la déesse. Prétendait en être sa fille véritable, en héritage directe et courte !
Et moi. O moi. Et moi ? Qu’est ce que ça importe ? Je suis restée, elle est partie. Sasha ne vient plus me voir. De temps en temps peut être. Il est grand maintenant. Il a des enfants. Il ne me reconnaît plus. Ses enfants ne m’appellent jamais.
Je ne fais plus bander ni mouiller comme avant, apparemment, on me dit. Je travaille encore. Pourquoi pas ? Même si je n’avais pas besoin du fric, ça m’occuperait. Je fais encore la scène comme avant, ou j’essaie gentiment quand l’arthrite me gêne trop. Ma boîte est devenue musée érotique, mais la spectacle devrait tendre vers une sorte de show de bête curieuse, non ? Je ne sais pas. Personnellement, je ne vois plus l’intérêt à me regarder encore, si ce n’est pas par méchanceté.
Je recommande à mes clients d’aller voir mes clips sur télé. On me dit que je reste une vedette dans le panthéon des stars. Ça m’est terriblement touchant que je fasse jouir encore et encore les gens, chaque génération arrivée à l’âge viendra me voir, viendra se faire des hallucinations sur moi. Je n’ai jamais rien touché pour ces milliers de milliards de clics sur mon clitoris, je ne recevrais que des récompenses méta-éjaculatoires. Mes seins éternels seront parfaits jusqu’à la fin de l’humanité, et même après si ça se trouve que les serveurs nous héritent le monde.
J’essaie de garder le positif en vue. Mon analyste me dit que je ne vois pas que je reste encore fixée sur les idées négatives du passé, et même si je suis d’accord, cela ne suffit pas à me changer les idées.
Ça me revient en permanence. Ça me ronge comme un chien son os. Il va tout avoir. Il ne laissera rien derrière quand il se lèvera pour trouver son prochain repas. Ce salaud me l’a dérobée ! Sans rien demander, il a prit tout ce que j’avais. Tout ce que je comptais cher et important. Il me l’a prise ! Il m’a ruinée ! Il m’a détruite ! Je n’ai plus rien. Je n’ai rien. Ma vie s’éternise, mon corps se lâche. J’essaie de me concentrer sur les atouts que je possède, et les compétences que j’avais ou que j’ai encore. Mais je n’étais jamais rien à personne. Et de surcroît, j’en étais heureuse. Pourquoi sont ils venus ?
On me les avait confiés parce que j'étais encore vierge, et alors je pouvais être en présence de Parpija et de sa prêtresse. Au début je ne voyais pas pourquoi je devais aller avec eux. Il y avait d'autres vierges à Leukosie, et il me semblait de la folie de suivre tous ceux qui étaient partis vers l’ouest, après la disparition de la frontière, et qui étaient portés morts depuis. Mais dont on n’aurait jamais une histoire cohérente pour conclure définitivement la vie.
Plus tard je compris qu'Isabelle m'avait désignée guide, contre l'avis de son frère qui voulait qu'un autre homme les accompagne. Isabelle eut dit que Parpija devait se rendre à Paphos, et que la déesse l'avait choisie, elle, sa porteuse ainsi que son frère jumeau, chef et moi, guide.
Tous consentirent à cet arrangement, sauf moi. Quand la nouvelle me fut apportée, une panique me saisit. Aux emprises d’une terreur que je n’avais jamais imaginée, je plaidai aux genoux de Parpija de choisir quelqu'un de plus volontaire, de plus capable. Isabelle dit que Parpija n'aurait autre guide que moi-même. Je crois que derrière les prononciations divines, se cachaient les intentions malines de la petite, pour choisir quelqu’un de facile et faible comme moi. Quelqu’un qu’elle pourrait ménager aisément. Le conseil des vieux m'ordonna sous peine de mort à obéir aux décrets de la déesse. Devant l’assemblée et le conseil et une foule silencieuse, je baissai la tête, baisa le marbre au sol devant le chef du village. Je pris Isabelle par la main et nous sommes partis.
Les rares gens qui étaient revenus de leurs soi disant aventures occidentales, parlaient d'explosions de la terre, à chaque pas presque en dehors de la ville. Ils s'avançaient, et puis tout d'un coup, la terre commençât à vomir du feu par tout. Ils se retournaient et courraient ver les portes de la ville, mais la terre crachait de nouvelles irruptions, qui ravageaient les fuyards. Mais parmi les nombreux gens qui en parlaient de ces cauchemardes terrestres, nul ne parlait vrai, car personne qui traversât la frontière ne revînt.
Au fait on disait ça pour dire aux autres qu’on était nous aussi menteurs, pour ne pas être quelqu’un d’honnête dans une société corrompue. L’image de corruption ternit, mais l’honnêteté dégoûte.
Je suis contente du fait qu’autant de spermatozoïdes ont été gaspillés à mon égard, et s’éparpilleront sur les claviers et les caleçons de générations d’humains, frustrés.
Comme d’habitude, je m’y suis mal prise. Dans cette aventure, j’aurais du prévenir, il n’y aurait que de victimes et de perdants et de mauvais, car je m’y suis lancé avec l’intention de parler de la vie. Et j’en suis arrivée au bout de mon récit. Les jeux sont faits, et je n’aurais jamais la suite, mais de toute façons, quel intérêt ? Qu’est ce que j’en ai à foutre de ce qui se passe à n’importe qui ? J’en suis loin d’être la plus souffrante de cette malheureuse vague d’humanité. Chaque souffle est le dernier pour ce qui me concerne. Ça me va comme ça.
Quand le général débarqua sur ma terrasse, je ne fis pas d’attention particulière. Un client. J’étais encore belle. Ils venaient, je dansais, ils ne partaient plus. Ils vidèrent leurs poches, leurs portefeuilles, leurs comptes bancaires, leurs comptes non-déclarés, ils vendaient en gage leurs objets les plus précieux. On les mettait à la porte quand les montants touchèrent le néant.
Je vidais les essences des hommes, de l’homme, des femmes aussi. Le corps que j’habite, mais qui m’est extérieure absorbait, buvait cette partie intime de l’homme. La fluide dense comme rien d’autre nécessairement.... 

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