copyright 2014 tout coule
(un roman inachevé)
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chapitre un
La chaleur était plutôt de
l'ordre tolérable, au dessous de la voûte vertigineuse de palmiers
et d'eucalyptus. On but une gorgée pendant que le soleil coulait
entre les deux longs nuages parallèles que l'on ne voyait pas aux
horizons marchant vers l'est. L'iridescence tombant du ciel parvint à
asperger quelques endroits autour de nous, que la voûte
n'adombrageait pas. On s'était allongés sur un tapis de feuilles
mortes, crispées dans la friteuse qu'était la forêt. Les enfants
se couchèrent, l'un à côté de l'autre, sur la pente que donnait
un berceau de racines déterrées, au bas de la colonne camouflée
d'un eucalyptus ancré dans la terre raide. Je fumai une cigarette,
laissant stagner les volutes de mon haleine brumeuse. Quand j'eus
tout imbibé, je me mis à tourner en m'éloignant progressivement
des enfants. Je revins à notre camp dans le noir. Le garçon fut
déjà parti.
Sans faire de bruit, je
rassemblai les armes qu'il avait laissées derrière et je réveillai
la petite pour partir. Elle tripota autour, trouvant ses sandales et
sa poupée. Avant de mettre ses chaussures, elle s'agenouilla devant
la déesse pliée en angle droit, et murmura un chant en son honneur,
rythmique et plaisant. C'était la chanson de réveil, qui redonnait
naissance au monde. D'habitude on la chantait au retour de la
lumière, mais les choses étaient un peu à l'envers, alors on
s'adaptait.
Après avoir déjeuné sur des
figues et des barres de sésame avec sa prêtresse, la poupée se fit
remise à sa place dans le sac à dos, à côté des munitions. Le
nuage bloquait toute lumière maintenant, on allait avoir un peu de
temps, ou peut être un peu plus, pour pouvoir bouger tranquillement.
Il fallait s'habituer à la marche dans le noir mais nous préférions
tomber sur un loup que sur un nid de sniper. Et puis il faisait
terriblement doux, tout d'un coup comme ça, sans la tyrannie du
soleil. La vie semblait s'arrêter, même s’il n’y en avait eu
aucune trace auparavant, on pouvait imaginer ce que c'est que la
mort.
Quand le nuage était
particulièrement dense comme ça, on pouvait se permettre de
s'arrêter et de faire sommeil comme un bébé, cachés des regards
thermiques dans les sous bois, mais c'était vexant de se réveiller
dans le noir. De ne rien souvenir de ce qu'il y avait autour de toi,
ni de combien de temps tu avais dormi. Dans ces cas, il fallait
attendre encore que le soleil revienne et brûle tout devant lui,
dans un brouillard violet. Quand les retombées eurent goupillé
suffisamment sur les larges frondes des palmiers, elles tombèrent en
gouttelettes roses qui illuminèrent le sol.
Et puis lorsque cette aube
terrestre se déclara, les aboiements de l’artillerie ne tardèrent
pas à cracher de nouveau, venant de la ville en échos qui raclaient
dans la forêt. Quand on se trouvait dans les parages des zones
ciblées, on resta où on se fut planqués et fit semblant de se
moquer des missiles errants.
En suivant le sentier dans le
noir, on pouvait dégouliner dans les passages étroits de la
montagne, et même courir avec les yeux fermés, parce que les pieds
y voyaient mieux. Dans la sûreté de l'ombre, avec Isabelle sur mon
dos et le petit se précipitant devant comme un chevreuil, nous
avions mis des longues distances aveugles et insensées entre nous et
Lefkosie. Parfois lors des intervalles sombres des nuages, nous
escaladions les côtes rocheux et accidentés des Kyrénies, pour
tracer l'échine de leur dos comme des déments drogués et
suicidaires. Accumulant un élan surnaturel, on grimpait les falaises
en trois ou quatre mouvements brutaux, rechutant après dans le noir
le temps de quatre ou cinq battements du cœur, à peine glissant sur
les roches aiguisée et invisibles au fond d'une crevasse, avant de
sauter ou retomber encore.
Mais on n'avait pas toujours
la force de laisser affluer ses jambes. Alors on se contentait
d'aller plus lentement, en trébuchant comme des aveugles pendant des
éternités entières. Ramper les pentes raides. Sasha, lui, n'en
manquait jamais d'énergie et filait loin devant lorsqu'Isabelle, sa
sœur, et la déesse, Parpija, et moi commencions à traîner trop.
J'étais en train d'effacer les traces invisibles de notre passage quand Isabelle et sa maîtresse partirent ensemble. Comme si elle marchait sur des cailloux qui font mal aux pieds, Isabelle avança à petits pas qui interrogeaient le sol. Ma main tira la culasse mécaniquement. Au bruit du réarmement, je me mis en route derrière elles. Les racines disaient où il fallait mettre le pied, et Isabelle fredonnait mélodieusement à toute petite voix.
Il y avait trois ou quatre
nuages que l'on avait commencé à descendre des hauteurs des
Kyrénies. Depuis, les arbres n'avaient cessé de grossir, jusqu'à
ce que l'espace entre les troncs se réduise à un filtre
trigonométrique qui permettait à peine notre osmose. On ne put
bouger qu’en arcs liminaux, par un chemin qui nous permettait de
faire qu’un pas en avance au coût de trois en arrière, dans
l'enveloppement complet du noir. Nous traversâmes la forêt ronde ne
sachant jamais si on marchait dans la bonne direction, ni à quoi
nous devions s’attendre à la sortie non plus.
Cependant, au fil des marches,
nous fûmes entrés dans une large plaine tropicale, plafonnée par
la verdure démesurée de quelques gigantesques arbres. Quand il n'y
avait pas de nuage on s’arrêter pour se baigner dans une chaleur
visible, dans cette lumière ondulante verte et rose où dernièrement
nous avons trouvé du repos. On eut traqué la douceur du sommeil
reveux comme si elle eut été une bête timide et nourrissante. On
la taclait avec nos grands bras fatigués, s'enroulait avec elle, se
perdant lors de la chasse, pour se réveiller dans une autre contrée
que celle où on se fût endormis.
Là maintenant, dans le noir
en dessous de nos pieds et tout autour, l’assemblage des arbres
semblait encore s'éclaircir, devenant imperceptible ou inexistant et
pas juste sombre. Bien que nous ne voyions rien encore d'autour, les
troncs étaient maintenant moins épais et plus rares. Les racines
disparaissaient sous nos pieds, dans le sol, de plus en plus
granuleux. La large bande horizontale progressait encore dans le
silence qui nous entourait, et nous commençâmes à croire pouvoir
distinguer les tracées des formes du paysage devant nous.
Avant que le soleil ne retombe
à travers deux lignées grises, je tâchai de trouver la protection
d'un abri végétal où on pourrait éventuellement se poser les
affaires et les membres. On se dirigea vers une assemblée de
quelques petites plantes proches du sol, qui s’étaient obstinées
à notre chemin. Je mis la sacoche par terre et les armes. Isabelle
chercha à se rendormir aussitôt dans un courant d'air froid et
lourd, comme au fond d'une mer tépide, et puis la lumière
réapparut.
En me tournant vers l'ouest,
je la voyais de loin revenir. J'eus le sentiment de voir pour la
première fois tout l'horizon devant moi. Personne ne me l'aurait
décrit, mais je me demandai pourquoi je ne savais pas comment
c'était. Un fin fil rose et pourpre, tout mince encore, l'éclat
linéaire d'une rage folle, visible aussi loin à gauche qu'à droite
qu'on pût voir, interrompu à un certain point du sud ouest par la
forme invisible de la chaîne de Montagne des Troödos. Je me
détournai le regard à droite et à gauche mais cette ligne brûlante
au milieu d'un noir infini ne m'échappa pas. Je mis mes lunettes,
car la luminosité bi-dimensionnelle venait vite et je l’épiai de
très loin encore.
Un instant, les tracées
lointaines des échines du dos des montagnes Troödos furent
illuminées, comme une image figée dans l'œil par sa brillance,
avant de se faire anéantir par la vague infra-chrome qui traçait
vers nous. Loin derrière ces montagnes quelque part, il y avait la
terre de la pluie, ou au moins, on disait qu'elle y existait.
Je pris des grosses lunettes
de vedette, blanches aux bords avec des lentilles noires matte, et
les mis sur l'enfant assouplie dans la brume rose et jaune autour. Je
ne voulais pas qu'elle se réveille et s'aveugle d'un coup stupide.
De toute façon, la petite ne pouvait plus dormir car la lumière
rouge traversait ses paupières maintenant. Sans ouvrir les yeux on
voyait la ligne rougeâtre, fâcheuse. L'embrasement solaire prit
forme de mur qui s'approchait de nous en s'accroissant. Ça nous
avalerait bientôt.
Lorsque l'arrière de la bande
passa au-dessus de nous, tout baignait dans un or brun et grisâtre.
Un orage de hampes violettes s’écrasait devant nous dans un désert
bossu. La chaleur devint totale. On avait eu de la chance à trouver
cette oase dans les ténèbres. Tout autour on ne voyait que le
désert. Très vite, réchauffés par la chaleur, les sables
s'engloutirent en semoule, mais presque en même temps tempéré par
les rigoles de radiance pluviale qui se filtraient entre les granules
infiniment petits.
On déballa les tuniques
dorées. La petite avait insisté dans une scène terrible à ce que
nous les emmenions. À l’époque, j’avais accepté avec
réservations mais j’étais contente de les avoir dans le moment.
On se les mit et disparut dans le désert, seuls le Kalachnikov et le
lance-grenade en bandoulière apparaissant au-dessus du tissu doré
des ponchos. Ni Isabelle ni moi n'avions pas le souvenir d'avoir
marché aussi loin depuis notre dernière pause pour en être
arrivées là, mais en tous cas, la forêt avait disparu de vue.
Peut-être fut-elle recouverte par les sables du désert. Il semblait
peu probable que nous nous soyons trompées de route. Est-ce que
Sasha était passé par là? Il était loin maintenant peut être.
Est ce qu'il avait pris sa tunique?
Chapitre deux
Un militaire sans traits
distinguant de visage, attifé d'un uniforme bleu marin, épinglé de
trois cent quarante neuf étoiles multi-radiantes, une pour chaque
colonie écrasée sous sa botte luisante, parlait devant un petit
public composé de pourparlers et de journalistes :
- Mes très peu chers
concitoyens, je vous remercie de nous avoir accordé cette visite
dont nous garderons tous, j'en suis sûr, un très heureux souvenir
et aussi ..., il dit en faisant tinter un spécimen de l'objet en
question … ce porte-clés imprimé au logo de cette conférence.
Nous vous prions de revenir dès que nous trouverons un moment
convenable à moi.
Malheureusement, on m'informe
que je suis contraint à vous quitter. Apparemment j’ai un
rendez-vous à Berlin et de toute évidence le temps presse… et la
presse, tant ! Essaya t-il.
- Néanmoins, rappelons le
nous, je suis très heureux des engagements pris ici pour entamer des
progrès, et j'en suis tout aussi heureux des progrès entamés ici
dans l’optique de prendre des engagements. Mais l'honneur est à
moi de vous faire partie de mes pensées les plus intimes, en vous
disant que tout porte à croire que nous ne manquerons pas de belles
occasions de se revoir.
Applaudissements. En gardant
droit devant les yeux, chaque représentant dans l’assemblée
débita son récit journalistique ou analytique sur le discours du
général. Le microphone blanc pendu devant chaque bouche émettait
un son blanc qui les rendait tous muets, lorsqu'ils s'écoutaient aux
écouteurs. Sans le moindre son, chacun exprimait la position de son
pays municipal, vis à vis les remarques que venait de faire le
général, sur le fait que leur représentation soit tout aussi
contente de cette rencontre productive et prometteuse. La tendance
était de s'accorder sur le bonheur éprouvé vis à vis de cette
rencontre, mais certains des critiques se penchaient plus vers
l'extrême bonheur. Dès qu'un s'est exprimé en ce sens, tous les
autres se sont vite rattrapés en déclarant leur extase inestimable,
s'allant jusqu'à s'épanouir devant la caméra.
Le général se glissa vers
une sortie de secours. La porte s'ouvrit et un jeune musclé en
scaphandre camouflé fit pas vers lui.
- Général, il salua, suivez
moi, l’avion vous attend, Général.
Ce dernier ne se tint pas
compte de la présence de l’autre, conservant son regard et ses pas
serrés au but, il maintint le cap.
Le couloir devint un pont
entièrement vitré, entre deux rangées de mines administratives,
plombant les entrailles de la terre. Le général et le pilote
passaient par un tunnel d'air, entouré d'une vaste mer suspendue. En
dessous de leurs pieds et des deux côtés de la voie aérienne,
tombait le vide embué des canyons. Les herscheurs administratifs
tapaient encore à la houille bureaucratique, leurs ombres
gesticulant avec beaucoup de professionnalisme, visibles à travers
les quelques fenêtres troglodytes illuminées.
On aurait vu dans les
profondeurs, loin d'ici et là bas, les petites étincelles des
lampes trompées, flottantes comme des méduses au milieu d'un
gouffre aquatique, qui signalaient l’existence civilisée. Là, où
l’abîme descendait très profond et puis s'arrêtait brusquement,
il laissait place à des camps de rouille et de plastique, qui
avaient su s'agglomérer contres les falaises, comme des plaques dans
une veine. Paris. Les deux hommes traversèrent l'allée, semblèrent
voltiger juste au dessous de la surface de la terre.
Les cordes d'eaux
phosphorescentes que les nuages pleuvaient continuellement avaient
érodé tout le continent occidental, et finirent par le rendre un
gigantesque système de gorges serpentines, qui devenait de plus en
plus sombre vers leurs fonds, que personne d'importance n’aurait
jamais vus.
Par degrés les murs du tunnel
se tinrent blanc car la lumière retomba. A cette hauteur, tout
contact avec le feu brûlait à travers la chaire humaine. En
marchant d'un pas brusque à côté du général, le jeune pilote lui
demanda,
- Général, vous vous êtes
décidé au sujet du Vautour, général?
Le général s'arrêta et se
retourna. Le fixa le temps que le pilote clignote. Ce dernier rouvrit
ses paupières en gardant une image très claire, imprimée dans son
esprit, de la main douce du général qui le prend de côté dans un
creux monoplexe dans le mur vitré de la voie aérienne. Le général
s’approche à quelques centimètres de l’homme en face de lui.
Ils font à peu près la même taille, mais les talons des bottes du
général lui donnent une toute petite supériorité. Il sourit et
l'interroge,
- Votre nom ?
- Général, l'avion vous
attend …répond le lieutenant en son imaginaire cauchemardesque où
on ne contrôle rien de ce que l’on dit ou fait. On s’observe
plutôt faire des grosses bêtises sans pouvoir y intervenir.
- Votre nom
- Général, Sinclair, Général
- Votre rang
- Général, Lieutenant,
Général
- Vous êtes le pilote?
- Général, oui, général
Il respire. D'un ton calme et
relâché, le général s’engage :
- Lieutenant, tu ne
m'adresseras pas la parole
Il fit pause, pour rire sous
cape, et puis continua comme avant :
- Tu ne me salueras pas. Tu ne
me regarderas pas. Jamais, sous aucune condition. Même, imagine un
instant que c'est pour me dire tranquillement par l'interphone de
l'appareil que tu pilotes, et qui se trouve en chute libre à deux
cent mille mètres, que nous avons tout juste le temps pour sauter
avec une para-parachute et se sauver la vie, et bien même dans ce
cas là, si j'entends votre misérable voix d'enculeur de porc
chuchotant le moindre bruit insignifiant et dégueulasse, je dédierai
fanatiquement le reste de ma courte vie à pourrir la sienne à tel
point que tu serais très heureux quand l'avion s'écrase dans une
boule de violence. Oui, tu serais très content à ce moment là,
sauf que, le fait de savoir que ta famille ne sera en rien épargner
de ma cruauté -car je t'assure qu'avant tout que toute ta famille,
et surtout les plus innocents, souffriront de longues années en
pénurie presque écstasiée avant de mourir sous le poids des dettes
colossales, accablantes, et arbitraires, que je leur ferai attribuer
posthumément. Ils seront tous rabaissés en dessous de leur propre
statut de sous-humains pauvres, misérables, paresseux. Porteurs
d'une accumulation d'un éventail radieux de dettes astronomiques, on
leur forcera d'accepter des prêts complètement absurdes et
incompréhensibles, dont le langage juridique sera à la fois
illisible, incompréhensible, et injuste, à un tel point que ça
leur fera rire et pleurer en même temps lorsqu'ils signeront ces
pactes irréversibles et sujet aux conditions de nos banques les plus
réputées pour leur méchanceté. Ecrasés, cassés, par ces dettes
hypothécaires, de credit révolvant, de prêts obligés et et même
quelques dettes encore qu'ils auront inventées ou concoctées au fil
des années- le fait de savoir cela sera pire que n'importe laquelle
punition atroce que je t'infligerai brutalement dans nos dernières
secondes sur terre. Je n'ai pas à vous assurer que tout cela est
déjà bien mis en place au cas où.
Il respira.
- Et juste pour que ça rentre
bien dans ton cerveau de crapule, soyons très clairs, si vous auriez
eu, par je ne sais pas quelle manie, l'envie de répondre un truc du
genre "Général, oui, général", après que j'aurais fini
de parler, là ... c'est compris ?
Il reprit plus sérieusement,
- C'est bien. Parce qu'il ne
faut pas trop s'inquiéter. C'est très simple. Personne ne
t'adressera la parole, personne ne saura ton nom où à quoi tu sers.
Tu ne sers à rien, tu n'es rien, même pas le plus pauvre des cons.
Est-ce bien clair?
Ils se remirent en route vers
la rampe de lancement, situé sur le toit du ministère de
communication, devenu progressivement à la fois, le siège et
l'unique organe du gouvernement. Le général se garda deux pas
derrière l'autre. À la fin du couloir, après avoir regagné
l'autre côté du canyon, le calme du terminal régnait. Douze
légions de ministres et de conseillers attendaient son arrivée dans
la lumière froide des lampes bleues halogènes qui barbotaient près
du plafond sculpté en forme de tulipe fermée.
Devant ses troupes, le général
prit le stylo que lui tendait un robot et fit quelques gestes vagues
dans l'air, mettant en marche tout un train d'activité
ministérielle. Sur les moniteurs ainsi que sur les grands écrans
que projetaient holographiquement une petite rangée de robots, on
voyait fluctuer le PIB de Paris, porté à quarante trois chiffres
après le virgule, ainsi qu'une centaine d'autres jauges,
d'indicateurs, de signaux économiques, et de régressions
multidimensionnelles, provenant de toutes les colonies continentales
et outre mer françaises. Les chiffres et les lignes furent entraînés
dans tous les sens en concordance avec les mouvements de capitaux que
les décrets du général, ratifiés aussitôt que considérées,
engendraient.
Une commotion silencieuse
commença à écouler des cercles costumés dans l'arrière plan de
la scène, des rires délirants coururent vers les ténèbres. Un
homme se tira une balle. Son voisin lui fouilla les poches.
Une fois la besogne économique
accomplie, et les décisions applaudies, le général ajouta des
petites touches personnelles aux chiffres pour arrondir les
résultats, concluant son travail. Il jeta un coup d'œil méprisant
sur sa côte de popularité, qui languissait autour des 240%. Sa
courbe avait fléchi à la suite des répressions sanglantes à
Madrid et à Rome et en Wallonie. Le vieux continent grognait.
Sinclair, en arrivant au
terminal, avait filé droit vers l'avion. Il grimpa l'échelle jaune
qui tong tongonnait sous ses bottes. Arrivé au dernier rang, il se
mit sur son dos, s'accrochant aux poignées au plafond du poste de
pilotage, et rampa dedans, entre la coque blindée et la mâchoire
furtive de la grosse bête.
Il attacha les câbles à son
scaphandre et se mis les pieds dans les étriers à chaque côte du
copilote, qui se prônait dans le nez du fuselage. Suspendu au
plafond, le lieutenant fit descendre son casque, et puis la coque
noire de la cabine se serra bien contre le dessous, scellé par un
cri assourdissant. Avec sa tête coincée dans la pointe même,
allongé sur son ventre, le copilote étendit sa main derrière lui
et fit signe du rotor. Les turbines chuchotèrent et commencèrent à
brailler.
- Putain c'est un trou de
balle ce con.
Répète ça, j'entends rien"
répondit le sous-lieutenant.
- J'ai dit, ‘putain c'est un
trou de balle ce con’.
- Qui ça ?
- Le général.
- ....
- Tu m'entends bien, Louis ?
- Non, je crois pas, tu parles
du général ?
- Tu m'entends ?
- ... Tu lui as parlé ?
- Ben, pas trop au fait.
- Tu m'étonnes ! T'as fumé
un truc là, ou tu veux que je conduise ?
- Non, d'accord.
- Mais, on t'a pas foutu une
balle dans la tête? Tu penses pas que ta famille soit en danger
imminent maintenant là?
- Non, oui ... t'as raison,
mais ça va aller...
Un silence s'y fit installé.
-... Le mec, mais,
complètement à côté de la plaque" se dit le copilote.
- Ok, j'ai compris, laisse ça.
Comment les bombes?
- Tout normal, on est bien
arrosé aujourd'hui.
Ils manièrent les divers
interrupteurs, boutons et leviers du tableau de bord.
- Ca veut dire?
- Ca veut dire que tu risques
de me chier dessus, lieutenant.
- C'est déjà chose faite
- Je m'en doutais
On attendait encore son
arrivée.
- Dis moi, as tu déjà senti
ce gars?
- Tu parles encore du général?
T'as rien compris de ce qui t'est arrivé juste là?
- Oui, le général, tu ne
l'as jamais reniflé, un peu discrètement?
L'autre mit son temps à
répondre.
- Non, pas vraiment, parce que
je suis pas pervers, et puis je m'imagine que c'est un crime assez
grave de le sentir exprès comme ça. T'es vraiment perché, toi.
- Non mais, quand même, quand
il s'était arrêté et m'a fixé, j'ai failli me vomir dessus, tant
ça sentait la merde. On dirait de la merde à la menthe presque, tu
vois?
Ayant remit le stylo à sa
place dans le robot, le général embarqua l'appareil par le petit
escalier pendant de l'unique porte vers l'arrière du fuselage. Ils
franchirent la frontière Alsacienne avant que le général ait eu le
temps de savourer sa petite cannette de coca lite. Pour contourner
les emplacements bruxellois, il fallait passer par les Alpes. Une
fois que l'avion atteignit l'apogée de sa spirale parabolique, dans
la haute stratosphère au-dessus du Mont Blanc, le pilote ralluma les
fusées thermo-carbonites. Doucement, l'axe de la télémétrie se
réorienta vers Berlin. Tout devint bruit atroce.
Le général but
tranquillement sa canette, ils descendirent brusquement du ciel. Les
engins pointèrent le sol et casèrent les dix-neuf barrières de son
que l'appareil avait brisées en accélérant jusqu'au tout dernier
moment. A son arrivée, l'avion tout éclatant ébranla l'atmosphère
générale du tarmac. Les fenêtres poly-plastifiées du terminal
ondulèrent visiblement. Le métal poli et luisant du fusée-planeur
miroitait dans la vapeur sèche qu'il exhaussait.
La petite coterie de putes
achetées et de politiques vendus qui l'attendaient au terminal
eurent eu à passer un laps de temps inconnaissable mais extrêmement
long en s'avachissant dans les larges sièges métalliques de
l'espace voyageur. Descendu de l’appareil aux applaudissements
pré-enregistrés, le général ne perdit pas de temps à jouer avec
le stylo que lui proférait un petit robot poli, bien plus efficace
que le sien, trottinant à son côté. L'archichancelier ne put
évidemment s'empêcher de montrer la suprématie du complexe
désindustriel berlinois. La première chose que fit le général,
fut de se faire faire réserver une table chez Fritz, le comble de la
restauration sybaro-chic berlinois.
Il fit faire aussi un appel,
afin d'harceler sa date qu’elle s’y rende en tenue correcte et
avec des amis pubescents.
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Chapitre trois
A Berlin, on a l'impression de
respirer mieux. La brume presque constante ici pèse parfois sur les
esprits mais les rares moments de soleil donnent une bonne
impression. Les vraies guerres se passent suffisamment loin pour
permettre une vie que l'on voudrait croire historiquement paisible.
Vouloir croire que notre âge
est le plus glorieux de tous les temps est un devoir moral, et aussi
une importante discipline scientifique qui consiste à montrer par
combien et comment nous vivons mieux que tout le reste du monde de
toute époque de toute l'histoire humaine. Bien que la grosse
majorité de gens - environ ... tout le monde - ne sache pas que ce
secteur de l'académie existe, sa téléologie se résume dans une
lutte perpétuelle à prouver, par tous les moyens à disposition
que, d'un côté, notre époque est la plus glorieuse de l'histoire,
et que, de l'autre, notre société -berlinoise dans mon cas- est la
plus civilisée, heureuse, et juste de notre ère.
Le département d'Études du
Bonheur Contemporain de l'université de Berlin compte pour lui seul
plus de cent mille chercheurs. Certains non-initiés se demandent
comment, avec tous les problèmes sociétaux et structuraux que
traversent le monde maintenant, pourrait on trouver assez de travail
dans ce seul domaine pour autant d'universitaires. On aurait supposé
qu'il n'y en aurait pas assez de bonheur pour tous ces chercheurs,
mais au contraire, plus la situation de la cité et du monde en
général se dégrade, plus il faut investir dans la recherche pour
trouver de nouvelles preuves irréfutables d'épanouissement général.
Et encore, chaque nouvelle
génération naissante ramenant un bonheur plus que celles
d'auparavant, et la vie étant rendue, par ce fait, nécessairement
plus excellente et harmonieuse pour tout le monde, mais surtout pour
nous les Berlinois, il faut recommencer à expliquer pourquoi toutes
les autres époques que jadis nous avons décrites comme les plus
remarquables et singulièrement bonnes de toute l'histoire future et
passée furent en réalité que de la misère en comparaison avec
celle ci que nous vivons si heureusement actuellement.
Voilà en deux mots la besogne
d’EBC.
Mais alors que ces sources de
sagesses, ces usines de connaissances et de reconnaissances,
demeurent inconnues du bas peuple, ce dernier en a clairement besoin,
au delà des contraintes juridiques qui l'obligent, de participer
pleinement au bonheur contemporain et d’adhérer à la doctrine
universelle de sa vérité.
Pour accompagner ces pèlerins
d'ignorants laïques, qui veulent prendre part au mystère de la
science humaine, une douzaine de revues, identiques les uns aux
autres, sont produites de temps en temps. Comme ça, tout le monde,
même les plus misérables et bas de la société peuvent suivre le
progrès fulminant de l'ensemble. Cela donne l'impression de
progresser mentalement, que de savoir que le PIB de Berlin à été
multiplié par deux cent mille en trois générations, et celui de
Paris que par cent cinquante mille, ou de connaître le montant exact
des déficits externes, internes, et spirituels de leur pays.
Pour héberger ces pieux gens
lorsqu'ils errent en voyage intellectuel à la requête du savoir
total, des cathédrales théoriques s’érigent en plein air,
soutenues par des ficelles magiques invisibles et indiscutables. Les
moines voués à l'entretien de ces temples les y entassent par
milliers, ces pèlerins. Ils leur accordent un petit espace raid au
sol rocheux et froid, le temps d'une nuit ou d'une semaine. Ils font
chanter les louanges du présent et prêchent l'enfer pour tous ceux
qui n'ont pas le courage et la foi de venir découvrir la réalité
réelle des choses. Qui errent à travers un paysage psychique vague,
perdus et effrayé par tout ce qu'ils voient, ce qui n'est que de la
brume grisâtre et épaisse. Là, au moins, ils avaient un toit qui
les abritait, et la chaleur humaine des autres couchés par terre aux
côtés. Qu'importe quelle église ou confession, l'important c'est
de pratiquer une foi. Sinon, quel sens aurait la vie?
Aplatis aux dos, ils lancent
le regard vers le plafond voûté. Les yeux suivent les pierres des
murs, coincées une contre l'autre, se soutenant mutuellement, chaque
pierre presque indispensable à la structure complète. Les édifices
autour montent aux cieux et les voix célestes y soufflent leur
haleine de velours.
On a du mal à suivre le sens
des paroles. Ce qui compte c'est la hauteur à laquelle on hisse
notre Bérlin, tant aux grandes messes que dans les pages des revues
scientifiques les plus à la mode. D'ailleurs, plus on la tire vers
les airs rares, moins on peut voir de quoi on parle, et plus ça
devient une question de foi. Après tout la piété reste la valeur
humaine la plus stable.
Si on ne tâche pas à
défendre sa cité, alors on s'applique à la besogne de la
destruction de celles des autres. Après Bruxelles, cible de
réprobations morales et opprobre général, Rome et Constantinople
sont régulièrement les sujets des plus vives critiques, car elles
aussi comptent bon nombre de jeunes cerveaux prêts à gâcher leurs
brefs moments sur terre au fond d'une crevasse mal éclairée, se
battant pour les réputations de leurs cités-patries, comme moi je
faisais pour Berlin, un exil de Paris, dont j'eus la maladresse de
lui faire une éloge insuffisamment flatteuse. Par la suite, Bérlin
m'avait récupéré, pour que je continue d'assaillir mon alma mater,
mais je me détournai l'attention vers les études de l'histoire, une
sous section d'EBC.
L'histoire est la plus
méprisée de toutes les sous-sections. Ce n'est pas qu'on regrettait
le passé (ce qui constituerait en effet un crime), mais on s'y
intéressait quand même. Déjà une activité subversive. On
comprend mieux le climat de paranoïa et de dédain qui l'entoure
lorsqu'on pense aux faits que d'abord le passé soit, par sa nature
même, lamentable, et deuxièmement que l'histoire ait tendance de se
répéter. Parmi tous les exemples anciens et récents, il n'y a pas
d'empire qui ne se soit pas fait renverser. Alors d'après ce que
l'on peut constater, la chance probabalistique, basée sur les
données observationnelles diachroniques, que le notre puisse durer
est effectivement zéro. Voilà pourquoi on peut considérer
l'histoire comme la plus dangereuse des idées, parce qu'elle nous
fait la plus peur quand on est grand et injuste.
Évidemment, la possibilité
d'étudier tranquillement attirait beaucoup de feignants à Berlin,
moi y compris, qui au début se voulions guerriers intellectuels
engagés dans un combat sidéral et mystique pour le bien de notre
cité, mais qui tôt ou tard nous sommes contentés de faire publier
des rapports insignifiants surs les faits divers de nos temps que
l'on devait magnifier en grand moments de l'histoire, tandis qu'on
passait la balance de notre temps à dérider le travail intellectuel
des historiens des autres métropoles.
Personnellement, je menais une
thèse, à sa propre fin inaperçue, sur les relations économiques
entre les grandes puissances pendant les dix premières générations
après l'événement astéroïdal. Le fait qu'on ne savait rien de
cette époque rendait le travail assez facile parce qu'on pouvait
inventer un peu, ou tout ce que l'on voulait, selon ses inclinaisons.
En tous cas, ça avait été
des historiens berlinois qui avaient conçu en premier la théorie de
l'événement astéroïdal. Bien que non prouvée, cette hypothèse
demeure des plus raisonnables pour expliquer le monde que nous vivons
actuellement.
Ils avaient publié ça pas
longtemps après que les peuples encore vivants eurent repris un mode
quasi-normal de survie. Dans mon opinion, je crois que les savants de
toute société de l'époque avaient presque tout de suite compris ce
qui s'était passé, mais je pense que les changements géologiques,
météorologiques et sociaux furent si brusques et inattendus que
pendant un certain temps le chaos régnait partout, et qu’on s'en
foutait gravement des causes de l'enfer que ça dût être pour les
survivants occidentaux.
Mais la difficulté, et donc
la gloire de Berlin, était d'avoir su maintenir la connaissance de
cet événement, et de la transmettre en la parfaisant
progressivement, de génération en génération, même à travers
celles du début, les pires. Les Allemands ont eu la sagesse de s'en
souvenir, parce qu'ils avaient l’habitude de tout noter, et dans
les grandes bibliothèques ils en conservent précieusement quelques
uns des témoignages fragmentaires provenant des tous premiers temps
d’après. Mais même si ces documents ne sont pas faussés, ils ne
nous disent rien de plus que l'on puisse imaginer que ça a été :
le chaos total pendant plusieurs générations.
Dans beaucoup de régions de
la terre, au contraire, on dit que les habitants locaux n’en ont
jamais entendu parler de cet événement, car s'ils avaient jamais
compris ou appris, ils avaient oublié, ou peut être ils ont
transposé cette remembrance sous une forme que nous ne comprenons
pas, par des récits mythologiques, par exemple.
Dans la foulée des
bouleversements des premiers temps, seuls quelques États-cités
parvinrent à mater les révoltes internes et les mouvements massifs
des étrangers. Elles laissèrent à la famine ceux qu'ils
empêchaient d'entrer dans les prisons forteresses endiguées de
Paris, Venice, et Berlin et cetera. Au début, Londres était resté
relativement calme, grâce aux coups durs des Bobbys, mais finalement
les Ecossais et les Irlandais sont descendus en masse et la bagarre
consomma le pays.
Il fait trop chaud là haut
pour permettre une vie saine. Les Anglais souffrent de toutes sortes
de maladies, et paysans qu'ils soient, ils se soignent uniquement à
la bierre, seul remède subventionné par le gouvernement, qui est
dans la réalité des choses, un cirque de nains ivrognes se tapant
dessus à coups de cane et de mallette. Tout au moins, c'est ce qu'on
peut lire dans la presse, mais je ne fais pas confiance en ces
pourvoyeurs de rumeurs insensées. La vérité, selon les ragots les
plus avisés, est que chaque citoyen est à la fois surveillant et
surveillé, et dois regarder en permanence dix écrans où se
trouvent dix de ces concitoyens assis eux-mêmes devant leur dix
écrans de justice. Comme ça personne ne peut échapper à la
responsabilité de l'ordre public, et ils se félicitent d'avoir
éradiquer le crime. La grande famille Murdorch est responsable de la
diffusion de ces millions de chaînes et constitue en elle-même la
totalité du PIB anglais.
Néanmoins la vérité
pourrait être tout autre encore. La réalité c’est que l’on ne
sait très peu sur nos voisins.
Mais nous nous perdons dans
les détails insignifiants de nos temps.
Selon les théories
historiques les plus courantes, l'astéroïde avait atterri en un
territoire que nous connaissons sous le nom d'Asie, à un angle peu
profond. Sa trajectoire lui fit creuser sa piste d'atterrissage dans
une grande chaîne de montagnes, les pulvérisant. Sa force et la
direction dans laquelle elle fut absorbée par la terre, c'est à
dire, de l'Est vers l'Ouest, ont engendré un ralentissement de la
rotation de la planète sur son axe. Ce qui a fait que, depuis, seule
une face regarde le soleil, lorsque la planète tourne autour du
soleil, comme la lune ne nous montre qu'une des siennes. Avant,
apparemment, la terre tournait plus rapidement, ce qui faisait que
les deux hémisphères recevaient en égale mesure la lumière du
soleil et la froideur de l’espace.
Forcément, les énormes
conséquences négatives d’un tel agencement planétaire doivent
sauter aux yeux, et on peut se demander comment l’humanité a pu
survivre à des conditions aussi inhospitalières pendant aussi long
temps. Certains des grands spécialistes attribuent leur divinité en
partie au fait qu’ils eussent subi ces extrêmes de chaleur et de
froid en permanence.
Mais depuis le supposé
ralentissement de la rotation, le soleil se trouve fixé directement
au-dessus du milieu du désert Atlantique. En Europe de l'ouest, le
soleil habite la partie du ciel de l'ouest qui autrefois aurait
suggéré le déclin sans y parvenir encore, parce qu’à présent,
comment peut un objet incarner le mouvement quand il n'a jamais bougé
depuis trente générations? En toutes choses, par la monotonie qui
eut remplacé la répétition, l'unité de tous moments écrasa le
temps.
Apparemment on a conservé par
quelque miracle une des horloges atomiques des anciens temps qui
montre encore le temps correct selon les anciens, mais les chiffres
indiquant l' ‘année’, le ‘jour’, et l’’heure’ ne
nous disent rien. Qu'est ce que 2741 voudrait dire pour quelqu'un qui
toute sa vie ne saura autre chose que le soleil figé quelque part
dans la vaste bulle rayonnée du ciel? Aujourd'hui, seuls les
physicistes peuvent comprendre le monde que l'on habitait avant, mais
ce n'est que par zèle qu'ils parachèvent leur connaissance, parce
qu'eux non plus ne savent guère ce que c'est qu'une heure.
L'autre côté du monde qui ne
verra jamais la moindre lumière du soleil, pour ceux qui s'y
intéressent, est connu sous le nom de "la tombe", car on
croit y avoir perdu au moins deux civilisations des divines d'un seul
coup, quand l'astéroïde est tombé. Mais on ne sait presque rien
d'eux, à part qu’ils étaient peut-être nombreux, parce que toute
l'Asie et le Pacifique sont depuis des dizaines de générations au
moins enterrés sous des montagnes de glace. Tous ceux qui auraient
survécu à la crise initiale furent gelés très rapidement, mais on
imagine que peu d’entre eux survécurent à raison de leur
proximité de l’atterrissage de la masse rocheuse. Les races
supposées asiatiques, comme on a tendance à dire, ne figurent pas
sur les listes des peuples migrants des premiers temps.
Le gèle a pris plus de temps
à étouffer les pays limitrophes où le soleil habite une partie du
ciel tout près de l'horizon, ne générant aucune énergie
importante. Ces peuples là avaient essayé d’immigrer vers
l’Ouest, fuyant les neiges et les vents qui dévoraient ensemble
les villages entiers. Ils saccagèrent l’Europe de l’Est avant de
se ruer sur les grands centres urbains de populations réfugiées.
Les cités assiégées leur
ont fait une guerre sans pitié, parce qu’ils savaient que seule
une destruction totale résoudrait le problème, et que sinon, ils
auraient eu pour tous les temps à craindre qu’ils ne reviennent.
Qui plus est, ils avaient compris qu’une fois les poussières
épaisses retombées, l'Europe de l'est jouirait dans l’avenir de
conditions agricoles parfaites, avec un soleil épinglé à un angle
pas trop incliné, mais assez encore pour produire une rayonnance
permanente, accompagnée d'une chaleur adéquate qui puisse se battre
avec les nuages ainsi qu'avec les courants glaciaux de l’Est.
En Roumanie et en Hongrie, la
terre peut être extrêmement productrice, et possède l'avantage de
ne pas encore être rongée par les pluies nucléaires qui tombent
des bandes nuageuses. Généralement, à l’Est les nuages sont
moins denses encore qu'à Berlin, et servent de filtre ultra-violet.
Les champs reçoivent un mélange assidu des eaux radioactives et de
lumière pluviale, mais pas trop de matière dense qui creuse dans le
sol. Là bas, on sait faire pousser des tomates grandes comme des
pneus, et avec autant de goût, mais la difficulté n'est pas là.
Elle consiste à les récolter.
Pour le faire, il faut que
nous envoyions un bataillon de forces spéciales auprès d’un de
ces villages d'argile qui se fond imperceptiblement dans un paysage
désert anarchique de ruralité. Ces hameaux agricoles essaient à
tous prix de se cacher, car une fois arrivés sur place, sous
couverture du passage d'une nuée noir, nos commandos vont tout
démonter, achevant un effacement complet. Après avoir embarqué les
tomates, ou les bananes, ou les patates et les oignons et les veaux
et les carottes dans les hélicoptères, et ayant enterré les corps
des paysans dans une fosse commune, ils exporteront la récolte à
Berlin, où les légumes seront repeintes et vendues dans les grandes
surfaces souterraines, à moitié pourries déjà. On lira après
dans la presse d'une guerre contre des extrémistes gauchistes où
nous étions contraints, par la violence de leur idéologie, à se
permettre toutes les atrocités imaginables.
On dit que le coût du
transport y est pour plus de la moitié du prix des légumes qu’on
paie à la caisse.
On dit que de savoir gâche le
goût de tout. Que de savoir broierait l’essence fragile de devoir
manger.
On mange quand même.
Certains disent que l’histoire
c’est comme de savoir, que ça parle trop et que ça ennuie et
qu’après tout, ça ne peut rien changer.
Chapitre quatre
Une pellicule gris clair
habitait les airs mouvementés des allées minières. Une fente dans
les rangs de nuages laissèrent de rares rayons de soleil, comme des
anguilles à s’entrefiler. Des duplexes les plus près de la
surface de la terre, on sortait sur le balcon s'allonger au dessous
d'un tamis-para-parasol bioélectrique. Ceux qui habitaient les
étages des rangées immobilières les plus proches de la surface
purent jouir d’un contact enveloppant avec la suspension
phosphorescente du soleil mélangée des retombées acides et de
l'air lourd de l'Atlantique.
La mince douche solaire
poursuivit sa course à travers tout le continent aplati et raide.
Dénudée de forêts, de montagnes, d'animaux, la terre devenait
progressivement une vaste éponge, ou une colonie fourmilière
souterraine, ou autrement vue, un tissu veineux de chaire ténu en
train de se clairsemer se minant par le haut.
Le regard vidé du général
traînait sur les jambes roses d'une voisine bien proportionnée. Il
fit descendre les stores et se retourna vers le jeune homme épanché
au mur, languissant d'un ennui profond et parfait. Ses yeux gris
portaient vers le plafond dépourvu d’angle. Jean-Michel était
habillé en jean et, narquoisement, un t-shirt, dont on pouvait lire
le message imprimé en lettres holographiques, qui passaient d'une
dimension à une autre en séquence Fibonnaci :
Si l'on veut en dernier
recours déterminer la violence comme la nécessité pour l'autre de
n'apparaître comme ce qu'il est, de n'être respecté que dans, pour
et par le même, d'être dissimulé par le même dans la libération
même de son phénomène, alors le temps est violence. Ce mouvement
de libération de l'altérité absolue dans le même absolu est le
mouvement de la temporalisation dans sa forme universelle le plus
absolument inconditionnée : le présent vivant. Si le présent
vivant, forme absolue de l'ouverture du temps à l'autre en soi, est
la forme absolue de la vie égologique et si l'égoïté est la forme
absolue de l'expérience, alors le présent, la présence du présent
et le présent de la présence sont originairement et à jamais
violence. La présence comme violence est le sens de la finitude, le
sens du sens comme histoire - Derrida
Citation d'un grand philosophe
ancien, devant qui les intellectuels du vieux continent se
prosternaient, les culs en l'air, pour l'unique raison qu'il fût le
seul écrivain des anciens temps qui eût survécu jusqu’à
maintenant. Les quelques restes des œuvres des anciens furent
détruits il y avait de là cinq ou six générations. À l’époque,
l’établissement académique avait une deuxième fois décidé de
faire le tri des fonds bibliothécaires et des archives mondiaux. Et
pour se le faire bien, ils décidèrent de détruire tous les textes
dont ils croyaient savoir le contenu, tout ce qu’ils s’estimaient
connaître et comprendre.
Dès lors ils se furent
désemparés de la pesanteur physique que ça représentait. Mais
personne ne put dire qu'il comprît le post-structuralisme, et alors
l’établissement dut gardé l’œuvre de Derrida en tant que code
mystérieux à jamais indéchiffrable, et ce dernier persista dans le
temps sous une forme matérielle.
Quelques générations avant
ce dernier et ultime abattage, les sages universitaires avaient déjà
lâché du lest, en recyclant le papier de toutes les écritures qui
pouvaient poser le moindre problème moral ou meta-physique. D’un
coup brusque de crainte politiquement correcte on se fut débarrassé
de la maïeutique judéo-chrétienne qui avait servi de fondation à
la phénoménologie, et du coup suivant, dans notre ignorance facile
on effaça la dialectique herméneutique, entraînant dans son
sillage le structuralisme. Tout devint dissolution intellective. On
apprit par derrière qu'il n'est pas de structure sans
structuralisme, et la tour de babel s'effondra, sans que personne ne
s'en aperçût, et ainsi elle demeura uniquement dans l'imaginaire du
tourisme intellectuel.
Pour comprendre dans sa
plénitude l'humour juvénile de l'affirmation instanciée dans le
textile du jeune homme, il fallait savoir que Jean-Michel le penseur
ne se moquait ni de Derrida, ni de la phénoménologie, ni des
prosternés qui louaient une fausse idole, mais de l'idée ringarde
qu'une idole puisse être fausse. Il se moquait des moqueurs des
moqueurs ad absurdo. Il fallait prendre le message au quatrième
degré minimum pour en tirer profit intellectuel, tous les degrés
moindres ayant été laissés intentionnellement creux.
Jean-Michel, las, pensif,
trempa son maki thon dans le ketchup qu'il avait saucé un peu
partout au mur. Il le porta jusqu'à l'entrée de sa bouche, où il
le tenait fixement en le considérant, dégoûté très
intérieurement.
- Fils, recommença le
général, écoute moi bien. Pour la énième fois, qu'est ce que tu
fais à Berlin ? la voix montant pitoyablement avec la dernière
syllabe, comme s’il répétait une scène de ménage dans un
mélodrame mal joué.
Il s'arrêta, épuisé. Il
prit le temps d'un souffle, puis continua,
- Tu vois comment ça me fait
mal de te voir te gâcher la jeunesse entre tous ces narcisses et
déliquescents. Au moins tu pourrais feindre la décence de faire
semblant de juger sévèrement toute cette décadence morale. Mais
non, toi tu préfères te faire photographier avec tes mannequins,
engagé activement dans, et même provoquant où suggérant, ou, qui
pire est, inventant
toute sorte de
débauche imprononçable. D’aller faire ça partout, et de t’en
faire médiatiser, en plus ! et de déclarer que par la vie que tu
mènes, et que par l’attention que tu t’attires, tu contribues
plus que personne au bonheur contemporain !
Jean-Michel avala le rouleau
et avec l’autre main amena une longue cigarette Dior vers ses
lèvres, retroussés en caricature. En respirant la fumée dorée il
parla, sa voix teintée consciemment d’un accent de Berliner,
- Je travaille, Papa. C’est
toi qui l’as toujours dit, Papa, ”Arbeit macht frei”...
- Travail ? Non mais ça va
pas, non ? … D'abord je n'ai jamais dit ça, j'ai dit de travailler
plus pour gagner … quoi déjà ? Ben, j’ai oublié, peu
importe. Mais je daigne répéter ma question. Qu'est ce que tu viens
foutre ici, dans ce bordel ? … Pas de réponse ... Je suis au bout
du rouleau, je n'en peux plus avec tes histoires de Kunsthochschule.
Ca suffit, non? dit il, d'un ton épuisé, mais marqué encore par
les tracées légères d'espoir.
Il ne se lassa pas,
- J'ai lu ton putain de
mémoire, tu sais, le truc que t’as écrit sur la beauté
transversale de la décadence de naître ... nyenyenyenye nyen
yennyyeyneyy ...
-Tu sais lire, toi? interjeta
Jean-Michel drôlement, en essayant de garder le souffle dans ses
poumons, aheha, il toussa.
- Oui, ça veut dir... mais,
bien sur que je sais lire ! Enfin ! En tous cas … quelqu’un me
l’a résumé ton truc, en deux, trois phrases ... ou ... mots,
soi-disons, clés ... et j'ai trouvé ça, dans les grandes axes,
très juste … mais aussi complètement ..., le général jeta un
regard furtif sur son feuille de briefs, … inutile,
lit il.. voire … impuissant, voire … apeurant.
D’ailleurs, c’est tant
mieux si personne ne lira jamais ton mémoire de merde. Parce que
même au cas ou, par pur hasard, un pauvre con à la fac avait le
malheur de trouver ton machin infernal dans un trou perdu au fond de
la bibliothèque, comment veux tu qu'il le comprenne? C'est beaucoup
trop long, d'une part, et ça manque de graphismes. Pour un travail
d'artiste, j’ai pas vu énormément de desseins, si tu veux.
- Papa, arrête, dit
l'étudiant, essoufflant sa bouffée de fumée en boule
perpendiculaire. Il enleva les écouteurs de ses oreilles. Pourquoi
te ferais tu l'idée que je t'écoute ?
- Fiston, arrête avec ton
accent de culbuteur de merde. Soyons raisonnables deux minutes
ensemble. Nous y parviendrons, il ne s’arrêta pas pour prendre le
temps de réfléchir avant qu’il parlât, si nous nous
appliquerons, à chercher les moyens à trouver des points en communs
entre nous deux et des intérêts mutuels qui pourront amener vers
des résolutions bénéfiques aux relations patrofiliales. Cela
pourrait faire avancer les tiroirs de dossiers fondateurs qui pèsent
sur les travaux autour de l’agrément entendu suffire pour
plateforme commune aux discussions préliminaires du groupe intitulé
provisoirement le “2 +15 902 888”. Ne trouves tu pas ? Toutefois
si la Létonie veut vraiment s’engager pour promouvoir un apport de
son soutien à ce processus, nous pourrions la rajouter au dernier
moment et donc en avoir question de parler plutôt d’un groupe 2 +
15 902 889...
Nous aurions tort de ne pas
nous exercer dans un premier temps pour progresser sur le dossier de
l'agrément du traitement de nos relations par des parties tierces et
tertiaires, par exemple, non ?
Il lui demanda avec ses yeux
limpides qui l’imploraient par la pitié dégueulasse qu’attire
la faiblesse chez un homme.
- Comme ça nos subordonnés
pourront s'en occuper ? la voix s'aiguisant progressivement jusqu'au
dernier mot à la ridicule.
- Et si nous abordions les
contentieux d'une manière concrète, et dans un contexte de détente
pacifique … ? Reviens à Paris.
- Ach, ça m'ennuie, cria
Jean-Michel, je t'en prie. La paix, s’il te plaît.
Soudain il s’anima,
ressentant comme le désir de sembler vaguement engagé,
- Mais quelle idée ! Dans
quelle optique reviendrais-je à Paris ? Sans armée ? Sans trésor
de guerre ? Sans alliances fourbes avec tes pires ennemis ?
Tu veux que j’y retourne
dans la capitale à ce que je me fasse totalement chier en me tapant
des lobbyistes en permanence dans les coulisses d’un pouvoir
douteux, en attendant que tu meures, ou que je te châtre et prenne
la place ? Il y a de meilleurs anus à défoncer ailleurs, mais
merci. Je n’en ai strictement rien à foutre de tes plans culs
foireux, papa.
Je ne reviendrais à Paris
qu’à la tête d’une horde de mongols atomiques, à cheval sur
des yetis-dinosaures, toute blanches, galopant sur leur jambes de
dents de sabre à travers la plaine dévastée de l'Europe. Nous
descendrons en masse du pôle nord : une force sublime, incarnée et
manifeste, se ressourçant sur et accumulant en même temps l'énergie
haineuse, qui pulvérise et radie de la seule paix qui puisse durer
dans le temps sur terre, celle de la mort, qui symbolise et achève à
la fois l’achèvement de l’être humain.
- Tu arrêtes de fumer deux
secondes, Jean Michel ? Je m'en bats les putain de couilles de tes
aspirations totalitaires. Tu peux prendre les rênes, dès
maintenant, si tu veux, mon fils. En toute honnêteté, je me lasse
de plus en plus du pouvoir absolu. Ou peut être c'est que les
exigences de ce métier me dépassent largement. Quand je suis arrivé
à ma position il y a trois générations déjà, je me croyais
encore capable d'un redressement du pays, et pourquoi pas, du
continent ...
- Papa, tu es l'image d’une
mauvaise caricature de toi-même. Tu es exactement ce à quoi tout le
monde s’attendrait que tu sois dans le pire et plus kitsch des
mondes. De surcroît, on dirait que tu agis comme si tu en étais
conscient du haut niveau de la niaiserie de ton comportement, et que
tu t’en réjouissais. Au fait, on dirait que c’est
l’incompréhensibilité de ton pouvoir, et ton incapacité de t’en
servir correctement qui te font plus jouir. Tu gardes un grand secret
pour toi, et prives tout le monde qui pourrait s’en servir pour
construire un vrai paradis, de le voir. Mais moi, je ne te reproche
pas de tes incapacités, mais du fait que tu t'en serves pas pour, au
moins, te bâtir un enfer.
Le général ne l'avait pas
suivi, mais il reprit en souriant,
- Allez, reviens avec papa
après la conclusion des discussions. Il y aura de la place dans
l'avion pour toi à côté du chariot de boissons, on sera à
l'Elysée avant que tes cours débiles reprennent.
Par ailleurs, tu sais combien
je paie, pour que tu aies l'opportunité d'écouter, ou plutôt de ne
pas écouter -vu tes notes- un raté argileux bredouiller sur un
sujet stupide et ...et, et ... nul ? Tu sais ça toi … ?
Non, tu sais pas ce genre ce
choses, toi t’es plus dans l’indécence et dans la somptuosité.
Mais écoute moi bien, moi, je t'offre le pouvoir, le vrai, le
pouvoir absolument total et, il leva le doigt pour pointer quelque
chose indéfinie, totalement absolu.
Ses sourcils se levèrent
lentement, devenant deux arches qui soutenaient les rayures dans son
front.
- Non, merci, son fils lui
répondit, ne se donnant même pas la peine de présenter un air
blasé. Papa, c'est très décent de votre part de me proposer ça,
quoiqu'un peu maladroit, mais ça ne m'intéresse pas. Je ne veux
pas, voilà tout. Je t'ai expliqué pourquoi, et mille fois avant
maintenant, mais tu n’as jamais écouté : Tu n’as jamais été
rien pour moi, ni père ni rien d’autre qu’une humiliation
insurmontable et impardonnable et irréconciliable.
La faute du père sera payée
sur la tête du fils. J’en suis conscient et un jour j'en serai
reconnaissant, s’il se trouvera. Mais pour l'instant je préfère
rester ici à planifier le renversement de l'ordre actuel.
Il roula sur son estomac et
regarda par la fenêtre de son bel appartement, la tête penché sur
le revers d’une main lorsque l’autre tenait toujours la
cigarette, dont la longue barre des cendres risquait de craquer sous
son propre poids.
Il tira encore une bouffée de
fumée, ramenant l'orange brûlant jusqu'au filtre. La colonne des
cendres se brisa et tomba en sursauts contre le mur, où elle explosa
en mille milliards de nanoparticules, dans une petite nuée grise
chaotique. Jean Michel parla de nouveaux, en exhalant sa fumée jaune
et rouge et bleue de sa bouche, “Papa, j'ai besoin que tu
comprennes ça d'abord, et après nous en reparlerons. C'est même un
préalable à toute suite éventuelle et, d'après moi, improbable.
Le fait que tu sois mon père
me fait peur, et quand je pense à toi, je me demande comment je ne
suis pas né handicapé mental, physique, moral, et spirituel. Et je
n'arrive jamais à comprendre, et alors je me rappelle qu'au fait,
suis-je né handicapé mental et physique, moral, et spirituel.
Je suis défectueux dans tous
les sens. Je suis défectueux et vicieux et rempli des plus mauvaises
intentions, que, forcément, j’ai héritées de toi, d'une manière
ou l'autre. Il serait faux de dire que ça soit entièrement de ta
faute, mais en même temps, sachant de quel matériel génétique je
suis construit, comment voudrais tu que je sois autre qu’un échec
fulminant ?
Il y a pas longtemps je
faillis me tuer de désespoir, à cause de me propres déficiences
génétiques et éducatives. Quand les tests ADN que j’avais fait
faire ont révélé une chance sur une que je suis ton fils, la
morale plongea, pulvérisant le fond et creusant un tunnel vers
l'autre côté de mon âme. Elle n'est jamais remontée depuis, et
elle poursuit toujours sa descente vers l'infiniment bas. C'était
définitif : avec des gênes pareilles, je ne serai jamais un grand
n'importe quoi. Même avec tous les énormes avantages que m’offre
un accès direct au pouvoir total sur la moitié de l’Europe, je ne
serai capable en rien de me distinguer.
Mais je ne me suicidai pas,
finalement, et ce qui m’a fait revenir sur mes pas, j’eus
ressenti comme un trouble de l’esprit, une très petite méchanceté
que je voulais exercer sur tout le monde, avant que je ne meures. Je
sentis en moi, pendant ces longs moments, quand le cœur ne semblait
plus se battre, un vrai désir de faire mal aux innocents et de ne
pas en avoir de payer les conséquences, et même en être applaudi
pour l’avoir fait, et érigé en héros immortel. Un peu comme toi,
mais en plus intelligent, car mon nom ne sera pas effacé des livres,
car je serai assez intelligent pour les interdire.
En dépit de ses gênes, on
dira, il a réussi à punir toute l'espèce humaine. Lui c'est le
surhomme, celui qui s'est réellement dépassé, prouvant une fois
pour toutes que nous ne sommes pas restreints par l'horrible mélange
de matière reproductrice que nos parents ont partagé dans un moment
d'atroce faiblesse violente.
Qu'est ce que c'est que de se
vouloir digne de se reproduire ? Comme si on avait quelque chose qui
valait de se faire reproduire. Que de se propager, que de s’infliger
sur la société et l’histoire humaine ! Blech.
Toutefois, le fait que je
sois, à jamais, limité et circonscrit par le cruel sors génétique
qui m'était loti, ce n'est pas ce qui me dégoûte le plus, où du
tout, même, parce que la cruauté c'est ce que je respecte le plus
chez la chance. Et surtout dans ces cas, soi disons ‘aveugles’,
où nous n'avions pas eu la moindre capacité d'intervenir.
Non, au fait, ce qui me
révolte dans mon sein, c'est qu'une personne aussi monstrueuse et
ouvertement dégueulasse, obtuse et stupide que toi tu sois, tu
t'arraches quand même, comme un abruti attardé, une approximation
hideuse du pouvoir, et avec ceci, cet instrument mal taillé mais
capable néanmoins à défoncer des têtes, tu ne fais quedal, à
part te la péter ici et là avec des dictateurs pol pot, quand ça
t’arrange de prendre des vacances un peu éxotiques.
Où est ce que c'est que
l'histoire là-dedans, papa ? Tu appelles ça de la politique ? Je
n'y vois aucun intérêt. Ni pour toi ni pour personne d'autre. Il
n'y a pas assez de finalité dans ce que toi et tous les autres
idiots, qui dirigent cet enfer, sont en train de faire. Avec toutes
vos réunions de singes et de taupes pédants. Vous n’aboutirez
jamais à rien car il n’y a pas un seul homme parmi vous tous. Vous
préfériez vous battre les couilles entre vous, ou d’aller sucer
les bites des tyrans mégalomanes, que de vous penchez sur quoi que
ça soit d’important, de fond, de sérieux !
Vous aviez l’excuse de
lâcheté il y avait dix générations encore, car un lâche c’est
un lâche et on ne peut pas le lui reprocher, mais maintenant c’est
par paresse que vous vous refusez d’agir. Que vous vous obstinez à
ne rien foutre tout au long du temps en déjeuners interminables, en
réunions contre-productives, en soirées tellement coquettes que
vous jouissez dans vos pantalons rien qu’en tweetant que vous y
avez été invité.
Et alors, avec tes centaines
de milliers de ministres, de sous-ministres, d’envoyés spéciaux,
d’attachés aussi spéciaux, de commissaires, de chargés de
dossier, d’assistants, d’occupants, de nerienfoutrants, avec tout
ce bordel, tu ne t'occupes de rien et ça te prend tout le temps et
énergie, et toutes les forces du pays en surplus. Tu m’étonnes
que tu t’en lasses en fin de compte !
Non, honnêtement, je trouve
ton imbécillité gigantesque, comme si c'était un monument
post-altéritéiste, banal et inhumain à la fois. Une guenon que
personne ne comprend, que tout le monde déteste, mais dont personne
n’ait la charge de s’en occuper de la suppression et ablation
permanentes. Et tout ton pouvoir est basé sur cette seule ligne
théorique : que personne ne sache s’en débarrasser de toi.
Que tu sois aussi exécrable
et con à la fois, et que tu puisses régner sur tout le monde en
tant qu’élu... ? Que personne ni aucun rassemblement de fous ou de
sages n’osent entreprendre à te renverser ? Je dois admettre que
j'éprouve une grande difficulté à en revenir de ce seul fait.
Je sais ... je sais que j'ai
dit des choses un peu mégalomane, avant maintenant là, mais, très
franchement, je n'en ai rien à faire avec un peuple qui est capable
de t'élire président général, Papa. Autrement dit, si c'est toi
qui règnes, je désespère de l'espèce humaine, et autant gouverner
des porcs dans une porcherie, car ça serait plus malin, plus
intéressant, plus raisonnable, ronronna t-il en quasi-monotone.
Mais toi, t'es fier, de
diriger ce vieux sac à poubelle qu'on appelle l'Europe ? Un
misérable hôte de clochards et immigrés et grévistes et chômeurs
? Ce sont ces gens là sur qui tu exerces un pouvoir total ? Je
crache sur toi et sur eux pour t'avoir mis à ta place.
Et d'ailleurs je te prends par
particulièrement pour responsable, parce que n'importe lequel trou
de balle qui va te remplacer à l'avenir sera peut être pire que toi
dans tous les aspects, et surtout au niveau cérébral, si tu vois ce
que veux dire. Vrai, que c'est presque impossible à l’imaginer,
mais tout est possible dans le fil du temps ...
Le général interrompit
brusquement "... Faux ! tout n'est pas possible. Seule ma
possibilité est possible. C'est mathématique ! Espèce d'imbécile
...
- Ne te fâche pas, papa, on
sait dans quel état tu es capable de te mettre ... Revenant au sujet
qui importe à l'instant. Je te donne ma réponse définitive à ta
proposition : je trouve ça trop étrange psychiquement que de
diriger un peuple qui serait capable de t'élire toi, a plusieurs
répétitions, apparemment dans l'exercice de leur propre liberté de
conscience et de bonne foi. Ça me dépasse très, très largement.
Juste ça, ça voudrait dire que le peuple est à la fois dupe est
complice dans leur propre misère infernal. Ce n'est pas la
démocratie qui est remise en question mais le démos lui-même.
Non, je balayerai tout ça une
bonne fois pour toute quand je reviens. Eh, à propos de rien,
comment va l’archichancelier ?
Le général pâlit. Il avait
réussi à oublier, à force de ces négociations douloureuses avec
son fils, les raisons officieuses de sa visite outre-Rhin. Mais tout
le poids de la rencontre prévue entre les deux dirigeants de
l'Europe, en présence du commissaire de l'Europe en guise de haut
spectateur muet retomba sur ses épaules.
- Tu n'imagines pas le stresse
…
- Tu es minable, papa, il faut
que tu fasses du sport, tu fais du yoga de temps en temps … ?
Il respira un grand coup,
C’est affreux. Il ne lâche rien. On va déclarer que c’est
bientôt fini, la crise- une crise gigantesque en soi - mais on sait
bien que c’est faux. On a créé un monstre qui nous surpasse
largement les capacités. On est en train de parvenir à des accords
autour d'une résolution sur la création d'une comité d’évaluation
d'une éventuelle structure économique, qui serait en fonction de
permettre de réfléchir autour de la question de penser à faire
avancer le dossier sur le transfert de tout argent vers une
proportion de plus en plus réduite de la population- sur quoi on est
tous d’accord- mais on n’arrive pas à se caler sur les
échéances, et le temps coule et finalement rien n'avance.
Jean-Michel avait déjà remis
ses écouteurs. De temps en temps il fit signe de tête sarcastique,
pour ne pas lui laisser le moindre doute sur le fait qu’il
n'écoutait pas.
Le général continua, Comme
la quasi-totalité de la richesse est déjà entre les mains d'un
pourcent de la population, il faut faire en sorte que cette somme
soit encore répartie entre qu’un pourcent d’entre eux. Et c’est
vraiment une tâche pénible, parce qu’autant voler aux pauvres est
facile, autant voler aux riches pose problème à tout le monde, et
surtout aux plus pauvres ! C'est eux qui militent contre les taxes
sur les plus riches ! Quelle bande d'analphabètes, mais on est
vraiment dans la décadence totale maintenant, il n'y plus rien qui
frêne.
En s'apercevant de l'état
dans lequel se trouvait son Père, essoufflé, rouge, exhaussé,
comme une bite qui venait de jouir prématurément, Jean-Michel
devina de quoi s'agissait sa tirade. Sans enlever les ampoules de ses
oreilles il l'interrompit,
- Non, mais, c'est ce que je
disais avant, Papa, que de réduire l'accès à la richesse à, 0,01%
de la population n'est qu'un pas intermédiaire entre un certain
niveau d'inégalité, si on veut utiliser ce mot, et une inégalité
totalitaire. Mais même si vous arrivez à votre but dérisoire, vous
trouverez qu’il n’y a pas assez d’inégalité entre vous, et
qu’il faudrait encore et encore réduire le nombre de “ayants”
et, donc, d'agrandir un tout petit peu plus le nombre de clochards.
Et ainsi dans trente ou quarante générations peut être, il y aura
un seul homme qui soit le seul propriétaire de toute richesse
monétaire, immobilière, intellectuelle et culturelle.
Mais je vous le dis que ça
sera moi, et pas dans trente génération, mais dans deux. Je serai
vieux et infirme, certes, et je ne serai pas heureux, ça c'est
clair. Mais qu'est ce que l'heur, quand on pense au fait qu'on aurait
accompli la chose que tout le monde – tout le monde – cherche à
faire, sans avoir le courage de s'y engager activement. D'avoir
l'intrépidité et la force de dire ce que tous les autres pensent,
de faire ce que les autres n'osent pas, et d'en être reconnu comme
tel.
Il faut prévenir ça déjà
et réduire tous concurrents dès maintenant. C’est pour le bien de
la patrie. Si tu ne vois pas la fin arriver, il est bien trop tard.
C’est surtout votre incapacité de prévenir, d’ailleurs, qui
vous rend abjects. Vous trébuchez en aveugles portant chacun dix
paires de lunettes à forte courbe correctrice. La toute première
faute c’est de vous croire voyant !
Le général n’écoutait
pas, il pensait à d'autres choses, du genre : de ce qu’il
allait manger chez Fritz, de ces nouvelles chaussures climatisées
Nike, du couloir aquaplex turboplus qu’il eut fait installer dans
son garage. Il aimait beaucoup trainer dans ses pensées
personnelles. Quand il n’entendit plus de bruit émanant de son
fils, il reprit la parole,
- Mais on y arrivera à faire
passer les réformes structurelles nécessaires, mon fils, ne te fais
pas de souci à ce sujet. Moi, je ne suis pas inquiet. C’est juste
que si les Allemands arrivent à les accomplir avant nous, ne serons
vraiment dans une position de désavantage structurel. Comment
voudrais tu que nos riches fassent face à des riches cent fois plus
riches que les leurs ? Par exemple ! Impossible !
Il expliqua ses ambitions
comme si c’était le dévoilement grandiose d’un immense chantier
de travaux politiques :
Alors le but de nos
discussions consiste à retarder leur progrès dans la matière,
lorsque nous travaillons à l’interne sur ce que les médias
appelleront des réformes, ou à quelque chose de semblable, qui
sonne mieux, du genre fignolages, ou aménagement qui suffiront à
exclure quatre et vingt dix neuf sur cent de nos riches d'accès à
la richesse, tandis que d'une autre part, la police désempare le
reste des misérables des quelques sous minables qui leur restent. On
n’arrive pas à savoir comment, mais les études que nous faisons
faire indiquent que le peuple parvient à cacher encore quelques
ombres de valeur monétaire, et on y investit beaucoup pour les leur
arracher.
Mais qu’ils sont
intransigeants ces Allemands, et hypocrites ! Ils savent très bien
que même si leurs pauvres sont plus pauvres que les nôtres, que
cela dépend en large mesure sur ...
- Je sais tout cela, père,
parce que je ne suis pas complètement con. Et ça me fatigue
beaucoup de vous entendre redire tout cela, comme je n’en savais
rien. Écoute, j’ai un shooting dans trois heures à Madagascar. On
ne pourrait pas aborder ces questions ultérieurement, une fois que
t’as compris à quel point tu m’es exécrable et nul ? À quel
point tu me pourries la vie - et la vie de tout le monde - sans pour
autant arriver à enrichir la sienne ?
À propos, comment maman ?
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Chapitre cinq
“Qu’est ce qu’on fait
ici ?” elle me demanda en titubant dans les sables sous nos pieds,
à moitié éveillée. Lorsque je l'arrachai de ses pieds et me l'eut
mise sur les épaules où elle put s’incliner en arrière contre le
lance grenade, elle se rendormit, sans attendre une réponse à son
interrogation. C’était fou, ce que nous fûmes devenues légères,
à presque nous évanouir. Comment la chaleur et le froid ne nous ont
pas achevées, ni la fatigue et l’ennui, ni la faim et la soif,
nous n’avions que Parpija à remercier. C'était elle qui faisait
battre le cœur quand on n'y pensait pas nous même, elle qui s'en
occupait de toutes ces choses dont nous ne pensons rien, mais qui
sont essentielles à notre existence. Elle s'en occupait aussi de
toutes ces autres choses qui ne nous regardent pas du tout.
Les montagnes grandissaient
devant nous, nous guidaient vers elles, vers le sud et l’ouest. Il
n’y avait plus personne et plus rien, à part les quelques vestiges
d’un ébranlement lent et terrible. On sommeillait maintenant,
quand il faisait noir, parce que dans les ténèbres désertiques
rien ne nous aurait indiqué dans quelle direction marcher. En
dessous des nuages, on ne s’apercevait ni des angles des pentes des
dunes, ni des directions cardinales. Dans le noir, les vents et le
froid monstrueux prenaient le dessus sur tout. Cachées derrières
nos tuniques, qui seules nous dérobaient la nudité, on passa le
temps à les écouter se chamailler, comme des vieux rois aboyeurs.
Le désert nous avait rendues
vaguement philosophes, dans le sens où on avait été réduites à
néant mais notre existence ne s’en était pas arrêtée pour
autant. Si on aurait pu dire qu’auparavant notre vie possédait de
vocation, là, celle-ci semblait érodée. Avant cette odyssée
absurde, la vie était certes simple et dure, mais au final on dirait
que la simplicité et la dureté étaient des finalités en
elles-mêmes. En s’étant embarqués dans cette aventure maudite
pour chercher autre chose, peut être nous sommes partis avec les
mauvaises intentions, que nous ne saurions plus définir exactement
qui nous échappent à tout moment, et qui après coup nous
paraissent très peu compréhensibles, et encore des bonnes raisons à
ne pas partir. Notre situation existentiellement intenable faisait se
rapprocher ce malaise qui hante l’esprit lorsqu’on ne sait pas
quelle question se poser, ni pourquoi on devrait se poser de
question.
Je portai Isabelle et Parpija
jusqu'à l’arrivée de la bande nuageuse suivante. Là je les posai
par terre, et dans les brefs moments qui nous restaient de lumière
je creusai un petit lit dans les sables poussiéreux, afin que ces
maudits sables ne la suffoquent pas dans l’abri de son sommeil. Son
petit nez rond se reposait contre le bord de son berceau, étayant le
poids de sa petite tête. Je me mis à côté d’elle au vent, je
fis entrer ma tête à l’intérieur du tunique comme un tortu
apeuré et attendis les premières rafales descendre du ciel.
Plus tard en se réveillant,
elle demanda de nouveau, sans sortir sa tête de sa tunique ce qu’on
faisait dans ce désert.
- Ben, tu sais, ce qu’on
fait là, non, répondis je. Je risquai un coup d’œil en sa
direction par un trou de bras.
- Non, j’ai oublié, dit
elle, sa mince voix emmitouflée par le tissu doré et noyée parmi
les cris éventés des courants d'airs.
- Allez fais dodo, le nuage va
bientôt passer.
- Tu as dit ça, il y a
longtemps déjà, bouda t-elle. Les passages nuageux se ressemblaient
tant que nous ne pouvions les distinguer. Ce n’était pas la peine
de lui dire qu’elle venait tout juste de se réveiller et que je ne
le lui avais pas rappelé depuis le dernier nuage.
- Et tu m’as demandé plein
de fois depuis.
Sous le regard méchant du
soleil, elle faisait mieux de somnambuler, en me tenant lâchement la
main avec la sienne qui ne sortait pas de sa manche. Les lances
solaires, qui jalonnaient dans tous les sens se brisèrent contre le
tissu d’or liquide de nos ponchos. Une fois les hampes rompues,
elles se laissaient tomber au sol dans un long train confus de
détritus pourpres, que nous laissions derrière nous, dont les vents
venaient disperser les traces.
Elle redemanda, « Est ce
qu’on est encore loin?
- Loin de quoi ?
- Est ce qu’on est loin de
là où l'on veut aller ?
- Où est ce qu’on veut
aller ? Mimai je.
- Je ne sais pas.
Je ne souris pas
- Tu n’as pas oublié,
j’espère.
- Je ne sais pas
- Isabelle, ne dis pas ça. Je
crois que tu peux t’en souvenir ... avant que je te le redise...
- ...
- Essaie de te rappeler, je la
suppliai, l'air de quelqu’un qui demande "où" à celui
qui vient de dire qu’il a perdu quelque chose, comme si ça
l’aiderait ... Tu t’en souviens maintenant ? Je l'encourageai.
- Ah oui … fit elle, ne
donnant pas l’air de comprendre, mais plutôt de faire semblant, ou
de cacher quelque chose, un secret qu’elle savait dangereux, en
n'étant pas capable de comprendre à quel point. Je préférai ne
pas insister que d’entrer dans un argument insensé avec une
fillette, car au mieux, même si je gagnai, ça serait à quel prix,
et quel en serait le butin remporté ? Peut être que la
confirmation de mes pires craintes. Je repoussai alors le désir de
savoir ce qu’elle savait.
Quand un souvenir de son frère
lui vint à l’esprit, et elle contempla les contours de sa mémoire,
la petite me demandait où était Sasha, et je ne savais lui
répondre. Je déballais alors des contes quelque peu fantaisistes, à
ce que le temps coule plus vite. Je racontais un peu n’importe
quoi, sur ce qu'on pouvait imaginer que faisait Sasha. Dans mes
histoires, il se trouvait inexplicablement tout ce temps à une très
grande distance de nous, et le jeu consistait à inventer les
explications les plus originelles et incroyables et amusantes et
symboliques que possibles, avec, au départ, aucune règle fixe ni
aucune intentionnalité, autre que de faire passer le temps.
D'abord je relatai son
entraînement physique et spirituel dans les camps de travail les
plus durs de la Tombe ; sa jeunesse taillée aux coups des labeurs de
forcenés, oblitérée dans la lutte perpétuelle pour le pain et la
vie - pendant trois générations –bien évidemment le temps
marchait différemment pour lui que pour nous— il n'eut pas dormi,
car ne pas veiller aurait voulu dire la mort. Debout tout le temps
devant sa machine méphitique, dans les usines tempérées à zéro
kelvin, ses mains une frénésie d'activité insignifiante, il lui
arrivait des hallucinations plus qu’oniriques, où il se voyait
loup méchant et peureux, courir de toutes ses forces dans une forêt
neigeuse au milieu d'une meute hydrophobe de loups. Tous crevant la
faim, les loups se serraient, se poussaient à aller plus vite à
risque de se faire piétiner ou de piétiner son proche, sans qu'il
ne soit jamais question de se relever la tête ni de réfléchir un
seul instant, et sans qu'un seul loup s'en rendrait compte de la
disparition de l’autre. Chacun d'entre eux courait, écrasé contre
ses frères et sœurs épouvantables et malignes, chacun se voulant
plus épouvantable et malin que ses compères, s’essoufflant à
perdre de l'haleine à jamais. Aux côtés des autres bêtes, Sasha
se voyait s’emporter dans la neige noire, s’acharner à devancer
tous autour au péril de se faire fouler, changer de direction d'un
souffle à l'autre avec l’esprit insensé de la meute, ou s'écraser
sinon contre les troncs d'arbres apparaissant juste devant lui, dès
que le loup le devançant darda à côté, pour se sauver la peau ou
alors s'anéantit contre l'arbre immuable et devint neige rose
invisible. Dès que la meute s’approchait des grilles qui
entouraient la forêt noire, un homme dans une tour gardienne les
arroserait à coups de canon à eau, et lancerait des bombes
lacrymogènes, et les loups repartiraient dans l’autre sens.
Presque tous les autres ouvriers avaient expérimenté ce genre de
rêve, qu’ils appelaient néo-féodalité libérale.
Au début de notre passage
désertique, quand on était tout juste sorties des plaines voutées,
je me rendis compte que j'allais devoir raconter des histoires très
très longues, parce qu'Isabelle ne se couchait jamais et les nuages
tendaient à perdurer, impitoyables, au dessus de nous. La tâche me
semblait insupportablement difficile, comme tout ce qui est répétitif
et peu drôle. A cette époque, je m'essayai à l'ennuyer et à la
distraire, et à me contenter quand elle se fermait les yeux. Mais
même quand j'y parvenais, je me sentais coupable de triche. En guise
de réponse à ce sentiment de culpabilité, je me concentrai sur les
états intérieurs des personnages impliqués dans les histoires. Je
tâchai de donner à tous les acteurs, et surtout aux plus
insignifiants, une riche vie meta-psychique, avec pour chacun de ces
milliers de milliards d'habitants d'un quelconque monde inventé un
monologue intérieur cohérent et individualisé, un comportement et
une psychologie correspondant à l'écosystème mental et émotionnel
personnel, dévolus naturellement ou bizarrement de ses propres
expériences et capacités.
Je décrivais tout en détails
torturants, mais dans un style tellement élégant et simple que ça
passait, presque. Tout au moins ça faisait passer le temps.
Toutefois, un sentiment banal me gênait, le sentiment que quoi que
je fasse, moi en tant que conteur et lectrice avais tendance, dans
les histoires que je racontais et que j’écoutais, tout comme dans
la vraie vie, à oublier tous les gens qui ne tiennent pas de rôle
principal. Dans la lecture et dans le monde, il y a partout une
petite poignée de personnages importants, et on juge un livre, ou le
monde d’ailleurs, par ce qui arrive à ces gens là, en se fichant
de tout le reste. Et si une fin heureuse est lotie au héro ça
suffit, même si le reste du monde concerné doit subir les pires
indignités pour que cela ait pu ressortir. Au mieux on les abaisse
ces gens sans noms, sans destins, sans vie, à jouer les victimes qui
accomplissent leur sacerdoce en se faisant sauver par un grand blanc
fort quand elles s’égarent dans leur grande ignorance sauvage.
Cependant depuis que la charge
m’était tombée dessus d’occuper les vides interminables du
désert, ce qui m’intéressait c’était justement ces soi disant
victimes, quelles étaient leurs conditions de vie, leurs craintes et
désirs, leurs luttes personnelles, si elles se disaient heureuses ou
pas. Sinon quel intérêt y avait t-il, même à les sauver, s’ils
restaient à jamais des personnages cartonnés, qui servent
uniquement à être détruits ou sauvés ? Et qu’est ce qui
est plus important, celui qui sauve, ou celui qu’il sauve ?
Mais encore en dehors de ce dynamique, il y a tous les autres êtres
qui peuplent les arrières plans de l’histoire et qui n’en savent
rien du fait qu’il y ait une histoire dans laquelle ils ne sont
même pas mentionnés.
Parce que ça me semblait
naturel, au long de ces contes, toutes les vielles leçons de morale
avaient tendance à ressortir, selon lesquelles, les pauvres et les
misérables méritaient leur station dans la vie. Le plus bas les
personnes dans la société, les plus néfastes les pensées, le plus
vil le sort –et juste—qui les attendait. Sasha se trouvait
partout au centre de ces chants interminables, épiques, qui seuls
étaient capable de tuer l'aspect "à jamais" du noir,
tantôt du côté des bons, tantôt de l’autre, parfois un
personnage secondaire ou sans importance, d’autres fois le héro ou
sinon il servait juste comme une émotion mélancoliques qui
s’infiltrait à travers le récit.
Au cours des marches, je me
demandais si les seules preuves de l'existence de ce monde ne furent
matérielles. Et par conséquence, si mon rôle en tant que poète ne
se réduisit à verser du sable par dessus les têtes de vingt
milliards d'individus de chaque monde irréel. Par les cours graves
et jaunâtres des versements des granules de cette substance
littéraire, Isabelle put deviner les grandes lignes des formes des
hommes invisibles et les expressions physiques des visages qu'elle ne
voyait pas. Elle put discerner les espaces entre les rangs d'hommes
qui se remplissaient et s'approfondissaient petit à petit, à la
mesure de ma volonté descriptive. Ce n’était pas acceptable
qu’elle sache juste comment était le nez ou la bouche d’un
homme, mais qu’elle comprenne sa forme comme le sable l’aurait
fait. Après j’y revenais creuser dans les émotions et pensées de
chacun de ces soldats enterrés du désert.
Je pensai que les détails les
plus excessifs pouvaient l’emporter sur le reste. Que tout se
trouvait dans ces expressions infimes du pouvoir descriptif. Je donne
cet exemple mais c’était comme ça avec tout. Tout. Je passai un
passage noire entier à relater le tissage et motif du tapis perse
qu'il y avait dans le salon ombrageux de l'arrière grand mère d'un
facteur, éloigné lui par six degrés de séparation d'un personnage
d’importance secondaire dans une histoire dans une histoire. Je
parlai à Sasha de sa conception, et des particularités de son
tissage difficile. J’inventai une histoire complète pour ce tapis,
mais pas que pour ce tapis. Je faisais ça avec n’importe quoi et
pas n’importe quoi.
Il ne suffit pas de décrire
toute chose existante, et inexistante, il fallut décrire toute
histoire de tout,
depuis toutes les
perspectives possibles et impossibles, du tout début jusqu’à sa
fin.
Et Sasha menait le seul fil
conducteur signifiant à travers les ruines infinies de la terre.
J'esquissai quelques récits de la rencontre fortuite qu'il avait
faite d’un groupe dissident de dévolutionnaires et de prisonniers
apolitiques les plus exécrables et violents de toute la société
carcérale ; leur pacte de sang et la mise en œuvre d’un plan
d’évasion fantasmagorique de la méga-métropole prisonnière.
Isabelle voulait toujours réécouter la nouvelle relevant de
l’affaire de son escapade lunatique en ballon-fusée
hélio-para-strato-dynamique, fabriqué en cachette dans les hauts
fourneaux nucléaires Asiatique.
- Sasha a travaillé dans les
camps de la Tombe ? demanda t-elle.
- Oui, mais c'était il y a
longtemps, tu sais. Après, il s'en est fuit.
- Est ce qu'il a tué ?
- ... Des hommes, tu veux dire
?
- Oui des hommes.
- ... ton frère ?
- Oui, Sasha ...
Je ne sus pas répondre, car
elle avait vu son frère tuer plein de gens lors de notre propre
évasion de Lefkosie. Mais peut être qu’elle ne savait pas que ça,
ce qu’elle a eu le malheur de voir, c’était tuer. De toutes
manières, qui n’est pas témoin d'innombrables horreurs avant un
certain âge ? Et si elle voulait croire que c’était autre chose
que de massacrer quelqu’un, je ne voulus pas lui briser le mythe.
Elle n’avait même pas vu l’arrivée d’un bébé dans le monde
encore, mais elle en avait vu des départs, précipités tous,
d'ailleurs. Tous. Elle était jeune et probablement savait déjà que
la totalité de ce qu’elle expérimentait dans cette vie était du
normatif, étant donné les conditions aberrantes, mais savait aussi
que les conditions elles-mêmes de sa propre existence étaient
grotesques.
Parfois elle préparait dans
les traits de son visage un masque d’horreur, pour me le révéler
quand c'était suffisamment dégueulasse, qui exprimait par sa
grimace frelaté, peut être quelque chose du plus vrai en elle, dans
le sens de vérité. Dans l’horreur qu’elle témoignait, elle
montrait qu’elle voyait bien que le monde ne pourrait pas être
fait pour les hommes, et qu’on dirait qu’on est là par erreur,
tant notre habitat nous est hostile, tant nous y sommes mal adaptés
à toute circonstance que nous abordons. Elle savait mieux que ça
encore, peut-être : elle savait que c’est nous qui nous créons
cet enfer acharné, morceau par morceau, graine de sable par graine
de sable, jusqu’à ce que tout devienne invivable. C’est un
travail de deux cent vingt générations qui arrive inlassablement à
sa fin inévitable, chaque personne y contribuant la totalité sa vie
à la tâche de mener le monde, par toutes ses carrières diverses et
contradictoires, mutuellement incompatibles et logiquement opposées,
à sa mort. J'imaginais qu'elle avait conscience du fait que personne
sur terre ne soit capable de redresser même une infime partie de
tout cet abaissement humain.
Savoir tout ça à un âge
précoce, ou même, le sentir, sans s’en rendre compte, parce qu’on
est trop immature cognitivement parlant, ça doit faire quelque chose
dans le cerveau, je crois. Et c’est pour ça qu’elle tire une
gueule difforme et vilaine, de temps à autre, parce que le monde,
tel quel l’avait expérimenté jusqu’à maintenant, méritait une
grande gueule.
Enfin, et pour conclure cette
digression, elle s'en était rendue compte que ça vie, aussi dure et
impitoyable qu’elle eût été jusqu'à maintenant, avait été
relativement facile, par rapport à celle d’un enfant qui vit à la
décharge industrielle, par exemple, ou numérique ou biologique, ou
dans une clinique humanitaire de traitement expérimentale, ou en
Afrique. C’était sa position floue au milieu de tout ça qui
faisait peur, autant à elle qu’à moi en son égard. En effet, sa
vie était pourrie, mais elle n’avait pas le droit de s’en
plaindre, car il y avait dans le monde des gens encore plus
misérables, et de loin. Et on s’en servait d'eux uniquement pour
montrer l'exemple du pire qui pouvait nous attendre, si on
n'obéissait pas.
Tout ça, c’est très
difficile à comprendre pour une enfant de son âge, mais comme
j’étais plus âgée, je l’oubliais trop souvent et la jugeais
coupable de sa propre tristesse. Si elle était complice, ça
relevait moins de ma faute. Je ne pouvais même pas lui expliquer les
raisons de sa situation existentiellement difficile, car ça l'aurait
rendue plus triste encore que de savoir que j’en étais consciente
de la misère permanente qu’était sa vie, mais n’y pouvais rien,
moi non plus. Dans ma tête, je me disais qu'elle me croyait stupide,
juste, et pas malhonnête.
Pour combler le déficit
moral, dans mes histoires à la con, je désirai en parler de et
analyser, de tous les points de vue concevables chaque pensée,
émotion, mouvement et souffle de tous les gens importants et peu
importants du monde entier, de leur naissance et enfance jusqu’à
leur mort et aussi de leur vie posthume terrestre et céleste, et du
vide qui exista si la mort pour eux se résumait en cela. Mais même
avec un temps illimité cela aurait été chose difficile à faire,
parce que j’avais envie aussi de raconter les mouvements et
carrières infinis de chaque particule physique qui aurait existé
dans chaque univers que j’inventais.
C’était nécessaire de
faire entendre toutes les théories de tous les domaines de la
connaissance humaine et inhumaine, portant sur tout, et je me sentant
mal à l'aise tant que chaque feuille de platane ou aiguille de sapin
fut entièrement décrite, une par une, de chaque arbre de chaque
forêt de chaque continent de tous les mondes possibles et
impossibles, imaginables et inimaginables, beaux et laids, bons et
mauvais, faux et justes, injustes et droits, blancs et noirs, et
gris, tout gris. Et après les feuilles, je passais aux troncs et
puis aux racines et terres, sols et veines géologiques de partout.
Isabelle, pour sa part voulait me faire croire à son air de ne rien
comprendre, à part quelques histoires peu crédibles sur le passé
qui demeuraient toujours mal défini en dépit des efforts de
l'auteur.
Mais j'essayais quand même,
si ce ne fut que pour distraire l'audience à ce qu'elle s'endorme, à
ce qu'elle quitte brièvement ce monde et entre dans un nouveau,
inconnu à tous, à elle.
Autrefois, je racontais des
récits farfelus des sommets qu’organisait Sasha avec les trois
dirigeants du monde, sommés et assemblés pour résoudre la crise.
Il s'acharna tantôt du côté des bons, tantôt opéra louchement du
côté des mauvais, parce qu'il fallait savoir manœuvrer des deux
pour en arriver à sa fin, bénite des dieux. Isabelle s’intéressa
avant tout aux combats d'arts martiaux que menait Sasha contre tous
les malfaiteurs administratifs et mauvais fonctionnaires, dans les
corridors ténébreux des vastes donjons forts bureaucratiques. Elle
pleurait en m’entendant parler de ses petites victoires
personnelles et peu glorieuses, ses accablantes défaites publiques
et humiliantes. Ses propres crucifixions et celles auxquelles il
consignait ses ennemis. Les complots d'assassinats dont il faisait
tantôt objet, tantôt génie moteur. Les résolutions concluantes,
auxquelles il parvenait à mettre tout le monde d’accord, et les
accords complets et satisfaisants, dont personne n'en avaient eu
envie d’entendre parler auparavant, qu’il faisait signer à
toutes les partie prenantes. Les accords qu’il faisait pleuvoir,
qui une bonne fois pour toutes promettaient de marcher, et qui
finirent par ravir le monde entier. Le Sasha des contes avait ce don
de dompter tout le monde avec son sourire, qui arrondissait ses joues
quand il pensait à des bêtises à sortir.
Il réussit là où les
centaines de milliers d'autres avaient échoué parce qu'il se
comportait honnêtement. Dans la longue histoire de l'Union, c'était
une des premières fois que quelqu'un d’officiel essaie cette piste
particulière et, admettons le, peu empruntée au quotidien par les
gens ordinaires. Son honnêteté fut pris comme novateur, et ses
démarches tendaient à choquer avant de convaincre. Lorsque ses
interlocuteurs restaient pétrifiés, muets, baillant ou bayant,
Sasha disait quelques phrases simples, mettait le stylo entre les
doigts presque robotiques des hommes en carton et tout fut résolu,
clic clac, encore et encore, quand il fallait, et pas avant, mais
juste quand c'était à la fois nécessaire et avantageux.
Les accords contenaient dans
leur déferlement éventuel prévu, les semences de leur propre suite
glorieuse et paisible. Ce qui garantissait leur réussite c’était
le fait qu’ils aient été conçus pour le bien être des hommes et
la stabilité du continent, et non pas celui des politiques et celle
de la classe dirigeante actuellement en pouvoir.
Plus les résolutions
entraînées par les précédentes mèneraient naturellement le monde
vers le haut, plus il aurait potentiellement à rechuter après, et
donc plus il faudrait veiller sur son progrès, comme des nouveaux
parents dans les premiers temps après la naissance de leur premier
bébé. Dans la montée, et surtout au premier et unique plateau, il
était difficile de discerner la tendance de sa courbe, et de savoir
s’il s’agissait plutôt d’un parabole inversé ou d’une
équation cubique. Et pour les parents aussi, c'était là le moment
critique de s'investir vraiment dans cet enfant, ou de le lâcher,
faute de sa propre incapacité de survie.
J'avais tendance à habiller
tous ces contes insensés en soierie meta-fabuleuse, imprimée avec
des motifs, style Empire des habits neufs. Parfois quand j’allais
trop loin, Isabelle me ramenait à l’ordre, et je devais reprendre
dans un idiome plus commode.
Les enfants ont tendance à
penser que tout de ce qu’il y a autour d’eux, l’est un peu par
hasard, et que, s’il y avait eu une intentionnalité quelconque
dans les arrangements des choses qui les entourent, si même quelque
assemblage d’objets possède un arrangement, selon eux, c’était
d’en faire quelque chose qui plaise aux enfants. Sinon tout le
reste existe que de par soi-même, et rien n’a d’origine autre
qu’eux mêmes et leurs proches, qu’ils connaissent mal, de toute
façon.
Tout ne provient de nul part,
et tout retourne au vide aussitôt qu’on ne le voit plus.
Malheureusement, ils ont tort,
car d’abord rien n’est fait pour les enfants. Et, dans les rares
occasions où on l’y pense, c’est uniquement dans l’intention
de leur faire du mal. C'est tant pis, mais comme les petits ont une
faible capacité de remembrance, ils oublient plus facilement les
choses troublantes qu'ils auraient vues et vécues, ainsi que les
nombreuses transgressions qu’ils subissent de la part de leurs
parents et de la société en générale. Et comme ça on n'a pas à
se reprocher les crimes que tout le monde commet contre ces pauvres
êtres, nouveaux venus, arrivés sur terre de nul part, chacun
réclamant son pain et son confort et ses droits fondamentaux, comme
s'il méritait ces choses plus que tous ceux qui ne les auront pas.
Au fur et à mesure l’enfant
comprendra que quand il n'est pas satisfait, c'est la vie elle même
qui est coupable de cette injustice sans pareille. Mais que quand il
est satisfait, il peut se féliciter du beau travail pour lequel lui
même est responsable, ce travail qui mérite facilement tout le
plaisir de sa satisfaction partielle ou complète.
- Il a fait crucifier des
hommes ?
- ... ton frère ?
- Oui, dit-elle impatiemment,
Sasha
!
- … Ben, il a fait ce qu’il
fallait faire, je crois, dans les circonstances.
Elle mit quelque temps à
cogiter.
- Est ce que les circonstances
peuvent tout justifier ?
- Quelles circonstances ?
- Pourquoi tu ne me réponds
jamais, mais tu racontes tout le temps des histoires débiles sur mon
frère ?
- … Isabelle, parce que tu
sais bien que je ne sais rien d'où il est de plus que toi.
- S'il est mort, qu'est ce que
cela veut dire? Qu’il est disparu ?
- Oui, mais il n’est pas
disparu.
- Rien ne disparaît, n'est ce
pas ?
- C’est exact.
- Ça se transforme, mais rien
ne s’arrête complètement d’exister ?
- Je ne sais pas, Isabelle.
Arrête de parler de la mort. Ça porte malheur, et Sasha n’est pas
mort.
Elle prit son temps à mâcher
un cracker zoomorphe. Quand elle l'eut mangé, je la fis descendre de
mes épaules et la remis par terre pour qu'elle marche un peu. Elle
continua à parler, Comme les squelettes de camions et d’hommes que
l’on voit aux abords de notre chemin ?
- Oui, non, il n’est pas
comme ça.
- Mais ils sont morts ceux que
l’on voit tout de même ?
- Oui, mais un camion ne peut
pas mourir, parce que même si c’est cassé, quelqu’un peut le
faire marcher, s’il s’y connaît et s’il a les bons outils.
- Alors ils sont immortels.
- Oui, enfin, non, parce
qu’ils vont disparaître.
- Ils disparaîtront ?
- Non, ils vont se
transformer, je me corrigeai.
- En quoi ?
- Oui peut être, j’essayai.
Je n'avais pas entendu sa question. Je voulus répondre sans lui
faire répéter ce qu'elle avait dit, mais je finis par me sentir
coupable, Pardon, ma belle, peux tu répéter ta question ?
- Mon nom c’est
Iiisaaabelle, pas Mabelle, dit elle, en étirant longuement sur les
premières syllabes de don propre nom.
- Oui, tu as raison, ma
chérie, redis moi ta question.
- En quoi se transformeront
ils ?
- Euh, en molécules et
atomes, et en particules sous -atomiques, n'est ce pas ?
- Et quand le vent aura
emporté tous les morceaux moléculaires et atomiques qui
constituèrent naguère ces bêtes et ces êtres, et quand il les
aura ramenés à leur point de départ, ces machines et ses hommes
s’éveilleront, et marcheront et ramperont de nouveau !
- Tu crois ?
- Dans combien de temps le
vent reportera t-il ces mêmes atomes et molécules pour qu’elles
re-coexistent ensemble, dans un univers atomiquement et
moléculairement identique à celui dans lequel ils sont nés, que ce
soit que pour un bref moment, avant que le cours du monde, et de
tout, change encore et diverge du fac-similé ?
- Dans mille milliards de
générations peut-être ?
- Ça fait combien de nuages,
ça ?
- Mille milliards de
générations ? Oh ... beaucoup.
- Et dans combien de temps
est-ce que nous arriverons à Paphos ?
- Cinquante mille, je
répondis.
- Nuages ou générations ?
- Nuages
Ses yeux grandirent. Dans sa
tête tournaient les grands chiffres. « Est ce que tu aimes les
camions bombardés qu’on voit de temps en temps, et leurs longs
barils délabrant ?
- Je ne sais pas, elle
réfléchit, on n’en a pas vu depuis les forêts.
- Si, on a vu deux avant le
dernier nuage
- Non, je n’ai rien vu, moi.
- Ah, alors tu dormais, je
croyais que tu avais les yeux ouverts ... Oh arrête de pleurer,
Isabelle, c’est pas grave, on en verra d’autres camions.
Isabelle, je t'en prie, non, arrête, ma petite. Tu ne seras pas plus
heureuse pour ces larmes de crocodiles tu sais !
Elle cria de plus fort.
- S'il te plaît mademoiselle
Isabelle, sois gentille et cesse de faire ta malheureuse.
Je lui laissai le temps de
s'arranger un petit peu.
- La prochaine fois qu’on
voit quelqu’un vendre de la glace, je te promets que je t’en
offrirai une, d’accord ?
Elle s’essuya le sable qui
coulait de ses joues, d’accord.
-Tu ne vas pas pleurer ?
Elle secoua la tête et on
reprit notre chemin.
Petit à petit, les contours
et les détails topographiques des Troödos de définissaient dans la
distance meridioccidentale. Nous ne pûmes bouger que sous le soleil
accablant, car il ne servait à rien d’errer dans le désert,
encombrées par les ténèbres. Lors des nuages, pour la plupart,
Isabelle et Parpija arrivaient à dormir de temps en temps, mais moi,
plus du tout. Je gardais mes yeux ouverts et regardais pendant des
temps indéterminés. L’espace, ou plutôt le vide, devant moi
ressemblait en tout à ceux à l'arrière, à ce qu'ils se réunirent
et que je voie en sphéroïdale.
(à remettre plus tard,
marcher dans le chapitre…. dans le désert ne sachant pas pourquoi
c’est important que nous ayons de réponse, ou au moins de question
à poser la dessus.)
J’avais l’impression de
vivre toute une vie interminable, à chaque fois qu’un nuage
passait au dessus de nous. Je ne sais pas comment Isabelle et Parpija
subissaient ces périodes sombres. Ça durait comme on a du mal à
imaginer, même moi, qui l’ai vécu toutes ces fois. Rien ne
changeait ni interrompait la chimère charbonnée qui s'installait
sur toute la vallée de la mort. On ne risquait pas de faire luire de
la lumière, qui aurait été la seule visible pour des dizaines de
kilomètres autour, d'attirer ainsi l’attention des vautours et des
mortiers. Des fois, Isabelle se réveillait avant l’arrivée du
soleil et se mettait à pleurer. Je faisais ce que je pouvais, lors,
pour la consoler. Avec ces rugissements endeuillant les airs noirs,
je me mettais à son côté, me déplaçant en restant accroupie. Je
me trémoussais vers elle sous ma tunique, et rien qu’en sachant
que j’étais là à ses côtés, comme elle, me faisant aussi
petite que possible en boule fœtale, elle semblait tranquillisée.
Des fois, je commençais une
histoire dans le noir, et la finissait lors d’une marche, ou
l’inverse. J’en avais commencé une, juste avant l’arrivée de
l’arrière d’un nuage. Au milieu de mon récit, l’arrière
garde de la ligne, tellement longue qu'on ne voyait pas sa courbe,
arriva et nous dépassa haut au dessus. Nous nous ramassions et
partions sans que je ne m’interrompe. Quand je terminais une
histoire avant qu’elle s’endorme, je reprenais un petit fil de la
précédente pour en commencer une nouvelle, ou je fabriquais une
autre d’une nouvelle tissure.
« La bande non-occupée, qui
découpait l'île, en hachant même la capitale en deux parts
inégales, avait éclaté.
- Mais, exclama t-elle, c’est
tout récent ça, je ne veux pas entendre parler de ça, raconte moi
une histoire des anciens temps.
- Chut, sois polie, je t’en
prie, Isabelle. Est-ce que Parpija a envie d’entendre une histoire
des temps récents ?
Elle secoua la tête, sans
demander à la poupée.
Je recommençai, essayant
d'esquisser ma parole, en glissant soigneusement la suite de
l’histoire, telle que je la connaissait, « Longtemps avant, avant
même la faille, ils avaient laissé ce petit espace entre les deux
frontières vide.
- Quand est ce qu'ils l’ont
divisée, la Chypre ?
- Personne ne sait quand ils
l’ont divisée.
- Pourquoi ?
- Pourquoi on ne sait pas ?
- Non ! Pourquoi ils l’ont
divisée ?
- Oh qui sait ? Pour des
questions d’hommes, je suppose.
- C’est quoi ?
- Les questions d’hommes ?
je demandai naïvement.
- Oui
- Tu te rappelles de ces fois
où ils nous ont tiré dessus ? Avec les mortiers et les canons-
mitrailleurs lourds, qui faisaient tout ce bruit d’ogre, et le
lance-grenade qu’on leur a pris ?
- Oui
- Ben, c’est ça des
questions d’homme. Écoute, maintenant l’histoire.
Je laissai passer un souffle.
En campagne, la bande prit la forme de terrain étroitement délimité,
ou de ruban de champs, délaissé entre deux grilles barbelés. En
ville, elle laissa la place à une petite rue, suffoquée par la
poussière, entre deux rangées de maisons gâchées et de petits
immeubles en béton, s'écroulant au-dessus des commerces vides. Tous
saccagés au fil des générations par le temps ainsi que par les
sans-abri. La rue fut choisie comme ligne de démarcation pour une
raison quelconque je suppose. Les boulevards qui la traversaient
furent bouchée depuis tout le temps pars un mur de tonneaux épais
de dix-neuf barils et haut de soixante-treize barils. Si on était
monté dans un montgolfière, d'en haut on aurait vu, comme sur une
carte, la division politique de l'île, qui se faisait remarquée par
ce petit changement de couleur : dans le paysage le vert des herbes
plus vif, en ville le gris de civilisation plus évident avec des
grosses tâches noirs aux intersections des boulevards d'autrefois
avec la rue qu’on a choisie pour en faire une démarcation
géo-politique.
Sasha et moi, grimpions la
douce courbe sablée d’une grosse dune, je lui tins bien la main
pour peur qu’elle ne perde ses pieds dans les sables mouvementés.
Je continuai, La bande
non-occupée suivait les contours de l'île, traversant la contrée
d'une rive à l'autre comme un ruisseau l'aurait fait, s'il eut été
psychotiquement déterminé lors de son passage de causer autant de
dégâts et de souffrances humains que possible. Les aéroports et
les ports coupés en deux, les terrains agricoles et les mines rendus
inféconds à cause des sanctions et des incompétences locales et
étrangères. »
Plus on montait, plus la pente
devenait raide, mais dans pas longtemps nous arrivâmes en haut et
pûmes voir de l’autre côté. Pour tout cet effort, on n’avait
pas gagné un champ de vision très élargi. Cependant, il n’y
avait rien de plus haut dans la vallée déserte, et l’échine de
notre dune courait du nord vers l’ouest et devait nous amener plus
ou moins directement aux pieds des Troödos. On prit un moment pour
respirer et pour regarder autour, cherchant une émotion pour aller
avec le paysage triste et beau devant nous.
- La division était un
courant d’eau alors ?
- Non, pas exactement.
- Tu te rappelles du chemin
qu’on empruntait pour aller à la piscine ?
- Oui ?
- Le sentier ombrageux qui
suivait le petit ruisseau ?, dit-elle sur ce ton d’enfant qui
ponctue la fin de chaque clause avec un point d’interrogation, et
qui termine ainsi toutes ses phrases en posant une question, à
laquelle ils s’attendent impatiemment une réponse affirmative, «
On grimpait sur les rebords de la rivière ? qui était à moitié
desséchée ? et les roseaux nous recouvraient, et on jouaient avec
les grenouilles ? dans l’ombre douce que nous offrait les arbres
aux bords de l’étang ? Tu te rappelles ?
- On a joué avec des
grenouilles ? je la questionnai, l’air faussement étonnée.
- Mais, tu sais bien, elle me
dit, en aggravant sa voix en mélopsychodrame enfantin.
- Ah oui, je me rappelle
maintenant, je m’excitai, on s’était déguisée en lionesses
pour leur faire peur !
- Mais oui, et elles se sont
toutes enfuies quand elles nous ont vus.
- Oui, parce que Sasha n’avait
pas pu s’empêcher de rugir comme un fou ? je m'élevai la voix,
- Et puis il a sauté sur le
dos d’un, elle mima en atterrissant à quatre pattes par terre. La
grenouille avait décollé de peur, comme un feu d’artifice. Sasha
essayait d’empoigner la peau verte lubrifié de l’animal, mais il
tomba d’en haut de l’arc parabolique qu’ils traçaient en l’air
ensemble. Tellement drôle, elle rigola, la tête de la grenouille.
- Mais heureusement que …
attends moi là, lui dis je, la renversant brusquement dans les
sables derrière la dune sur laquelle on s’était perchées. Elle
fit une série de soubresauts en arrière, finissant les jambes en
l’air et sa tête planquée dans les sables ;
- Eh ! C’est pas drôle !
elle cria. Maintenant j’ai plein de sables dans la bouche ! Elle se
mit à pleurer.
- Chut Isabelle !
- Je vais te maudire parr la …
Sa voix fut emportée par la distance que j’avais mise entre nous
déjà.
J’avais laissé tomber le
sac d’explosifs et le lance grenade. Je mis la mitraillette en
dessous de la tunique et courus en silence derrière la cime, pour
atteindre un sommet adjacent. Je tombai avec l’œil au viseur,
encadrant son image atténuée. L’ombre blanche de sa figure,
flottant parmi des sables pourpres et jaunes, fit la moitié de la
taille du pic métallique du réticule. Je le jugeai à un kilomètre
et demi de nous. Sa tête décolorée me regardait toujours. Il
persistait à avancer vers moi. Il voyait bien pour un spectre.
Du côté droit de mon champ
de vision, j’épiai les minces lignes courantes de la forme dorée,
presque invisible, d’Isabelle. Dès qu’elle m’eut vue atteindre
ma perche, elle fut partie en courant, se tenant instinctivement à
l’égard de ma lignée de visée. Je voulus qu’elle n’y aille
pas. Mon cœur se battait contre l'intervalle de ses pieds, frustré.
Le terroriste ne l’avait pas
vue, ou ne faisait pas attention, parce qu’il me fixait, aussi bien
que moi lui. S’il se savait visé, il s’en foutait. Je continuai
de scanner tous les terrains autour jusqu'à l’horizon, au cas où
nous fûmes tombées dans un grand piège, comme deux oryx gazelles.
Mais je ne vis rien, même pas de manteau d’invisibilité dont s’en
servent les chasseurs de primes pour se dissimuler. Je ne distinguais
à peine les fétus plastiques qui l’habillaient des airs poudreux,
brûlés, habités par les sables trempés et méchants.
La curiosité d’Isabelle
l’emporta. Il y eut marre. Je me sentis coupable de la perte de son
innocence, sans qu’elle ne soit récompensée par quelque chose de
valeur égale, genre la sagesse, la paix intérieure, la paix
extérieure.
Je me mis à penser que, d’un
point de vue, on pouvait imaginer que dans la chaîne de Kyrenie, au
moins, on avait brièvement expérimenté une tranquillité pour la
première fois depuis très longtemps. Cette accalmie dangereuse et
factice nous eut accompagné jusqu’aux plaines. En courant dans les
cimes, on s’était cachés parmi les ombres que jetaient les
sommets. Je me souvins du paysage planiforme qui commençait à se
défouler au bas des falaises de l'île qui nous séparait de Paphos.
L’île, telle qu’on l’avait rêvée, mais vide. Des hauteurs
des Kyrénie on put voir les rares indices témoignant encore de la
ligne de démarcation. On s'approchait d'elle, ayant pris un chemin
pour le moins indirect.
Après la déchéance du mur
beaucoup de choses avaient changé. Ce que c'était qu’une vie
avant les choses que l'on a tous vécues, pour nous qui fîmes la
guerre ou pour ceux qui la font encore, c’est douloureux d'imaginer
en quoi consisteraient ces changements. Le monde avait recommencé
avec la bavure, le monde fut re-né dans le sang. Pourquoi revenir en
arrière dans les souvenirs, quand la comparaison serait
malheureuse ?
Quand Isabelle fit réunir les
aïeux au comité inter-tribunal religio-juridique pour annoncer la
volonté de Parpija que nous partions vers l'Ouest, elle maitrisait
encore mal le langage. On l'écouta quand même à cause de sa
franchise. Pas longtemps après, nous fumes partis, d'abord vers
l'est, et après vers le nord, en passant par les montagnes au nord
ouest. Les aïeux nous eurent conseillé ce chemin, et ainsi on eut
pu éviter les champs de mines antipersonnel, gravées dans le sol
pour quatorze kilomètres autour, à l’ouest de Léfkosie.
C’est pourquoi on eut à se
frayer un chemin ensanglanté, entre forces quasi-gouvernementales,
"quagous”, et les forces anti-quasi-gouvernent, (AQG), et les
autres acteurs clé dans la région, telle l'armée royale
Britannique de sa majesté, et Onu, cet être blanc et bizarre. Tous,
à part Onu, le grand prêtre de la frontière, qui est là depuis
tout le temps, s’étant apparus aussitôt que les premiers
mentionnés, de nul part, dès que la frontière se fut écroulée.
Naturellement ce que ces soldats de fortune, ces tueurs à gages, ces
cobayes du nouvel art de guerre, les guérillos de tous les côtés,
ce qu'ils manquaient en autorité, ils compensaient en bassesse. Pas
un crime contre l'humanité ne soit pas exercé contre chaque ethnie,
peuple, race, genre, orientation sexuelle, profession, religion,
sexe, persuasion, volonté, esprit, et moralité présent et impliqué
aux faits dévoluants de l'éclatement général des codes
socio-juridiques, qu'eut entraîné la disparition de la frontière.
Chacun d'entre nous s'y fut
baigné dans le sang, si on s'en fut sorti de ce ravage humanitaire.
On aimerait ne pas pouvoir savoir plein de choses. Ce n’est pas le
privilège de les avoir oublié, mais de ne pas avoir le droit, voire
l'obligation, de les savoir. La descente en chaos ne prit pas
beaucoup de temps, ce qui nous enseigna à l'époque que nous
n'avions pas eu loin à tomber pour se casser la crâne contre le
fond. Les sages et les aïeux se réunirent pour commenter le fait
que ça allait vite, depuis un certain moment. Ils eurent à peine le
temps de le dire. Avant que nous le sachions, nous nous retrouvâmes
au rez-de-chaussée de l'humanité. Certains d'entre nous virent ou
tombèrent aux plus bas des sous -sols, dépendant du plaisir que
nous avions cherché et pris à faire du mal à nos confrères
humains.
La période des premières
guerres civiles et soulèvements et coups est une de celles dont on
aurait aimé ne pas en avoir été capable de connaître le moindre
détail.
Après ceux qui ont été les
premiers à faire épreuve de la condition de la ligne, ils ont
commencé à faire tomber les gris barbelés et les barils. Et les
régiments de mort apparurent pour nous rappeler que rien n’est
sans opposition dans ce monde, même pas le mouvement incontestable
d’un peuple qui veut retourner chez eux. Et aussi pour nous
instruire que notre pire ennemi est toujours déjà présent en nous
mêmes.
Isabelle est née autour de
l'occurrence de la chute du mur. Certains disent qu'elle est née au
moment même de l'éclatement. Elle est née pour symboliser tout ça.
C'est pourquoi elle demeure fictive.
On ne savait rien d'avant la
faille, mais on savait que la division y datait, et encore. Et puis
elle disparut dans une nuée brillante de haines et d'espoirs. Dans
les montagnes, Léfkosie nous avait semblé bien loin en arrière,
déjà une ruine dans nos souvenirs, bien qu'elle nous eût tous
bercés. Elle ne servait plus que de terrain d’assauts simulés et
de cible de frappes aériennes d’entraînement, pour les rebelles
et pour les quagous et pour les autres. Les fronts de guerres
s'étaient longuement éparpillés à travers le pays. Les vraies
guerres purent se trouver au cœur et dans l’esprit de chacun. Tout
le monde eut sa propre responsabilité d’agir dans la légitime
défense de l’homme innocent, et d’éradiquer de cette terre
l’ennemi de ce dernier. Ces lâches qui n’ont pas pris partie sur
le champ furent tous descendus dans la rue, comme des rejetons d'un
peuple racialement déficient. Ceux qui n’appartiennent pas à un
camp ou à l’autre, sont traités d’ennemis de tous.
À part les restes pourries
des régiments et des pelotons des quelques armées régulières, la
terre ne soutenait l'existence de l'homme. Et ça, c'était avant que
nous arrivâmes au désert. On ne croisait ni hameau, ni populace
sauvage, ni presque aucune foulée de cultivassions de la terre ou
d'élevage, aucune indication d'une activité industrielle
quelconque. La vérité c'est qu'à l'époque, nous n'avions jamais
eu la moindre idée d'industrie, alors on ne savait pas que tout cela
manquait de ce côté autant que du notre.
Ceux qui ont réussi à
traverser la ligne où naguère fut la frontière, et qui furent
parvenus à revenir, nous eurent fait comprendre très vite que
c'était presque pire de l'autre côté. Déjà à cause des mines
antipersonnel qui nous attendaient partout, mais plus parce que les
dégâts étaient intentionnels. Ils avaient choisi de pourrir leur
coin de la terre.
Avant la chute du mur, avant
la naissance d'Isabelle, c'était facile à croire, que c'était
uniquement à l'Est de Chypre, que les choses allaient si mal,
d'abord parce que personne aurait eu un pouvoir d'imagination assez
créateur pour concevoir l'état actuel des choses à l'ouest. Après
sa chute, on se dit que peut être ce n'était pas pour nous priver
de l'occident que l'on avait érigé le mur, mais pour nous protéger
de lui.
Ils avaient fait tout ça
volontairement, et avec un sentiment consciemment hautain et
méprisant de supériorité envers nous, qui vivions sous le joug
imposé de l'illégalité si longtemps. Ceux qui revenaient et qui
réussissaient à comprendre quelque chose de l'autre côtés, furent
plus dégoutés que rien d'autre, comme l'enfant qui jouit enfin d'un
jouet jalousement gardé par son frère, mais le possède qu'après
sa démolition complète, en raison de la pure méchanceté de
l'autre.
Tout vestige de civilisation
semblait démonté et balayée. Tout prétendait un retour à la
nature presque accompli. Dans les plaines forestières avant le
désert, on ne voyait plus que quelques âmes errantes et les soldats
zombie qu'on épiait de loin, et qui veillaient sur leurs champs
ombrés, riches en mines et en ordonnances. Ils s'occupaient à
s'envoyer des obus faits maison, entre les nuages passants, ou une
rare missile, précieusement gardée des anciens temps. Quand ces
êtres morts exhaussaient leurs munitions, ils partirent errer
jusqu’à ce qu’ils tuent quelqu’un qui en avaient. Ils
n'avaient pas d'armes lourdes ceux qu’on voyait, pas comme les
grands nous avaient expliqué que l'on en avait eu avant, pendant la
brume.
En quelque temps, sa forme
transparente dans mon viseur ne fut qu'à mille quatre cents mètres,
et avançait sur moi. La pouce glissa l’aiguillon de la sûreté à
semi-automatique. Je ne voyais plus Isabelle, ni rien d’autre dans
le secteur périphérique.
L'homme inséra doucement sa
main en dessous de son poncho, j'inclinai le baril de deux virgule
trois degrés et tira sept coups. La première balle lui enleva
l'épaule et le bras droite avec. Et la deuxième trouva sa tête, et
les cinq autres passèrent au même endroit, mais dans le vide
ensanglanté, et explosèrent vingt mètres derrière.
Isabelle avait était proche
du monsieur, et lorsqu’elle revint, je vis de près que sa tunique
avait été piquetée par les globules de sangs irradiés.
- Regarde, fit-je, t’es
toute ensanglantée. Pourquoi es tu allée te salir ainsi ?
- Je suis guerrière; rrrr,
elle grimaça, mignonne.
- Tu voulais voir de près,
c’est ça ? D’accord, tu portes les armes. On y va maintenant.
- Oui , d’accord.
Elle sauta à ses pieds, et
enfila les bandoulières. Le lance-grenades était plus grand
qu’elle. Je le lui attachai à son sac, derrière la nuque. Elle
répéta plusieurs fois les gestes les plus efficaces pour le
descendre et pour le charger efficacement, en vue de bien viser son
objectif et surtout de l'atteindre au premier coup. Je lui appris
comment encadrer sa cible, selon ses mouvements quand il bougeait, et
à toucher une cible bien cachée derrière des murs ou autres
obstacles, et à quelle distance, et les possibles défenses qu’il
pourrait faire valoir dans une situation de combat.
J'enfilai la courroie de mon
kalach, la déesse alla dans le sac à dos avec nos maigres
provisions et les munitions légères. On repartit. Une fourmi, on
aurait dit, à voir Isabelle porter le gros sac avec le baton et le
baril des armes en antennes probatrices.
Je recommençai pour faire
oublier, « Bon alors, tu écoutes l’histoires. Quand ils
franchirent la frontière pour la première fois, ils atteignirent le
cœur d'un désir transmis, ainsi que la chanson des générations
qu'on apprend quand on est encore bébé.
- Tu l’as déjà racontée
celle ci !
- Laquelle ?
- Celle que tu es en train de
redire.
- D’accord, tu veux une
histoire très ancienne ?
- D’avant la chute ?
- Oui ça commence avant la
chute.
- C’était quand ?
- Tu sais bien que ça date de
dix-huit générations pour toi et trente pour moi. Tu écoutes un
petit peu maintenant ? Bon, où en étais-je ?
- Tu n’avais pas encore
commencé.
Je la fixai gentillement pour
la reprocher et l’encourager en même temps. Je me remis en marche,
avec les yeux vers l’horizon occidental et la grande montagne. On
était chacune d’un côté de l’échine de la dune, et on allait
suivre le vertex de son dos jusqu’aux pieds de la masse des
Troödos.
Chapitre six
« On nous dit que, pendant la
troisième génération, le feu des armes lourdes est venu de la
Syrie jusqu'à Leukosie. Et qu'on pouvait voir la terre d'Egypte
brûler, même à travers la Brume Noire, si épaisse encore à cette
époque là. D'autres disent que, le grand feu datait plutôt de la
première génération, car la coïncidence de la chute et du feu
serait logique. Peut être qu'ils ont raison, mais les autres pensent
que la Brume pendant la première génération fut trop épaisse pour
permettre à une telle lumière de pénétrer et arriver jusqu'à
Chypre, bien qu'ils n’aient jamais vu ni la lumière ni la brume
dont ils parlent. En toute probabilité ils ont raison.
Pourtant ils sont tous
d'accord, que toute la côte méditerranéenne fut visible et a
rougeouyé pendant longtemps à une certaine époque après, ou en
même temps que, la chute. De la côte est de l'île, ils virent la
tracée des continents, entourant le bassin, devient jaune puis rouge
et puis noir encore comme tout le reste.
D'après la chanson qu'on nous
chantait, les rois de ces pays s'étaient pris la tête pour une
histoire de femme, une noire très séduisante avec des longues
jambes. Elle fut née la fille princesse d'un monarque oriental, et
elle se fit remarquée par son intelligence subtile, sa beauté pure
et sa force, disait on sur-naturelle, à un âge très précoce. Elle
voyagea partout et connut beaucoup de monde, étant l'hôte préférée
de tous les royaumes qu'elle visitait. Par la justesse de son
intelligence et par sa fidélité parfaite, elle devint au fil du
temps la conseillère principale de tous concernés, et sans qu'ils
s'en aperçoivent, ils devinrent tous à la fois amoureux d’elle et
dépendants de ses conseils.
En plus de la sagacité de ses
paroles, elle possédait une capacité étonnante de prévision. Tout
de ce qu’elle recommandait de faire, et que les régents
accomplissaient en obéissance parfaite, se montra aussi judicieux
que fortuné, par le suivant.
Leurs économies, bondissant,
affichaient les résultats qu'elle prévoyait et tout se passait
comme elle le prédisait. On se battait pour l’honneur de
l’accueillir, et quand elle acceptait l’invitation, on la fit
venir à coûts sur-exorbitants, rien que pour lui montrer notre
dévotion humble. Et puisqu’elle ne savait point dire non, elle
passa quatre générations à parcourir le globe, à souffler les
mots justes dans les oreilles les plus susceptibles de les entendre.
Les villes qui la recevaient,
en pompe prodigue, faisaient monter, pour ces occasions rares et
splendides, des longues processions où elle présidait en Reine
majestueuse. Les villes entières semblaient à la fois participer et
assister aux fêtes qu’elles concevaient et mettaient en œuvre,
dans une hâte inspirée. Partout où elle voyagea, tout le monde
insistait à l’apercevoir. Plus que rien d’autre, il fallut que
les gens la contemple avec leurs propres yeux.
Si l'agenda de la princesse se
trouvait particulièrement rempli, lors d’un de ces interminables
voyages, et si elle était contrainte à raccourcir un petit peu le
parcours du défilé prévu dans les rues mirobolantes des villes du
pays, il n’était pas rare de voir ses citoyens se révolter en
masse, et bouleverser le gouvernement, brandissant les slogans en
faveur d’un nouvel ordre et d’une nouvelle apparition de la
princesse noire.
Par ses longs voyages, elle
donna naissance à nombre d'enfants et ces jeunes devinrent tous les
bien-aimées des pays où ils naquirent. Au fil des années, par les
mérites de leur caractère et par la ténacité avec laquelle ils
s'appliquaient aux tâches qui étaient les leurs, ils décrochèrent
tous les meilleurs postes de leurs villes natales, et entrèrent
facilement aux gouvernements locaux, puis régionaux et nationaux.
Leur éloquence les porta tous très loin, et qui plus est, chacun
d'entre eux se montra aussi honnête, fidèle, intelligent, et lucide
que leur mère.
Au fil du temps, ces jeunes
dynamiques bâtirent ensemble un ordre toujours plus juste, toujours
plus raisonnable, plus efficace et dépourvu de défauts, et ils
finirent par créer une utopie, se réunissant tous sur un accord
final et parfait sur la répartition des biens infinis de la terre et
de l'espace ... une région au-delà de la terre, je rajoutai pour
prévenir sa question éventuelle.
« Et par leur ingéniosité
et leur industrie et la sagesse qu’ils avaient, ils donnèrent
naissance à l'ère des dieux. La stabilité sociale omniprésente et
la satisfaction complète de tout membre de toute société de la
terre furent reconnues comme le résultat subtil de deux générations
de réflexion approfondie et de travail coordonné, guidés par la
princesse noire de l’orient, qui eut su les mener à orienter le
monde dans la bonne voie de prospérité et de la paix éternelle.
Il y fut un moment mondial, au
milieu de cet épanouissement de bénédictions nouvelles et sans
fin, où tout le monde ensemble s'agenouilla devant la princesse, qui
apparut devant chaque citoyen du monde entier en même temps, et
chacun dit une prière de gratitude, à elle et à ses enfants, car
ils étaient tous devenus dieux à cause d'eux.
Après, avec l’heureux
consentement du peuple, la princesse s'érigea en monarque suprême
de facto de la terre. On la fit super-déesse, toute puissante, la
mettant au-dessus de Marmija et on construit des temples aux quatre
coins du monde en son honneur. On venait l'honorer en chars, dans un
défilé global perpétuel. Par son sang infini qu'on buvait, on
était devenus immortels nous aussi.
La princesse vécut onze
générations, et pendants tout ce temps, on l'adora. Tout le monde
avait de tout, mais l'avait avec, en prime, la sûreté que chacun et
tous en auraient pendant toute leur vie, et que tous leurs arrières
arrières arrières petit fils en auraient de tout aussi, ad
infinitum. Tout le monde vivait avec cette certitude, pendant des
générations entières. Ils buvaient son sang magnifique et parfait
et il leur donna vie éternelle.
Je réspirai. Tu n’as pas un
peu d’eau s’il te plaît Isabelle ?
- Non, c’est ma bouteille !
- D’accord … Et puis,
grand malheur, pendant son onzième génération d'existence sur
terre, ou, à la naissance de la quinzième, selon les chronographes,
elle disparut.
- Rien ne disparaît, elle
m'interrompit.
- Tu as peut être raison, ma
petite philosophe. Mais, tout de même, elle ne fut plus parmi les
gens du monde !
- Oui, mais ce n'est pas tout
à fait la même chose, parce que tout le monde sait que les choses
qu'on a perdues, n'ont pas disparu pour autant !
- Non, c'est vrai. Mais on ne
la trouva plus. Comment tu peux expliquer ça ?
- Je ne sais pas.
- Moi non plus, écoute
maintenant.
Au début les rumeurs
courraient qu’elle était tombée malade, où que quelqu’un
l’avait dérobée. Mais on, la masse des gens, je veux dire, ne
voulait pas admettre qu'un tel crime puisse se produire dans la
société divine. Mais comment expliquer qu'elle ne se montra plus !
On chercha partout et ne la retrouva pas. On n'arrivait pas à croire
que la déesse suprême de toute la terre, d'un moment, à l'autre :
pouf ! Comme ça !
On commença à se demander si
les réserves de son sang magnifique et parfait, qu'on s'était
faites avant sa disparition allaient durer jusqu'à ce qu'elle
revienne. Au début de cette longue crise, les princes héritiers de
sa royaume se montrèrent stoïques ; résolus dans leur
détermination motivée de la retrouver et de la remettre à sa place
à la tête de la planète. Ils passèrent une génération à
parcourir les quatre coins du monde à sa poursuite.
Chaque millimètre cube des
eaux, et des terres connues et inconnues fut passé au microscope
éléctron afin de lui saisir la moindre trace, encrée quelque part
dans les sables, ou les boues, ou les roches. On n'avait plus de son
sang magnifique et parfait. Les infidèles dirent qu'elle nous avait
abandonnés. Les fous qu'elle allait revenir.
Durant la longue première
génération de crise, milles ragots se mélangèrent avec une
médisance permanente entourant son éventuelle existence, son état
de santé, et où, nom d’un chien, où est ce que l’on pourrait
la trouver. Les prières ne furent jamais aussi éloquentes, les
imprécations jamais aussi sincères, les apologies, les excuses ne
plus honnêtes et justes, les larmes versées jamais aussi
besogneuses. Les processions continuaient à s'accroître en son
honneur. Nous venions de toute contrée jusqu'aux grandes villes lui
offrir en sacrifice la fine fleur de tout de ce que nous comptions de
plus cher de nos biens. Parce que la déesse ne semblait jamais
satisfaite de nos offrandes, chacun finit par tout lui donner,
laissant aux temples sanguinaires des amas d'argent, de métaux et
pierres précieux.
On orchestra un défilement
permanent et inébranlable pour lui dire avec toutes nos forces
"Regardez nous ! On est là pour vous, on est là à cause de
vous, vous nous avez créés en votre image parfaite, imparfaits que
nous soyons, chacun et tous, nous sommes vos enfants, bercez nous !
Bercez nous ! Nous crevons sans vous. Ne nous voyez vous pas ? Où
êtes vous ? Nous crevons la faim, donnez nous de votre sang ! Donnez
nous votre sang ! Où êtes vous dans notre moment de besoin ?
Ils criaient, leur voix leur
trompa. Ils redevenaient mortels. « Où êtes vous quand nous
crevons la faim ? Quand ils nous tuent parce qu’ils ne puissent pas
nous nourrir ? Quand ils nous tuent parce que nous crevons la faim ?
Où êtes vous allée ? Bercez nous ! Bercez nous !
Finalement, le stoïcisme et
la résolution des princes s’inclinèrent devant la certitude
grandissante qu’elle fut disparue. Lorsque le désespoir de la
retrouver s’installa, ils commencèrent à se récriminer
mutuellement de son enlèvement, de l’avoir tuée pour boire le
sang de ses veines. Ils se déclarèrent chacun roi-suprême de la
terre, mais chacun ne fut en réalité qu’un petit dictateur local,
possédant d’un tout petit pouvoir dont, du début à la fin, on
put voir toute l’étendue de sa courbe fléchir jusqu’à ce qu’il
disparaisse, dans une distance visible. Un mauvais coup de sand, tiré
trop fort, quand on aurait prit le neuf et le laissé faire son
boulot. Mais non. Chacun voulait montrer sa puissance, plutôt que de
tirer un bon coup conservateur qui approche la balle du trou. En tant
que spectateur, on ne prit pas de plaisir en regardant leurs balles
déontologiques décoller en plein virage, pour finir très vite dans
l'étang à côté du tee box. Plouf !
Dans la dégringolade de
chacun, tantôt spectaculaire, tantôt ennuyante par sa longévité,
rien ne fut remarquable. On ne connaît aucun nom d'un roi de cette
époque. Tous aussi pauvres et énervés que misérables et
impuissants, ça fit peine. Le monde s'écroula progressivement, en
petites pièces digitales, de fond en comble.
Sans la main douce de leur
mère, qui les avait auparavant bridés sous sa sagesse flexible, ils
coururent déchaînés, enragés dans leur stupidité aveuglée. Ils
se déchiquetèrent, s’étripant sous prétexte de libérer
l'archi-déesse, qu’ils imaginaient ou prétendaient cachée au
fond d’une mine prisonnière à trente kilomètres de la surface de
la terre, quelque part dans le territoire de l'autre. Quand un
d'entre eux se montrait hésitant aux fouilles, on disait qu’il la
cachait. Les autres envahissaient et démantelaient les manteaux
terrestres et aquifères de son pays dans l'optique de la retrouver,
ou de prouver une bonne fois pour toute qu'elle ne s'y trouvait pas.
Les terres devinrent infécondes, car ils avaient fracturé les
grands axes du globe, mais encore on ne la trouva pas.
Les parents et grand-parents
de ces princes n’y purent rien, et se virent incriminés à leur
tour et embrasés aussitôt dans la guerre. La dominance d’aucun
d’entre les fils ne fut assez éminente pour prévenir la guérilla
totale qui consommerait une génération entière des dieux. Quand
ils allaient se tuer tous, l'astéroïde tomba et arrêta le monde,
parce que Marmija s’était fâchée avec nous, pour nos infâmes
bêtises.
Toutefois, l’arrêt du monde
...
- Qu’est ce que c’est que
l’arrêt du monde ? Elle m’interrompit.
- Comment t’expliquer ... ?
- Tu ne sais pas ?
- Non, et, en plus, je ne vois
pas comment t’expliquer.
- M’expliquer quoi ?
- Comment c’était avant.
- Déjà je ne sais pas
comment les choses sont maintenant.
- Tu veux dire avec le monde ?
- Avec tout, oui. Avec moi.
- Avec toi ? Tu veux dire …
- Je ne me comprends pas. Est
ce que c’est grave ?
- …
- Est ce que la fin du désert
est loin encore ?
- Non, elle arrive, je te
promets.
- Vraiment ?
- Oui, je te promets.
- Mais pourquoi on est là ?
- Pourquoi tu demandes ça,
Isabelle ?
- Est ce que ça sert à
quelque chose, qu'on soit là en train de crever au milieu d'un
désert symbolique, pour aucune raison apparente ?
- Qu'est ce que tu as, ma
belle ?
- Tu ne me réponds jamais !
- On n’est pas les seules,
tu sais, à crever bêtement, perdues dans un terrain vague et
ensablé, immonde, et ça ne serait pas la première fois que tout le
monde s’en batte les rats de trois victimes innocentes qui perdent
la vie pour rien, et qu'en plus qu'on les récrimine leur propre
disparition. Tu crois que les autres gens se posent toute sorte de
question sur la raison de leur propre existence ? Non, ils crèvent
où ils survivent d’une manière ou d’une autre, en trichant, ou
en se sacrifiant la dignité, ou n’importe comment, mais ils
arrivent à perdurer quand même sans se demander ni demander à
personne si cela vaut le coup ou pas ! Non, mais tu te prends pour
qui ?
- Encore avec tes questions !
Je me rejouai les dernières
paroles dans ma tête.
- Je sais. Pardon, Isabelle.
Mais, sois raisonnable. Je ne sais pas pourquoi nous sommes là. Je
te suis. Tu le sais aussi bien que moi.
- Ce n'est pas vrai.
- Si Isabelle, tu sais très
bien que c'est toi qui as dit que Parpija t'avait dit qu'il fallait
que toi et Sasha et moi, que nous aillions avec elle tous ensemble !
Et c'est toi qui as insisté sur le fait que les choses que t'avais
entendues venaient bien de Parpija et de personne ni de rien d'autre,
même pas d'un esprit subtil de singe, caché dans les petites
verdures d'une forêt de bananiers sentimentale.
- Non, je ne l'ai jamais fait.
Tu mens. Je n'ai pas dit ça !
- Si, tu l'as juré, devant
les aïeux.
- Non, je ne l'ai pas fait !
- Oh ! Tu as juré devant les
aïeux et tu démens ce que t'as juré ! Impie ! Quelle impiété !
Je dis, l’air choquée.
- Non, je n'ai jamais rien
juré.
- Alors tu as inventé toutes
ses histoires du voyage nostalgique de Parpija ? Tu as tout inventé
? Tu n’as jamais rien entendu du tout ? Et maintenant que personne
peut nous en sortir de cet abîme, même pas Sasha, c'est maintenant
que tu choisis de dire que Parpija ne t’a jamais rien dit. Bravo,
Isabelle ! C’est cela que tu veux me dire ? Je souris gentillement.
- Non, elle hurla, je n’ai
jamais rien entendu, ni dit à personne sur n’importe lequel sujet
! Vous êtes tous fous et cons ! Je n’ai jamais encore vu de
nouveau-né quelconque, comment veux tu que je sache où est ce qu’on
va dans ce maudit désert de plumes ! Je veux retourner à Léfkosie
!
- Bon d'accord, tu es dans la
déraison totale maintenant, ça se voit. Très bien. On continue, au
moins ? Tu ne vas pas faire la tête encore ? Allez, porte toi bien,
on y va, maintenant, je ne peux pas te porter juste, donne moi un
moment, je t'en prie Isabelle. Porte toi correctement, c'est moins
dur après.
Elle tira la langue.
- Allez, range ça, ça
suffit.
- Pourquoi les choses sont
difficiles ? Et tu réponds cette fois !
- Pour nous ? Les choses sont
difficiles maintenant, mais ça ne veut pas dire qu’elles le seront
pour tout le temps. Et tout le monde doit traverser des périodes
difficiles de temps à autre, car c’est comme ça la vie.
- Pourquoi ?
- Parce que, si c’était
autrement, n’importe comment différent, même dans les détails
les moins signifiants, si les choses n’étaient pas exactement
comme elles le sont à ce moment exact, et comme elles le seront pour
toute éternité, ben alors, ça serait pas la même chose, et tout
serait différent, alors tu vois que ça ne sert à rien d’en
parler, au fait ...
J’essayai à me racheter,
car on voyait bien que je la perdais, écoute, c’est ainsi que si …
comme si … il fallait que nous nous créions notre propre
signifiance, parce que sinon on peut attendre longtemps avant que les
gens prennent conscience de notre existence futile.
Il n’y a pour moi, que ce
désir là, de me créer une raison d’être, ou de trouver celle
qui m’était lotie »
J'essayai un sourire bête.
- Ben alors c'est vraiment
aussi désespéré que ça ? Toi t'es complètement dingue, et en
plus tu me prends pour un imbécile. Comment devrais je me sentir ?
Une idiote me juge stupide. C'est ça la vie, d'être malmenée et
mal traitée par tout le monde, et d'en essuyer les critiques pour
autant, d'en prendre plein la gueule pour que tous puissent se foutre
de nous. On est censé remercier qui pour cette masquarade
d'injustice indoctrinée ?
On nous jette ici comme à la
poubelle sans jamais nous demander quoi que ce soit, et puis on nous
accuse d'être là, nous trouve coupable du même, et nous met on
prison ou nous tue directement, si cela peut rapporter un profit à
quelqu'un. Géniale, la vie, je vois très bien pourquoi on ne s'est
pas tous tirés des balles dans la tête.
- Arrête de parler comme ça
Isabelle. Tu n'es pas drôle et puis ça me peine de voir que les
seuls moments où tu t'exprimes c'est pour t'élancer dans une de ces
tirades moroses et plaintives. Ca suffit maintenant de tout cela.
Soit tu prends cette arme et tu te tires deux, trois balles, soit tu
te décides dès lors de ne plus te plaindre de cette existence, car
tu auras choisi d'exister, et tu auras raté ta seule occasion
honnête de te priver de la lumière. Moi, j’ai la chance d’être
ton accompagnatrice. Je n’ai rien demandé à personne, et je fais
ce qu’on me demande. Toi tu as d’autres tâches.
Elle contempla un peu ma
proposition, mais se décida de ne pas choisir la mort.
Tout de même, tout cela
précédant allait peser sur la morale de l'équipe. On se remit en
route. Je n’arrivai pas à trouver le fil de l'histoire que j'avais
commencée, avant qu’elle ne pose sa question sur les avants temps,
et c’était impossible de se remettre dans une histoire après
s'être décontenancée brusquement comme ça. Lorsque les passions
sont encore excitées, c'est presque impossible de passer à quelque
chose de plus léger, et parfois on peut en étouffer, tant le moment
presse sur tous présents. Là, par exemple, rien n'allait lui
changer les idées. Peut être une glace, mais bref, on y passa sans
faire de commentaire.
Se tenant la main, nous étions
chacune de son côté pentu. Elle s’endormit avant que l’horizon
noir ne nous emballe. Je lui tenais la main et nous continuâmes à
marcher dans le noir de nos rêves. Le dos échiné de la dune menait
à la montagne, et on pouvait la suivre en se tenant des deux côtés.
Je ne dormis pas, mais je ne vis rien non plus, et quelle différence,
si j’avais les yeux ouverts ou fermés ?
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Chapitre sept
Chez Fritz, il y avait de
tout. On se régalait. À chaque fois, c'était une nouvelle fête
somptueuse des sens, expansive, illimitée, pour vrai dire. Chez
Fritz, l'abondance des bonnes choses semblait pauvre à côte de
l'extrême délicatesse donnée à chaque molécule de chaque granule
de goût perchée dangereusement sur chaque morceau de matériel
biolécolo-diétitique, toutes ces pièces et joints et tuyaux
organiques construits avec énormément de soin et de temps et
d'amour y dévoués, dans les tubes et les béchers des laboratoires
gastronomiques les plus raffinés du continent.
Le mélange de produits locaux
tellement recherchés avec les goûts et saveurs venants des
lointains extrêmes de la terre ensoleillée répondaient aux
tendances industrio-culinaires des plus avant-garde. Et tout
conformait à tous les normes et règlements européens, bien qu'on
ne fît entrer un inspecteur de l'Union !
Le gyrocoptre se posa
doucement sur la Porte Brandenburg. Au milieu d'une petite coterie de
salopes et de journalistes culinaires, le général entra dans la
boîte noire que l'on y avait installé, il n'y avait pas longtemps,
pour permettre aux trois ou quatre dirigeants du monde de dîner en
toute tranquillité sur un symbole fort d'un monde dont on ne
connaissait rien. Ils avaient découvert la Porte en creusant vers la
surface, lors des travaux d'excavation et rénovation, dans le cadre
d’un projet immobilier. Avec les nouveaux matériels
ultra-résistants, ils construisaient maintenant jusqu’à la
surface de la terre, mais il fallait casser et enlever les dizaines
de mètres de béton qu’on y avait pompé il y avait dix ou quinze
générations, quand les pluies devinrent trop nocivement toxique.
Depuis peu, il y avait de la
main d’œuvre quasiment gratuite à consumer, et les gens voulaient
voir le soleil - à travers des filtres ultranoirs bien sûr- et les
banques voulaient faire de l'usure. Alors on construisait. Les
nouveaux appartements exposés consommaient trente fois plus
d’énergie qu’un appartement du dessous, car il fallait faire
émettre des ondes tetrastatiques censées adoucir les javelots
ferrés du soleil. On n’y habitait pas vraiment, bien sûr :
c’était un placement financier pour la plupart des gens. La
générosité de certains permettait à d’autres d’étudier.
Les échafaudages des
constructions et des réfactions se bâtirent un peu par tout dans
les gorges de la ville. Ils avaient commencé à démonter la Porte
aussi, par le dessous, quand l’archi-chancelier décida de la
transformer en piédestal d’un bistro géosynchroniquement exposé
aux grands airs terrestres, mais enclos dans sa forme cubique et
opaque. Fritz lui montra sa table et mit monsieur à son aise en lui
taillant une longue pipe, tandis que le sous-chef s'engorgeait de ses
testicules crapuleux.
Rien que d'entendre la musique
monotone et polychrome émise par des nano-enceintes aérosols
atomisés par des robinets au plafond, scintillant dans les oreilles
du général produisit un effet jouissif, à longue durée. Les juges
gastronomiques notèrent soigneusement les apports musicaux, et aussi
l’exactitude avec laquelle le chef s’appliquait à la besogne.
Dans tous ses gestes il y avait de l’amour de son métier. Il prit
subtilement la température du général, et puis sentit son doigt
subrepticement, évaluant ainsi les arts nécessaires à la
production d’un événement de goinfrerie mémorable, à sensations
fortes.
- Ça, ça s’appelle,
« glissant le pouce », énonça l’annonceur, ce
qui donne une toute autre appréciation pour le gant blanc.
-Ou, du cordon bleu, répliqua
nasement son co-host.
Une jeune fille apporta à
boire, entre ses mains siégeait un vaisseau en ivoire, la défense
d’un éléphantosaurus mono-corne, sculptée en forme de taureau
bénit, se pliant les jambes en acquiesçant à son propre sacrifice
; et le devin debout, en angle droit devant la bête substantielle,
lui tenant la lame sacrificielle, incarnant le pied du vaisseau et
l’agent du même. La fiole contint une mède hallucinogène, à
base de miel des abeilles mortelles de l'Afrique du sud, cette
essence ana-hydratée avec les larmes des mères des jeunes
révolutionnaires morts, récoltées au moment de l’enterrement. On
la lui fit boire en la lui versant dans la bouche, tenue ouverte par
les mains grasses de chérubins gras. Une fine ficelle vitreuse
d’ambre découla sombrement de la lèvre finement polie de la
fiole. Il descendit doucement, atterrissant d’abord près des
papilles gustatives sucrées et après des salées et des amères en
cycle aléatoire. Le liquide s’évapora en arrivant à la surface,
ne laissant que la trace de sa drogue à agir sur la bubelée
mouillée de sa langue. La jeune fille joua tendrement avec la
ficelle, la faisant couler sur ses dents, et juste sur les bords
précipités des lèvres de sa bouche.
Se servant de toute sa
souplesse gymnastique, tout en continuant de verser badinement, la
ganymède acheva son rôle en lui récupérant sa décharge jaunâtre.
Elle se serra bien la chatte lors du découplage et puis leva une
jambe retouchée, à ce qu'elle pût la lécher sensuellement, juste
devant le nez du général. Elle pirouetta et baissa la jambe, comme
si le membre s'effondrait sur lui même, tel un ruban.
Elle fit un pas vers la
cuisine. De la semence ruisselante reflétait sur la peau lisse de sa
cuisse les néons atmosphériques ondoyant dans le décor varié de
la boîte. Une image très haute densité de ceci fut retransmise en
boucle ralentie, sur les téléviseurs visant ses deux pupilles,
massées elles, en même temps, par des robots masseuses
gyrolaseuses.
Les deux chefs résumèrent
leur travail, tandis que la bouche relaxée et béante du général
fit lavée avec un thé de menthe cristallisé et pulvérisé
ensemble avec de la cocaïne à deux cent pourcent pure, ou autrement
dit, réduite à son essence, puis reconcentrée encore et encore.
Ainsi prépara-t-on la piste pour l’amuse gueule : des cheetos
congelés in vitro en caviar de baleine de sperme. On entendit un
vague bruit provenant de l'estomac. Sur le champ, on fit monter un
micro tuyaux pour évacuer et baigner le système gastro-intestinal
dans une légère brume dia-bio-édifiante.
Avec de la menthe fractalisé
agissant sur ses pupilles, il se croyait capable de respirer de la
paix comme de son haleine, souffler de la justesse comme un doux
chuchotement nocturne. À chaque respiration, son plaisir
pseudo-auto-érotique était visible jusqu’à dans les muscles de
sa figure et de ses doigts de pied. Les juges culinaires qui
assistaient au spectacle entrèrent tout de ce qu’ils observaient,
dans son moindre détail, dans leurs cahiers de repères. Ça allait
être difficile de donner de très mauvaises notes ce soir. Les chefs
se donnaient à fond, et ça se voyait aussi bien dans leur attitude
opérationnelle que dans leurs postures héroïques. Néanmoins, le
juge polonais remarqua en passant que l’odorat des lumières néons
atmosphériques se mariait mal avec le sens général de l'ambiance
qui tendait vers un style de délabrement urbain avancé. Il nota
qu’on aurait plus facilement justifié le flair d’un pré de
violets où les dieux s’étaient saignés à mort, par un temps de
pluie noire. Ce petit détail n’allait pas sérieusement diminuer
un score record de plaisir apérotoir. Ça se voyait que les chefs
prenaient autant de plaisir qu’ils en donnaient cette fois ci.
Après un deuxième
déchargement général, on passa à table. Les verrines de foie de
chenille moussée aux abricots verts et des ongles des griffes
l’attendaient. On fit entrer les jeunes prostituées et leurs
chiens. Les chefs se remirent le pantalon, se renouèrent le cordon,
puis se retirèrent à la cuisine, en soufflant des bisous tendres,
par les airs visibles de la boîte.
Le score cumulatif des juges
fut multiplié par le nombre estimé des morts de faim dans le monde,
pour conclure cette étape.
Après le dîner, on allait
voir l’archichancelier. Mais avant, il y avait du boulot à faire.
Chapitre huit
Le général débarqua de la
limousine qui s’était arrêtée devant son avion assorti, griffée
au tarmac de l’aéroport de Berlin. Les applaudissements émanant
des rangs de journalistes assemblés dans la grande plaine
aéroportuaire se turent et il put dire un mot :
- Les discussions, rassurons
nous, ont bel et bien eu lieu.
Il attendit que le bain de
foule se calmât un petit peu.
- Et nous pouvons nous
féliciter de cette réussite initiale. Il s'avère que dans la
matière des engagements pris pour aboutir à une résolution finale
à la crise, les choses ne sont pas toujours aussi simples qu'on ne
les imaginait avant qu'on s'y mette à la tâche. En premier lieu, il
ne faut pas oublier que toute l'économie continentale en dépende
directement à la crise elle-même, et qu'aucune partie de notre
société ne soit conçue pour fonctionner dans l'absence de la
crise, et qu'il faudra refonder toute notre civilisation de fond en
comble si on veut la sortir. Déjà il faudra que les élites
décident si cela servirait leurs intérêts, et il n'y a pas mal de
boulot à faire avant qu'ils ne parviennent à une réponse concrète.
Pour l'instant, ils vont en
profiter de la situation telle qu'elle est, et dans un prochain temps
ils se mettront d'accord sur des changements insignifiants qui
apaiseront le peuple tout en respectant leurs droits innés de régner
sans rien foutre. Un des grands débats, c'est de savoir si l'on doit
garder ou non les lois interdisant le travail, la richesse, et la
liberté de conscience, ou dans quelles formes les métamorphoser. »
Le général se fatigua. Il
termina rapidement son speech.
- L'archichancelier et moi,
président général, nous nous sommes bien entendus et travaillerons
à l’avenir mutuellement aux fins bénéfiques généralement. »
Il tira deux balles dans la
foule journalistique et se dépêcha vers l'avion. Sinclair piétina
rapidement devant, ouvrant le portail à l’arrière de l’appareil
et accrochant l'échelle au seuil d’écluse.
- Tu sais où j'ai appris ce
coup là ? il demanda au lieutenant.
Étonné de l’entendre
parler, lieutenant Sinclair ne dit rien, se croyant déjà mort par
la franchise de sa parole. Le général se mit le pied botté dans le
plus bas rang, et se fit levé et porté le poids considérable
jusqu'à son siège meta-statique qui se projetait en dehors de
l'avion. Il réussit à balancer son poids lourdasse dans le cuir
usagé de son siège, puis continua comme avant :
C'est quelque chose que l'on
faisait à l'Est, tu vois ? Tu tuais deux ou trois personnes
innocentes publiquement, et devant tout le monde, et quand personne
ne t'interrogeait, personne ne t’incriminait, personne ne se leva
la tête, juste, quand personne n'avait le courage d’assister aux
funérailles, même pas les meilleurs amis et membres de la familles
les plus proches des défunts, ça faisait comprendre que t'était
vraiment le Big Boss dans le quartier. Une indifférence envers la
vie, ou mieux, un dédain, te portera loin. »
Le lieutenant ne l’entendit
presque pas, lorsque le siège masseur du général se mit en branle,
s’acheminant mécaniquement sur ses rails, vers la mince cabine à
l’arrière, à peine plus grande que lui. Le lieutenant ne savait
pas quoi en penser de ce changement soudain en son attitude envers
lui. Il se rappela qu’il n’avait probablement qu’halluciné la
scène maléfique dans le couloir à Paris.
- Pas “toi”, toi, » le
général lui pointa du doigt, je veux dire... », il revint sur ses
paroles, « mais “toi” dans le sens … plus … plus ... plus
élargi du mot : euh ... plutôt dans le sens de ... moi. »
Le lieutenant leva lentement
la main droite à son front et la laissa tomber, lorsque le général
recula dans le ventre de l’appareil. Les engins de l’appareil se
mirennt à chuchoter avant de bramer comme une bean
sî. Les poussières
habitaient soudain des espaces éventés autour de l’avion, on ne
voyait plus la foule. Depuis la sombre et étroite cabine, le regard
découragé du général trouva les yeux du lieutenant, et il lui
dit, « Lieutenant Sinclair, une fois de retour à Paris, tu
repartiras aussitôt dans le cadre de l'exécution de la mission
Gypaète. Sa voix s’entrefiler dans les airs agités.
J’ai tout confirmé avec
l’archichancelier et vous aurez feu vert et libre champs. Et bordel
de putain de sa mère, répare ce vilain siège qui marche comme un
infirme. C’est pas possible, il faut tout faire soi-même ...
La porte se ferma
mécaniquement.
Le lieutenant verrouilla la
porte de l’extérieur dont l’épaisseur bloquait tout le son
dedans, et regagna sa place dans la coque. Les engins explosèrent et
quelque temps après ils atterrirent sur Paris sous couverture d'un
nuage gris. La porte lui fit ouverte, et le général descendit et
marcha à travers le petit pont qui rejoignait le terminal
plate-forme où ses ministres l'attendaient.
Dans un rien de temps, il
retrouva le microphone,
- Les accords auxquelles nous
sommes parvenus, en réunions entretenues à Berlin, promettent un
avenir encore plus radieux pour tout le monde, et surtout pour les
Parisiens faisant partie de l’un pourcent d'un pourcent, car
maintenant, par ce discours même, je m'engage à ce que toute la
richesse de Paris soit re-redistribuée entre tous les citoyens
composants le plus riche pourcentage du plus riche pourcentage de la
population de l’Europe occidentale. Cela voudrait dire que se
trouvera bientôt, entre les mains des plus riches zéro virgule zéro
zéro un pourcent de la population, toute forme de richesse
matérielle et immatérielle. Les quatre et vingt dix neuf pourcent
d’autrefois riches peuvent dès lors rejoindre leurs camarades aux
fonds.
Le général s'interrompit,
laisser trois d'entre les vingt milles huit cent quarante cinq
ministres prendre le chemin de la toute petite sortie.
Il continua,
- Par ceci, nous résoudrons,
ou repousserons la crise des crises à une date suffisamment
lointaine que nous serons assurément tous très morts quand les
conséquences désastreuses tomberont sur la tête de nos misérables
survivants.
Par ceci, nous finissons un
travail commencé il y a deux mille générations, mais que nous,
bien aimés de la terre, avons le bonheur de réaliser nous même. En
premier, avant les Berlinois, avant les Byzantins, avant tous. Les
économies et efficiences réalisables sur le long terme me
surexcitent. Juste pour vous donner quelque exemple, nous allons
pouvoir réduire le service des impôts à néant, car les riches ne
paient pas d’impôts, et les pauvres non plus. Et je demeure muet,
oui, non, enfin, je ne saurais quoi dire.
Je vous ai ramené de Berlin,
les fruits de vingt-deux générations de discussions. Nous nous
sommes mis d'accord, pour la première fois, sur l'éventuel cadre de
projet commun qui aura la chance d'aboutir à un accord pacifique.
Pour parler concrètement,
nous allons réduire, chacun de son côté, et sans inspections ou
vérifications externes, le poids et ralentir le rythme des
bombardements de nos colonies. Nous avons déjà prévu, de nos côtés
les subventions superflues pour récompenser les pertes de revenus
que cela provoqueraient chez les sociétés de nos chers collègues
qui travaillent dans le complexe militaire industriel. Aussi, nous
allons renforcer le rôle du gouvernement dans la vente des armes
lourdes aux ennemis terroristes de Berlin, et de Paris, et investir
dans la sécurité domestique en même temps pour stopper
l’utilisation de ces armes, ainsi que celle des autres qui
pourraient éventuellement faire mal à la classe dirigeante de
l’état, donc, à présent, à moi, personnellement.
Les applaudissements
grandirent en cacophonie hideuse. Le général dut hausser son ton
pour se faire entendre,
- Mais ce n’est pas tout ce
que j’ai fait faire ! Je leur ai imposé un retardement dans leur
programme d'enrichissement inégalitaire, et nous avons déjà par le
décret que je viens tout juste d'énoncer, réduit le nombre de
personnes détenant la quasi-totalité de la capitale de l'économie
à quelque quarante-neuf mille deux cent trente huit personnes.
Par les prochaines étapes de
notre programme que nous étalerons sur les prochaines quarante huit
générations, nous allons encore décroître le nombre final par un
facteur de cent, pour en arriver à la fin à quelques quatre
centaines de riches en total, et un tout petit plus grand nombre de
clochards. Je ne saurais dire laquelle de ces choses me fait le plus
plaisir : que nous augmentons le chômage, ou que nous les riches
deviennent encore plus riches. Je vais devoir faire faire un rapport
aux cours des comptes qui analysera mes sentiments envers cette
question essentielle »
Les claques des battements de
mains assourdissaient.
Un homme arrive à son côté
de nul part. Lui côtoie presque invisible derrière. Il couvre le
microphone de la main. Lui chuchote trois phrases. La Princesse Noir.
Lefkosie. Vautour.
Le général partit sans
regarder en arrière. Les portes sensibles se refermèrent.
Quand le général fut éloigné
par un autre cylindre aérien, le bruit fut éteint, et le silence
régna de nouveau. Les ministres disparurent par un millier de
fausses portes cachées.
Encore sur le tarmac, le
lieutenant visa le tuyau d'essence au branchement saillant du milieu
des énormes cylindres cuvettes qui compressaient et pressurisé le
fuel, à ce que cent milles tonnes d'essence rentrassent dans un
espace de mille mètre cube.
Le copilote salua son
capitaine et partit. Sinclair débrancha le tuyau et paya l'essence
avec sa carte bleue. La reçu qu’imprima la machine disait qu’il
n’avait plus de papier, parce que les fonctionnaires chargés de ce
charge avaient été supprimés, et que les nouveaux rechargeurs
attendaient que le ministère de prodigalité économe de la société
pende le circulaire sur le rendement décroissant des dépenses
puisées dans les ressources étatiques non convertibles sur le
moyen-terme dans un contexte d’emploi minimal et d’inflation
rampante, qu’ils avaient promis de publier dans un court délai.
Sinclair n’allait pas pouvoir se faire rembourser le plein qu’il
venait de faire. Il regarda son avion avec un dégoût cauchemardé.
Il pensa à son niveau de découverte atteignant un interdît
bancaire vindicatif, avec des taux d’intérêts de l’ordre
quantique. Ses épaules se penchèrent et il regagna son siège
gryo-flexible.
Il manipula les contrôles, et
dérouta les fonctions du co-pilote à son tableau de bord. Il se
trouva devant la porte de l'appartement de Christian, avant qu'il ne
se fût vraiment rendu compte de son départ. Le peloton d'hommes
entraîné et armé aux dents, qui durent se coincer dans les
réservoirs pour la durée du trajet, s'était dépêché en
direction du penthouse du jeune homme. L’équipe attendit
silencieusement que Sinclair arrive. Ils se mirent en formation
d’assaut derrière le lieutenant. Jean Michel, ouvrit la porte.
- Ach, mon dieu, vous voilà !
Il cria.
Il les fit entrer.
- Qu'est ce que vous buvez ?
Ça fait une éternité que je vous attends. Enfin une armée ! Vous
êtes le Gypaète, n'est ce pas ?
Il ne laissa pas le temps de
répondre. « Très bien, vous servirez adéquatement. Bigre, c'est
vrai ce qu'on dit, on ne fait plus d'homme comme on en faisait avant.
» Il rit.
- Assoyez vous, nous allons
prendre le temps de boire avant de sortir plus tard ! Nous ne sommes
pas des sauvages !
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Chapitre neuf
À Lefkosie, tout le monde
savait raconter jusqu'aux dieux leur héritage en chanson alambiquée,
quelque chose que l’on invente et oublie et réinvente et délaisse.
Mais si tu ne pouvais pas raconter tes générations jusqu’au
dieux, tu ne pouvais pas vivre en communauté et on te laissait aux
loups, sans exception. Et tout le monde ne savait pas seulement leur
propre généalogie mais celle des autres gens autour d’eux, et on
peut témoigner sur l’héritage de quelques milliers de personnes
si nous devons, et comme ça personne n’a intérêt à s’inventer
n’importe quelle généalogie mythique.
À Paphos on dirait que tout
le monde arrive d’ailleurs, des mondes sans généalogies. Ça fait
rire de penser à ce que je pensais que ça allait être, et à ce
que j’allais être ici. Je n’y avais jamais pensé au fait. Le
but n’était jamais autre chose que d’arriver. Je suis danseuse…
maintenant. Ça ce n’est pas la rigolade. Sauf que si, parfois on
trouve ça éminemment hilare.
Sauf que parfois c’est
fatiguant. Isabelle me demande si on n’était pas mieux dans le
désert. Ou dans les Kyrénie ? Je n’avais pas d’autre
occupation, ni vocation à n’importe quel autre métier. Je n’avais
pas les papiers, ils niaient l’existence de mon pays, et moi aussi,
mais ça ne suffisait pour obtenir mieux ou espérer une vie
meilleure.
Les enfants avaient quasiment
grandis avant qu’on soit arrivés à Paphos. On avait retrouvé
Sasha aux pieds des Troödos, redoutable chaîne de passages
serpentins. Jadis berceau alpin des chypres et des cèdres. Je sais
pourquoi elles sont honorées des dieux. Sasha nous a guidé à
travers.
En arrivant enfin ici, on nous
a fait comprendre qu’il avait raté son éducation. Elle pouvait
encore essayer, mais elle restait plus en contacte avec sa poupée
qu’avec autrui. Les Paphiens n’avaient jamais entendu parler de
Parpija. Ils ne connaissaient même pas son nom ! Et là,
Isabelle l’avait ! Entre ses mains !
Ils ne connaissaient pas leur
grand parents semblait-il, alors quinze générations au-delà ?
Pourquoi toute l’île
s’était réfugiée ici, derrière les créneaux en bétons des
faux châteaux Pizza Putt et sous les percussions des cabana-bars en
tôle ondulée le temps d’un passage solaire ? On avait chassé
les morts de leurs tombes pour en faire un hôtel de luxe souterrain,
avec vue sur plage. Il n’y avait plus de place. Les bars de
stripteaseuses s’entrejambent et s’entassent jusqu’à la plage.
Avec une suffisante quantité
de Piña Colada imbibés au bord d’une piscine à eau, on ne peut
pas prétendre que c’est désagréable, tout ce chaos consumériste,
inachevé, perdu, désespéré qui s’étend le long des plages
occidentales comme des bouées à marée basse. Un collier de perles
et d’algues.
On nous dit que le Paphos que
nous cherchions s’appelait maintenant Pæopaphos. Il y avait une
nouvelle construction d’appartements luxueux qui donneraient sur
toute la basse ville et les plages derrière. On comprit assez
rapidement qu’ils ne savaient pas ce que c’était qu’un temple,
et personne ne pouvait nous fournir d’information précise sur le
sanctuaire de naguère. On parle une autre langue qu’eux. Il y a
des touristes français ici aussi, mais beaucoup moins nombreux que
les Anglais ou allemands
On essaie tous de
s’encourager, mais la vérité qui ne nous quitte pas, c’est que
très probablement nous nous fumes trompés : qu’en réalité,
une chose que personne nous aurait expliquée précisément ce que
c’était, Parpija n’est pas un dieu, qu’en réalité les
ancêtres n’existent pour personne, que tout le système
d’ancienneté qu’avait prévalu chez nous depuis tout le temps,
n’était qu’un énorme foutage de gueule. Et on voit très
facilement pourquoi maintenant un tel système est voué à l’échec.
J’aimerais que ça me fasse
plus d’effet, peut être. Pour l’instant, je ne sens rien.
J’attends qu’Isabelle se mette à se comporter comme ses copines,
et plus comme la grande prêtresse de Parpija.
J’avais vendu tout ce qu’on
avait en arrivant en ville pour donner à manger aux petits. Depuis,
je suis danseuse, je danse. On me paie mal, je fais des trucs avec
des clients qui me plaisent, mais jamais pour le fric.
Personne ne dépend de moi et
j’existe par tout pareille aux autres. On me filme, je ne demande
pas plus, on me prend en photo excitante, on me fait danser. On me
trouve toute fraîche et belle et prête à mouiller à n’importe
quel moment. Je voulais voir ce que c’était une vie de slows. En
fin de compte, l’impression qui me prit au début, resta à jamais
avec moi la réalisation la plus juste, mais pas plus profonde pour
autant, que tout le monde me connaît à travers un écran, et qu’ils
viennent me voir à Paphos des quatre coins du monde, ils bondent
plus pour leur propre hallucination que pour ce que je fais sur
scène. La triomphe éternelle de la vidéo.
Isabelle reste écartée des
compères à l’école. Sasha n’est jamais à l’appartement. Je
me vends sur une plateforme chanson par chanson par consommation
payée.
Ma génération se la coule
douce. Entre la plage et les ruines de nos destins, on se creusa
l’idée de nouveau dans les sables.
Personne ne comprenait nos
idées d’aïeux ou de dieux ou de générations depuis la faille.
Ils n’avaient jamais entendu parler de la faille non plus. On
a perdu nos repères, mais pour rien, parce que rien intervint pour
les remplacer. Le poteau m’est plus familier que les visages des
petits. Les vides sont toujours les pires moments de nos vies. Où
tout s’arrête, et on est encore seule et aveugle.
Que fait mon petit Sasha ?
Probablement il est dealer. Il pourrait même s’en sortir dans ce
métier. Il y a de quoi trafiquer par ici. S’il s’y trouve sa
voie, je ne suis pas contre. Peut être quand il grandira, à terme
il me trouvera et me dira bonjour. Je ne souhaite pas qu’il me
trouve sur un écran.
Il n’y a pas très grand
chose à dire finalement. C’est le premier moment que j’ai à
écrire depuis le désert, où on a le temps. J’avais arrêté en
arrivant à Paphos, parce que je ne peux pas danser et écrire en
même temps.
Ça fait trop longtemps, je ne
me souviens pas de ce qui s’est passé. On a traversé les Troödos
brûlées à raides et encore enflammées. Une boîte d’allumettes
trempée dans le gazole. Chaque arbre, un dard rageur planté dans
les déclivités du dos de l’énorme bête abrupte. Brûlant sans
consommer le bois, intensifiant le feu mais n’y participant pas.
Les cristaux d’encens des arbres rares flambés devenant un lent
courant de magma effluent découlant filandreusement vers les
ravines. L’enfer fragrant.
On est passé à travers
beaucoup d’épreuves et nous avons tout vu des hauts et des bas des
montagnes réelles et allégoriques. On a expérimenté, beaucoup
trop même, tous les odorats de la chaire humaine dans tous ses
états. Et les goûts et les saveurs des peurs sans nom. Les peurs
accablantes qui se cachent en nous de nous. Les singes albinos à
dent de sabre, crisser dans les recoins de mon esprit. Bien que nous
sachions qu’ils nous rongent, nous ne les chassons pas de notre
cœur, mais les laissons sans à boire ni à manger, en imaginant
qu’ils ne vont pas vouloir sortir un jour, ou sinon les nourrissant
tendrement.
On vient juste d’arriver, il
y a un certain temps, peut être les choses vont aller mieux bientôt
quand Isabelle s’adaptera à son nouveau rôle, et Sasha aura gagné
une indépendance financière, je pourrai apprendre leur langue et
apprendre à écrire correctement. Je pourrai faire ça à côté du
boulot si on me donnait un répit dans les présentations. Où si je
pouvais apporter ma caméra et faire quelque routine depuis la
route ? Probablement, je suis contrainte de danser comme une
idiote pour le reste de ma vie. Ou sinon reprendre les armes ?
Et aller errer dans les sables tout seule ? Je ne serais jamais
capable de laisser Isabelle. Non, à Paphos ça serait une sentence
sans possibilité de remise.
Non, je ne serais jamais plus
qu’une danseuse. Pas que danser c’est un triste métier. Au
contraire, j’adore ce que je fais. Sinon je ne pourrais pas le
faire. Mais tout de même, n’y a t-il pas quelque indignation que
je devrais ressentir ? C’est ce manque là qui m’inquiète
le plus.
Je m’en fous, de tous et de
tout. Je fais ce que je fais parce que je ne peux pas faire
autrement. Si j’arrête, nous crèverons. Il ne faut pas qu’elle
souffre à cause de mes faiblesses. Je ne veux faire souffrir
personne.
Pourquoi je pleure ?
Pourquoi ? Elle me demande, pourquoi tu pleures ?
Je ne pleure pas, je réponds,
en m’essuyant les yeux du revers de la main, mais je ne vois
presque plus rien. Je fais la même routine que toutes les autres
fois, mais les mecs m’aiment comme ça. Comme une aveugle. Qui ne
peut que répéter la même exacte scène qu’ils auraient vue mille
fois déjà. Ils fétichisassent avant le reste mes fesses. Les
fesses d’une guerrière. Il n’y avait pas un seul mec à baiser
parmi ses vagues ressemblances à l’idée que l’on se faisait sur
l’imaginaire du tourisme. J’en souffrais.
Auprès des touristes je
passais pour une aborigène, mais les résidents ne m’auraient pas
connue ainsi. Sur écran on m’appelle la Bronze. Ou la Bronzette.
Je ressemble à une statue luisante, on me dit. Je suis ancienne pour
eux. Je fais la Bronze.
Ça ne fait pas très
longtemps qu’on est arrivés. Bientôt les choses vont changer par
ici. L’Union va nous aider. Nous avons fait enregistrés nos
demandes auprès du bureau de conformité en matière politique
socio-économique à Bruxelles. Notre demande de statut de réfugiés
politiques est aussi très prometteuse. Apparemment le dossier
n’avance pas parce que personne ne peut se décider si
j’appartenais à un parti politique ou pas. À Lefkosie je ne
faisais pas de la politique, alors même si on à essuyés des
barrages de tirs de tous les côtés, on nous demandait si on avait
été chassés et tirés dessus pour des raisons politiques, car
sinon il n’y avait pas besoin de nous. Quand nous avons dit oui, on
nous a demandé de remplir le dossier sur la criminalité de guerre,
pour savoir s’ils avaient eu raison ou non de tirer sur nous. Après
tout, j’avais été armée. Légèrement au début du voyage. Mais
même. Bien sur je cachais ce dernier détail des rapports officieux.
On ne menaçait la vie de personne qui nous laissait tranquille. On
ne peut pas demander plus au gens. Mais l’administration nous a
coupé court.
En général la règle à
Paphos c’est que l’on te torture, et puis on te fait payer la
facture.
- Alors, ça fait, 13 480
nuages-hommes de facturées, plus, les matériaux et supports
multimédias, plus l’appartement de fonction pour le chargé de
dossier, plus, taxe, plus pénalités, plus taxes sur pénalités,
plus prix du recommencement du dossier additionnel, plus les frais
supplémentaires, plus taxe sur ces derniers, et ça fait …
Parfois lors des interminables
sessions de torture, on te demande ton avis sérieux s’ils arrivent
ou pas à te faire vraiment le maximum d’ennui et de mal que
possible. Et tu dois répondre à travers tes souffrances tragiques
qu’au fait, il y a encore des endroits sur tons corps et dans ton
esprit qu’ils n’auraient pas encore profanés. Ce traitement ci,
est tout à fait individualisé et sur facturé en conséquence !
En revanche, si j’avais
appartenu à un parti ou à un autre on m’aurait certainement
accusée d’avoir commis des crimes de guerre infâmes. Le mieux que
je peux espérer c’est de tomber entre la totalité des cases, et
qu’on m’oublie.
À chaque fois que je ferme
les yeux, je refais le même rêve. Je suis comme un oiseau, au
dessus de la vielle ville. Je cercle mais je vois les rues et les
gens que je connais. Je vois tout d’en haut. Je surveille, je
protège, je vois tout, j’entends tout. C’est avant la déchéance
du mur, je suis la seule qui peut voler aussi haut, et je suis au
dessus de tous. Tout m’est familier, m’est connu.
C’est tout. Je me réveille,
Lefkosie disparaît, comme les balles dans le mur extérieur du
bâtiment d’en face, avec une petite nuée grise ou rouge dans la
mémoire comme souvenir.
M’endormant, je m’invitais
à ré-imaginer ce que ça avait été, que de vivre sur une toute
petite île déserte, dont on n’avait jamais eu le droit de voir
l’autre moitié. Je voulus tout d’un coup regagner cette naïveté
complète et parfaite, où rien n’allait changer le fait du mur. Et
où tout le monde se fut contenté de cet arrangement depuis tout le
temps, depuis vingt ou trente, je ne sais combien de générations.
On pense que tout ce qui est,
le sera pour de bien, que rien ne soit capable de s’altérer, que
tout changement représente un pas dans la mauvaise direction, la
pire, compte tenu des actualités, que l’on pourrait faire. Le fait
de changer voudrait dire que nous admettons que les choses ne furent
pas auparavant parfaites. Et même s’il est admis par tout le
monde, que les choses s’améliorent, forcément, on voudrait faire
des anciens temps une forteresse dont nous sommes les gardiens
éternels.
La sagesse. Mes talents
quelque peu gâchés, l’homme de nos temps est celui qui fait
valoir ses exploits.
Les miens se réduisent à de
l’exploitation sexuelle dont je suis victime acquiesçante. Et ils
ne valent pas grand chose à moi personnellement, mais on se fait du
blé sur mon dos, si vous me permettez l’expression.
Je suis utile est dispensable.
Il faut absolument que quelqu’un remplisse mon rôle. On n’aura
pas vu la fin des fétiches voyeuristes, et je ne saurais être la
dernière à avoir une derrière jouissante. Les pensées se
déferlent, moches et mal éditées, dans une forme crue et sans
apports, un hideux défilé d’infirmes, je voulais montrer
l’incapacité de mes idées, mais fut prise comme une pourvoyeuse
de telles.
J’aimerais tant pouvoir
revenir en arrière. Dans le désert, les lignes se refont
continuellement, pas en étapes. Je m’y étais habituée à la
flexibilité des frontières, de mon corps, de l’espace, du temps,
de la dance perpétuelle, des barrières entre le monde des rêves et
l’autre.
Je voulais m’excuser, je ne
voulais jamais faire de la peine à personne. Je voulais revenir dans
le désert juste pour refaire des choses que j’ai mal faites,
plusieurs fois, exprès. J’irais loin pour me racheter auprès des
gens. C’est difficile de se racheter quand on s’habille qu’en
string. C’est une leçon que j’ai apprise ici.
Je pleure beaucoup. Trop sur
scène on me dit. Les managers me frappent quand je chiale sur scène.
Même si je continue ma routine, et je la fais bien et que tous les
clients l’adorent quand je pleure et que je crie comme une chienne.
On me frappe et j’arrête les larmes, mais ça me fait du bien de
continuer de me sentir en douleur terrible.
Chapitre dix
À peine entré dans le
vestibule du grand appartement de Jean Michel, le lieutenant aperçut,
et pas sans petite joie, un petit verre de scotch collé à sa main
gauche. Jean Michel l’amena par la main dans le salon.
- Servez vous les gars,
s’exclama t-il avec grande affectation, je ne vais pas m’amuser à
faire le barman jusqu’à la fin de mes temps.
- Ou en étions nous alors,
mon très cher… ?
- Sinclair, Monsieur le Maire.
- Votre rang Sinclair ?
- Lieutenant, Monsieur le
Maire.
- Déjà ? Mais vous êtes
si jeune. Vous savez que j’aime les mecs jeunes, Lieutenant
Sinclair.
Ils arrivèrent devant la
grande fenêtre du salon. Jean Michel marcha vers un bout de la pièce
et se mit à ventre contre le mur confortablement. Se repoussant du
même, l’étudiant prit son temps à marcher à quatre pattes en
direction de ses coussins isomorphes, avant de s’allonger.
- Dîtes moi, vous êtes plus
nombreux que ça j’espère, fit il en se retournant sur son dos.
- Euh, non, Monsieur le Maire.
- Fichtre, ça ne sera pas
suffisant ! Vous comptiez faire quoi exactement avec cette remue
bordel ?
Il laissa échapper le mauvais
jaillissement d’un rire nerveux.
- Vous allez devoir m’excuser.
Je n’avais pas compris, tout au moment, peut être. Vous vous
moquiez de moi, c’est bien cela ? Vous êtes méchant de vous
moquez de moi, ce n’est pas très gentille, mon cher Sinclair.
Il le fixa sérieusement,
évaluant si c’était vraiment le cas, que la totalité des forces
à sa disposition se contenait facilement dans sa cuisine étudiante,
ou non, dans le regard de celui d’en face.
- Bon, on va faire avec, eh ?
Hahahahaha.
Il peignit ses cheveux avec
ses doigts, poussant un grand souffle exaspéré.
- C’est vraiment trop
fatiguant. … Vous avez l’avion aussi au moins ? Rassurez
moi Sinclair.
- Oui, Monsieur le Maire.
- Mais il nous faudra plus que
ça ! Ce n’est rien ça ! Cria t-il. Surtout il ne faut
pas céder à la panique ! Il finit en hystérie.
Le lieutenant ne sut pas quoi
lui répondre, et resta muet devant les hoquets du maire. Le silence
fut interrompu par les éclats de verre provenant du bar à côté de
la cuisine.
- Gaffe, Sieurs, on n’est
pas dans une grange, à ce que je sache, mugit-il.
Il était visiblement ivre, se
balançant même allongé, et ayant un mal terrible de se tenir bien.
- J’ai reçu un coup de fil,
il n’y a pas longtemps, parla t-il à personne en particulier. Mais
il n’y avait que Sinclair dans la salle.
- Les nouvelles sont bonnes !
On gagne sur les frontières. On prend le centre déjà, savoura
t-il. On entend courir les rumeurs à Paris déjà. On se prépare
l’avenir au pouvoir dans les faubourgs et hamlets de l’est du
pays. La vraie France, eh ? C’est ça la France. Là on peut
stocker nos haines, là on peut les entraîner comme des chiens. Là
on peut y définir un modèle à base de valeurs françaises et
universelles. On sécurise les frontières, on ré-imagine ce que
c’est que la France, on impose notre idée absurde et arriérée
partout, et on se déclare, on se proclame, libérateurs.
Le seul inconvénient sera
qu’avec des moyens aussi courts, ça sera difficile d’éteindre
toutes les lumières journalistiques qui vont s’ériger contre
notre projet. Là, à l’instant je vois qu’on n’est pas
surabondamment nombreux, et ça me donne de l’anxiété. Je
comptais sur le double, au minimum. Mon père me prend vraiment pour
un petit joueur ! Que c’est aggassant ! Comment gouverner
quand personne ne pense comme nous ?
Il commença à penser. Ça
prit un temps. Les petits rouages de son intelligence tournant en
ronds indépendamment. Déconnectés de tous. Par hasard il y a une
roue qui bloqua quelque part dans la machine et Jean Michel crut que
c’était une idée originelle qui lui vint à l’esprit.
- On écrase d’abord le
centre, les apostrophant, les massacrant, on occupe la moitié du
terrain parce que tout le monde se presse à se distancer de nous, on
devient l’ennemi et le sauveur, on devient la référence contre
laquelle toutes les autres opinions vont être comparées. Il n’y
aura pas de vide dans la sphère !
On mène une campagne
acharnée. On fait des ravages dans les villages loin de la capitale,
on sème le trouble dèjà dans les hauts de Seine, on envoie les
clandestins dans les capitales. On trouvera facilement quatre ou cinq
bons traîtres parmi les lâches du camp ministériel. Si on vise les
voix clés, on risque de les faire basculer dans notre camp, comme
des moutons. On ne manquera pas de supports extérieurs parmi les
partis comme le notre dans les colonies européennes. C’est moi le
berger derrière, les chassant vers les extrêmes du centre même
avec mes chiens.
L’extrême remplace le
centre, je dévore les timides. Vous êtes extrêmes si vous n’êtes
pas moi, point. Vous
avez des idées farfelues sur ce qui est possible. Vous
ne savez rien
du cœur humain. Vous, vous autres, c’est vous ! »
À qui il s’adressait on se
demande. Néanmoins il avait son audience. On voyait pourquoi il se
vendait bien dans la presse, comme une starlette. Il gueulait en
ouvrant sa bouche. Une source très profonde d’antipathie
incompétente.
- Quand est ce que l’on peut
partir ? J’ai hâte tout d’un coup d’y aller ! On va
s’amuser pour une fois. Assez les cours, assez de faire le con, je
déménage ! On va faire la fête à l’Élysée cette fois.
Il jeta son regard soudain sur
le lieutenant.
- Ne me laisse pas partir sans
faire passer un coup d’appel à mon ami DJ Vijé.
Il parlait très fort, même
quand il disait n’importe quoi. Le lieutenant finit son verre. Il
se demanda quoi faire. Sa confusion grandit. Il ne récupérerait
jamais ses soldats qui s’étaient mis à chanter déjà. La moitié
était à poil. C’était ma faute. Tu t’es fait avoir. Il était
séduisant à la porte. J’ai failli donner l’ordre, ça ne m’est
pas arriver à la bouche. Tu voulais voir le fils du général, et
maintenant on est à sa solde.
Le lieutenant comprit qu’il
ne pouvait pas revenir en arrière maintenant, ayant perdu son
bataillon, et ayant échoué à tous les objectifs, sans exception,
de sa mission. Il essaya de réfléchir, mais c’était presque
impossible. Il avait trop bu. Mais la sensation qui ne le laissa pas
tranquille était encore plus forte que ça.
En fin de compte, il considéra
que les propos du jeune homme étaient juste assez déments pour
réussir dans un pays comme la France, où on n’est jamais prié de
trouver le courage de défendre ses opinions en public. Les questions
politiques, ayant été résolues une bonne fois pour toutes sous la
MMMCIIIè République, toute discussion de telle démontre une
insolence affichée envers la justesse de l’ensemble. La France, où
quand on te dit de faire quelque chose, tu le fais sans réfléchir,
parce que si tu es dans une position de recevoir les ordres, ça veut
dire que tu n’es qu’un dégueulasse serviteur. Tu es la pire des
choses, déguisée en pire des choses.
- On finit par détester
tout le monde. Dit Jean Michel. C’est clair, il se seconda.
Le lieutenant n’était pas
en désaccord. Il était un lâche, au fonds de lui même. Il comprit
sa servitude. Sa lâcheté essentielle. Sa capacité d’obéir
surhumainement. Couard terrifiant. D’aller au-delà des attentes de
ses supérieurs dans sa dévotion à ce qu’ils apercevaient comme
l’idéal. Un dévoué, au phallus de son boss, il trouvait sans
cesse de nouveaux moyens de se dépasser. De travailler plus, de se
forcer à faire son boulot hardcore plus profondément, avec plus de
joie intérieure.
- Mais que faire ? Mon
petit lieutenant ? Présentez moi vos idées les plus austères. On a
besoin d’un paquet de miracles budgétaires. Putain de merde.
Bordel de sa mère en string. Il nous faut des idées fraîches et
prêtes à satisfaire.
Sinclair négligea de lui
répondre. Il roulait ses yeux, se félicitant de son choix
ironiquement. Il avait pris l’habitude depuis quelques missions de
se taire devant ses supérieurs. Ce n’était pas la peine de se
donner des airs. Surtout quand il avait changé de camp sans vraiment
y avoir réfléchi. Il regretta son éducation secondaire ratée.
Qu’allait t’il faire
réellement ? Pourquoi devait il faire son choix si vite, tout
seul, sans conseiller ? Quel choix ? Il avait déjà trahi
son pays et son armée, plus par accident que par choix libre, par
une défaillance technique, comme si ça avait été son arme qui
s’était bloquée, en dépit des efforts et soins quasi-religieux
apportés à son entretien et stockage correcte par le tireur.
Dans sa tête il comptait,
trois, deux … Et la porte s’ouvrit, monsieur le Maire les invite
à prendre l’apéro, on n’a pas le temps de dire non, les troupes
sont à l’assaut du comptoir du bar. On fait la fête, on discute
entre potes de conquérir le monde, on fume des cigares, ça va être
sympathique, il se dit.
En plus, si les rumeurs se
portaient vraies, depuis un certain temps déjà, le général était
en train d’organiser et d’envoyer immédiatement les nécessaires
pour rappeler cette minable bande d’insurrectionistes à l’ordre.
Le lieutenant reprit son courage, ou sinon, il sentit moins sa
couardise. Le moment critique étant passé, il aurait raté
l’opportunité de se distancer du camp de Jean Michel, le peintre.
D’un coup il se rendit compte qu’il avait les clés de l’avion
et une carte de crédit illimité. L’engin de son cerveau prit
route, lubrifié par les cocktails et la fatigue. Il ne pouvait plus
distinguer le sol du plafond, et le fait que Jean Michel était collé
au mur n’aidait pas les choses.
Le lieutenant se débattit
s’il était possible que Monsieur le maire ne fût pas en mesure
d’apprécier à quel point l’autre en face de lui se décidait de
leurs destins. Il pensait que les jeux furent faits. Rien n’allait
plus.
Nonobstant le lieutenant
continuait de cogiter. Debout devant la fenêtre sombre reflétant la
scène du salon en noirs et gris, il prit le temps de se sentir tout
content de sa proximité du sol. Enfin il ressentait quelque chose,
une émotion presque, que ce ne fût que de l’orgueil mal placé.
Il s’approcha de la vitrine, ses yeux portèrent vers les lumières
halogènes aux fonds des crevasses. Un sourire pernicieux se traça
entre ses deux fines lèvres. Il s’applaudit de ce nouveau
sentiment, d’appartenir lui-même à ces hauteurs. Il était aux
sommets potentiellement. Il pourrait accéder au pouvoir complet. Il
se demandait si le sexe était bien quand on est tout puissant sur
terre. Si juste le fait d’être aussi important rendait le moment
plus … plus … sincère.
- Sinclair ? Chanta Jean
Michel, le pénible enfant. Vous ne me répondez pas, lieutenant. Je
deviens impatient et quand je suis impatient je deviens nerveux
après. Où sont mes cigarettes ?
Sinclair les vit par terre
dans un coin à l’autre bout du salon. Il alla les chercher.
Monsieur le Maire le suivit des yeux. Sinclair revint au jeune homme
allongé au mur, il sortit une cigarette du paquet pour la mettre
délicatement entre les lèvres du fils du général. Rappelant sa
main gauche à celle de droite, le revers de son pouce caressa le
menton de l’autre. Leurs yeux se fixèrent. Sinclair ouvrit sa main
gauche pour protéger la flamme du briquet qu’il emmena au bout du
cylindre.
L’un et l’autre se
voyaient déjà empereur, dictateur bénévole, mais maléfique. Jean
Michel tira longuement sur le baril. Sinclair pensait qu’ils furent
deux à y penser, mais Jean Michel, un seul, lui même. Le défaut
majeur dans le comportement du fils fut avant tout une sous
estimation des capacités de ses rivaux, et une surestimation des
siennes. Mais la défaillance tragique dans la stratégie du
lieutenant, c’était qu’il croyait que le fils le soupçonnerait
tôt ou tard de trahison, quoi qu’il en fasse, lorsque ce n’était
jamais une question de soupçons.
Que le centre de la France
était vide, comme le cœur du fruit rongé par des insectes
faramineux, n’était que trop apparent à n’importe qui
d’objectif. Cependant Jean Michel se croyait unique dans sa
perception des événements, pensait que lui seul voyait les brèches
dans les murs de civilisation qui finissaient en failles minant
l’intégrité du tout. Pour réussir son coup, Il en dépendait de
ce mécompte. Selon lui, seul un grand visionnaire était en mesure
de rectifier la situation, et évidemment c’était lui le voyant.
Dès son apparition, il attirerait vers lui toutes les voix
dépourvues de bras et d’armes. Il avait gagné déjà les esprits
mal éduqués, ceux qui ont été formé pour ne poser aucune
question importante à quelqu’un d’important. Sa formule
politique, en étant de loin la plus simpliste en ravirait le pays,
car une fois que les têtes en feraient le décompte et que la
direction et tendance politique du pays ne seraient que trop claires,
soit ils s’enfuiraient pour Berlin, où au moins ils ont une
conscience historique, soit ils se joindraient aux rangs des cons,
devenant une armée d’idiots attendant le spectacle d’un raciste
haineux sous la pluie, et se croyant farouchement libérés.
Le pari était risqué
certes, mais avec une opposition aussi corrompue, aussi nul, aussi
indigne que celle d’en face, le jeune ambitieux allait avoir toutes
ses chances.
Tandis que les cumulards
ministériels du mono-parti flagorneur se déchiquetaient dans les
coulisses, le dauphin allait fermer le ministère de communication et
renvoyer ainsi les restes réfugiés du corps bureaucratiques, pour
les remplacer par des robots d’un sous-traitant impérial,
Roboutique, en se foutant des régulations concernant le droit
fondamental d’être esclave, et la loi universelle interdisant le
travail, même pour les machines.
La machine allait venir se
mettre à sa propre place. Après tout, c’était sa Terre aussi, et
par la loi de l’utilité, elle a plus de droit d’exister que
beaucoup hommes, car elle coûte moins chère. Seuls les riches
avaient le droit d’avoir un prix, le bas peuple en valant rien sous
les lois de la mille quarante neuvième république.
- Je fermerais le
gouvernement, dit il, si nécessaire.
- Une ravissante, une
fascinante proposition. Je l’adore, répliqua le peintre. Je vais
le faire.
Le lieutenant fut très
surpris. Il n’avait pas eu l’intention de prononcer ces derniers
mots. Ils lui eurent échappés. Ou non, il n’avait pas ouvert sa
bouche, la grille de ses dents était encore close. Comment les avait
entendu-t-il ?
Ne serait-ce pas le cas que
depuis leur arrivée, le lieutenant n’avait presque pas dit un mot
? Sauf pour répondre laconiquement aux inquisitions de son nouveau
maître. Qui a dit qu’il fermerait le gouvernement ? Qui avait
dit cette phrase ? Le fils avait répondu à la déclaration,
mais le lieutenant ne l’avait pas prononcée. Il ne l’aurait pas
dit. Il ne l’avait pas dit ! Mais comment l’autre l’a-t-il
entendu ? Il lui répondu, à moins que Sinclair n’avait pas
halluciné cette dernière !
Ne sentait il, ce lieutenant,
quelque part dans sa tête la présence d’un autre ? Présent
au sein de ses pensées ? Qui l’habitait. Qui lisait dans ses
pensées ! Qui savait tout sur lui, savait tous ses points
faibles, ses ambitions, ses errances, ses erreurs, ses grandes
faiblesses, ses petites compétences, son intimité, sa paresse, ses
craintes, ses limitations. Qui voyait ses rêves.
À ce moment précis, il
comprit que la narration de sa propre histoire n’était plus sous
son contrôle, si jamais ce fut le cas. On dirait ce que l’on
voudrait, parce que quand on possède le témoignage complet des
pensées, on peut se construire n’importe versions des événements
et des faits que l’on voudrait. De plus, dans l’instant qui
suivit, il comprit que la brillance innée à la technologie de la
télépathie c’est qu’on n’a pas besoin de la posséder pour
s’en servir ! La télétechnopathie se met à la disposition de
celui qui se déclare son possesseur. Si on dit que l’on peut lire
tes pensées, comment le réfuter ?
Son destin se scella. Il
redevint esclave. Un seul et bref moment de liberté laissa alors ses
plaies irréparables dans l’esprit du pilote.
Revenant des sommets
potentiels à sa souffrance actuelle, il tomba loin. Mais ce qui
gagna finalement son cœur, le confortant dans sa défaite totale,
fut l’idée qu’aussi épouvantable que fût le jeune homme,
lui-même ne pourrait jamais l’égaler en cruauté. Il jouerait un
second rôle pour tout le temps. Même s’il tombait sur une bonne
idée pour renverser le célibataire décadent, l’autre saurait ses
intentions, et les préviendrait. Et même ces pensées ci, furent à
la merci de ce dernier.
Si leur projet débile
s’écrasait dans le mur de réalité ou de téléréalité,
Sinclair ne serait pas plus triste pour autant. Ses ambitions se
rétrécirent. Il faudrait que l’autre échoue quelque part sur le
chemin, et que lui il soit là pour récupérer son manteau, avant
qu’un autre le lui dérobe. Bien entendu, ces pensées ci aussi
étaient connues du prince héritier épanché sur son trône
ergonome. Fumant tranquillement.
La lèvre supérieure du maire
se fit attrapée par sa dent canine. Il laissa traîner sa bajoue sur
le bloc sculpté de menace. Il fit semblant de ne pas s’en être
pas aperçu. Comme ça, il pouvait faire planer le spectre de son
intimidation, sans s’y engager dans la mêlée.
Appréciant la démonstration
dentaire avec discrétion, le lieutenant attendit ses instructions,
ou la venue de la riposte du général. Les essaims ne devraient pas
tarder maintenant.
- Bon on y va ?
- Je vous laisse décider,
monsieur le maire.
- As tu eu assez à boire ?
dit Jean Michel. On descend sur Paris, les gars. A t-on le
fuel nécessaire ?
- Tout normal, monsieur le
Maire.
- Excellent. Partons ! On
y va les gars, remettez vous les chemises sur le champ ! Ce
n’est pas un bordel multi-sexuel ici !
Il ouvrit la porte et prit
l’ascenseur un étage au toit, puis fila le long du corridor vers
la piste de décollage.
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Chapitre onze
De temps en temps, le général
aimait se balader dans les couloirs turboplexes de Paris, comme un du
peuple, par ces temps quand la pluie noire tombe en cordes. Il avait
pris l’habitude de s’habiller en fringues civiles et de se mettre
un chapeau bas sur le front et une fausse moustache collée sur sa
lèvre. Il allait dans les magasins, causait avec les consommateurs,
avec les employés, avec les propriétaires. C’était une rare
occasion pour lui de se détendre, de reconnecter avec son électorat,
et il ne manquait rarement une opportunité, quand il lui était
permis de faire un petit éclairci dans son agenda.
Au milieu d’un de ses bains
de foule soigneusement chorégraphiés, où le président imaginait
qu’il était au plus naturel et à l’aise avec les gens
ordinaires, ce conseiller spécialiste, l’envoyé des gens
importants et anonymes, réapparut, se fut rapproché du général,
et lui tapota l’épaule avec un doigt plus crochet que chaire. D’où
il était arrivé, et comment il avait pénétré les masses des gens
menés en troupeau autour de l’entourage présidentiel à travers
les centres de commerce, on ne saurait expliquer. Néanmoins, une
deuxième fois il se montra dans l’intime cercle. Le général ne
connaissait point son nom, ni le rôle qu’il occupait, ni le titre
officiel qu’on lui aurait accordé. Il ne l’avait jamais vu avant
la dernière conférence de presse organisée à son arrivée à
Paris. Mais s’il était parvenu au général personnellement, et
s’il a osé prendre et lui adresser sa parole, sans qu’il sache
qui il était, ça voulait dire qu’il était très important, plus
important que lui. Un représentant des Ayants. Il en était le valet
d’un Ayant, pour toute l’importance que ça portait. Ils
s’étaient agis, ils étaient intervenus dans l’ordre des
choses !
À leur dernière rencontre,
le gentilhomme lui avait chuchoté des mots insensibles. Le général
avait pris cela très sérieusement, il les avait notés dans un
cahier, ou dans son carnet, il ne se rappelait plus. Peut être le
robot pourrait les retrouver. Les mots, Chypre, Gypaète, non,
Vautour, ce n’était pas ça ? La Princesse Noire ? Mais
que faire ? C’était quoi Chypre ? Il n’en avait jamais
entendu parler du Vautour, ni de ce que c’était ni de ce que ça
pouvait représenter. Peut être, s’il secouait violemment ses
neurones, il s’y trouvait quelque part les souvenirs oubliés d’une
réunion très top secrète où on lui aurait appris l’importance
de la mission, et la dangerosité qui les attendait au cas d’un
échec. Malheureusement, il ne se rappelait que du fait qu’il avait
choisi de jouer un jeu débile de fermier virtuel au lieu de faire
attention à ce que disaient les assistants. C’était un choix. Il
ne regrettait rien.
Cette fois si cependant, le
représentant, gris de mine, lui fit comprendre que malgré son
ignorance documentée du dossier, on le chargeait d’aller s’en
occuper sur le champ. On l’escorta hors du mall, et le fit venir au
ministère de communication. On lui apprit la gravité de la
situation, et ce que cela pourrait vouloir dire pour l’empire et
les relations intra-européennes. La Princesse Noire avait été
repérée à Chypre, entre les mains d’une jeune fille, supposée
sa prêtresse. Personne, semblait-il, ne l’avait reconnue pour ce
qu’elle était, et on prenait la fille pour une enfant malade ou
psychopathe.
Les yeux et les oreilles du
général avaient vu et entendu les bruits avant coureurs de la
réapparition de la Princesse, qui, selon les avis les plus informés,
eut disparu il y avait une vingtaine de générations de là environ.
Qu’est ce que la signification ? Quelle en était la bonne
interprétation des faits et des idées ? On écoutait les
vielles chansons de l’île pour décoder la clé qui ouvrirait les
portes de l’éternité. Pourquoi l’avait-elle cette petite
prêtresse sotte ? Pourquoi, si elle la possédait, ne s’était
elle pas arraché la domination de l’île, ne s’était elle pas
déclarée reine des habitants ?
Autant de réponses sages
furent apportées à ces questions, qui calmèrent l’esprit agité
du général.
Il crut comprendre. On le fit
comprendre qu’il comprenait. Il ne prit pas le stylo bille cette
fois. Il essaya d’écouter en silence. S’il y avait du mérite
dans les récits idiots des sauvages orientaux, alors, cette
Princesse valait tout l’or du monde. Valait le monde. Était en
quelque sorte aussi importante que ce dernier, et en était la
maîtresse véritable.
Reine, déesse disparue,
revenue ! Peut être ! En tous cas, on allait le dire. Il
fallait agir en hâte, dans le mauvais sens du terme. La Princesse
incarnait le modèle même du bon esprit génie. On allait la
ranimer, on allait la faire venir ici à Paris. On la porterait sur
les épaules, on deviendra dieux encore une fois. La vie éternelle
se pendait devant leurs yeux pratiquement.
Le général se dit qu’il
eut compris, qu’il était, selon la méthode Socratique, capable
d’expliquer tout ça à quelqu’un et de lui solliciter ses
propres explications sur le sujet compatibles avec les siens.
Il salua la petite salle
d’hommes gris. Sa mission, pour une fois, lui avait été clarifiée
avant qu’il n’embarque dessus. Combien de fois avait-il été
envoyé comme un playmobile, à peine capable de bouger ses deux
jambes indépendamment l’une de l’autre sur la scène d’un
désastre naturel, ou dans l’arrière plan d’une cérémonie de
déclaration de guerre ou de paix, ou devant une usine cachée que la
police aurait dénichée et malicieusement incendiée.
Combien de fois devait il se
faire voir chez tel ou tel donateur louche ? Ces philanthropes
requéraient le plus souvent des faveurs politico-personnelles du
plus gênants en contrepartie de la part de ceux qui en recevaient
ces favoritismes. Dans l’administration, aucun acte charitable ne
restera sans récompense et remerciements appropriés. C’est
pourquoi ils furent si bien appréciés par les zéro virgule zéro
zéro un.
Cette fois si, le général
pouvait prétendre une compréhension presque utile en ce qui
concernait le cadre et les objectifs de la mission, apparemment
dénommée Vautour. On l’avait bien préparé, ça devait être
important. Il fut amené par un petit entourage de gens qui bien
entendu se croyaient importants au terminal A de la grande galerie
ovulaire aéroportuaire.
En arrivant tout le monde
regarda autour du hangar. Il n’y eut pas d’avion.
- Fais chier ! Où est ce
maudit pilote avec l’avion ? S’écria le général, et juste
quand on aurait besoin de ce pauvre con.
Le copilote qui fut arrivé
dans le hall, il y eut peu de temps avant, se fit aperçu par
l’escadron ministériel.
- Vous ! la voix, d’un
des personnages politiques fit écho dans l’énorme caverne. Qu’est
ce que vous faîtes là, espèce d’imbécile ? Qu’est ce que
vous en avez fait de l’avion ? Ça fait parti du patrimoine
français glorieux, ça ! Vous ne pouvez en disposez comme vous
voudriez ! Expliquez vous, grosse tâche sur le sol gaulois !
- Monsieur le Ministère,
l’avion n’est encore pas revenu de Berlin où on l’avait envoyé
dans le cadre de la mission Gypaète.
- Comment connaissez vous ce
nom si vous n’êtes pas de la partie ?
- C’était la raison donnée
sur ma fiche de congé imposé exceptionnel.
- Un robot le visa avec un
laser pourpre et le copilote s’écroula par terre sur le béton
armé de la rampe de lancement.
- Ach, qui a tiré ?
Exclama, abrupt, le ministère. Qui ?
Le silence régna. Le robot
responsable se montra timidement et fit signe. Le ministère le
chassa et le prit sauvagement dans ses bras, il le souleva et le
balança dans le vide que comblé leur pont.
- Ce n’est pas possible,
lâcha t-il, rouge au visage. La rage gagnait son front.
L’incompétence affichée ici dépasse les limites ! On nous
demande de faire toute sorte de galipettes arithmétiques et
statistiques, mais on nous prive d’un minimum d’aptitude ou de
qualification nécessaire. On ne peut plus agir, on a du mal juste à
s’embaucher et à se retenir. Si on arrive à avoir les bonnes
ressources humaines, capitales, immobilières, et institutionnelles,
c’est déjà bien. En faire quelque chose avec ? On n’est
pas des ubermenschs après tout ! On ne va pas nous demander la
lune, quand même. On ne file pas de miracles comme de la laine.
Maintenant on ne peut même pas interroger les coupables !
Un autre homme politique, se
croyant bien avisé de la situation, demanda à haute voix si le
général pouvait fournir quelque explication rassurante sur l’état
et la condition de l’avion. Il lui rappela que c’était
strictement interdit à la famille du président d’en faire preuve
d’usage personnel ou familier de l’équipement étatique. Le
général prit sa parole comme un obus dans l’estomac. Il recula
d’un pas. So visage dénudé de trait comme un terrain vague
derrière un immeuble nouveau se plissa en grimace. Il amena son
regard vers celui qui vint de parler, et commença
- Prime d’abord, je suis
l’État, et on n’a pas à me citer les lois et les arrêtes de
justices. Et on ne l’oublie pas ! Je suis la France. Si on
m’insulte, on insulte tout le pays, et toute l’Europe
occidentale. Quel crime ignoble ! Quelle colère montrerait la
citoyenneté en découvrant un tel outrage. Contre la France, contre
Paris, contre moi, président de la République, contre la
République ! Vous vous mettez à risque et à tort en énonçant
de pareils propos, en sortant follement le spectre de telles
calomnies barbares.
B—et ce qui est d’autant
plus important qu’il advienne que second dans l’ordre qu’a
établi la personne qui écrit mes discours—ma descendance
est tout aussi valide que moi en ce qui concerne la présidence et le
droit de s’approprier la gloire et les capacités de production de
la population territoriale française, si une telle décision est
nécessité par les circonstances.
Par exemple, quand une de nos
marionnettes territoriales menace de révéler les financements
occultes de ma
campagne, ou d’un de vos
campagnes, où
d’une campagne électorale quelconque,
c’est comme une tâche sur la façade banlieusarde de nos cités,
et nous avons le droit et l’obligation universelle, et avec la
sanction des corps gouvernants mondiaux, d’aller nettoyer ces
façades extérieurs au karcher. On ne me pose pas de telles
questions lorsque j’interviens avec la garantie de l’État
derrière, pour sauver vos
intérêts, ici et là, à n’importe quel moment infructueux pour
les sondages, mais dès que j’envoie l’avion présidentiel
récupérer mon fils après une de ses sets DJ au club, on s’attaque
à moi personnellement, et ça,
ça montre un énorme manque de respect.
Et, ultérieurement, je
souligne que la situation à Berlin est complètement sous mon
contrôle maitrisé. J’attends juste les dernières bonnes
nouvelles du projet Vautour et nous nous pourrons déclarer
officiellement que nous serons les caïds incontestables de ce côté
du Rhin !
Les ministres se turent, comme
la foule qui retient son souffle le temps d’un échange décisif
entre deux grands adversaires, dans les derniers moments d’une
bataille déterminante.
Selon les commentateurs les
plus astucieux, apparemment le général leur faisait un discours
patriotique et emblématique de sa présidentiabilité. Le fait qu’il
récitait son discours l’empêchait de le savoir pour l’instant,
mais les sorties attendues ou prévues ou soupçonnées des grands
pylônes du cabinet des ministres étaient en train de se disséminer,
mystérieusement aspergé par des inconnus de la presse électronique.
On disait sans le dire qu’ils
se ruaient vers Jean-Michel, le pénitentiaire mental de naguère.
Celui qui dut partir de son pays il y avait un temps, qui allait
bientôt regagner sa patrie.
Le général parlait encore,
mais la salle se vidait très, très discrètement, ceux qui
s’étaient placés tactiquement près des portes en premiers.
Démodé, et d’un autre
temps, un des ministres n’avait pas eu le bon sens de se brancher
sur ses comptes virtuels pendant le discours, et persistait à poser
des questions quelque peu embarrassantes au président du genre:
- Monsieur le président de la
République, comment comptiez vous partir sans avion, et sans
pilote ?
En plus de la dégringolade
lors des récentes guerres législatives, dont personne ne voulait en
parler, maintenant on s’avertissait, bas et en confidences, de
l’arrivée prochaine dans la capitale de son fils qui en était le
responsable apparemment de l’ampleur du carnage dans la capitale.
Qu’il était déjà parti de Berlin, non de Rome, non,
d’Hongrie ! De partout à la fois ! Il avait des hordes avec
lui, des hordes d’hordes au fait ! Ils avaient des arbalètes
chargées de dards enflammés. Leurs Jaggernaut seraient hérissés
de tuyaux d’incendie qui pompaient du gaz lacrymogène électrifié.
Le robot lutrin, digérait les
nouvelles électroniques que trop tard, mais ajusta le discours
algorithmiquement.
- Et je viens d’apprendre
que l’avion est attendu prochainement à Paris. Avec le lieutenant
et mon fils. Vous voyez, il n’y a pas de manque d’équipement !
Nous avons ce qu’il nous faut. On en commandera d’autres,
d’ailleurs, notez s’il vous plaît, petit robot poli, dit-il en
gesticulant, faisant l’avion qui décolle et atterrit avec ses
mains.
- Mais c’est embêtant qu’il
soit en retard, je suis parfaitement d’accord.
Les ministres se dénonçaient
mutuellement de la complicité avec l’un et avec l’autre à la
fois. Tout en se récriminant de s’être vendu au maire, ils
préparaient déjà leur entrée subtile dans le camp du jeune homme.
C’était devenu illico indésirable et mal vu d’appartenir au
clan du président, et la situation s’empirait avec chaque voix qui
se portait vers le camp de l’autre, la bouche béante, avide,
inconsciente de la quantité de chair qu’elle dévorait. Un animal
du fond de l’océan dont le corps tortillé se résume par une
bouche qui sert également de trou du cul pour l’organisme.
Son programme s’écoula.
- Et le programme du président
vient de s’écouler, il lit ce ci à haute voix, Peut être je
n’aurais pas du lire ce dernier. Ah oui, je vois que c’était
souligné en rouge, ce qui signifie que c’est pour moi seul. Ah,
d’accord, j’ai compris, enfin !
Il attendit la suite du robot.
Rien. Le vide. Fin du speech.
Le silence doré ne durera
précisément pas assez longtemps pour faire plaisir à ses
participants. Le général dévisagea le robot avec ses yeux
impitoyablement pitoyables. Il y chercha la miséricorde que les
dieux, dont il ne croyait pas dans l’existence de tels, ne lui
auraient jamais accordée. Néanmoins, les circuits des capteurs
émotionnels du robot travaillèrent laborieusement pour déchiffrer
son geste et la teneur de son comportement, faisant tourner et
combiner les gros moteurs de l’énergie psychique nécessaire à la
préparation et production d’actions et de réactions et de
s’adapter en réponse aux changements extérieurs.
L’écran commença de
nouveau à afficher des mots, soulignés en rouge carmine. Au bord de
trois phrases, le général ne put plus se retenir.
- Comment ça, on m’avait
prévenu ? Hurla t-il. Comment, on m’avait prévenu ?
Vous vous moquez non seulement de moi, mais vous vous moquez de la
raison, et de la critique pure de la raison ! Il cria avec grand
émoi.
- Même si je n’avais pas
reçu personnellement la promesse de la vie éternelle, et même si
celle ci ne m’était pas à portée de main ! même sans aucun
autre apport ou rapport officiel ou juridique, je n’ai strictement
pas à me
défendre ! Ni à défendre la légitimité de mon régime
autocrate, et donc autarchique, ni à répondre à des questions
portant sur le bilan de mon règne ni sur la qualité de vie des
citoyens, ni à propos de n’importe laquelle autre proposition
théorique ou hypothétique ou synthétique sur n’importe lequel
sujet ou thème. Je vous emmerde très profondément.
Le général attendit la suite
du téléprompteur.
Encore le vide.
- Merde alors ! moi, je
voulais partir juste,
juste
je voulais me faire deux ou trois bains de soleil à Chypre en toute
tranquillité, ensuite récupérer la déesse noire, la ramener à
Paris, la montrer aux Français, et juste
de nous en faire dieux avec, hurla t-il s’appuyant lourdement sur
le côté ironique du scénario, rien que ça, et pour vous
mais je ne jouis plus, d’après
toute apparence, de
la confiance que vous aviez en moi d’autrefois. Mais je ne veux
rien savoir.
Ça ne me concerne même pas
si l’avion atterrira ou non. Je m’en branle les couilles
crapuleuses de cette histoire. Je prendrai un vol commercial, s’il
le faut. D’ailleurs je vais mettre l’avion présidentiel aux
enchères dans l’application des propos concernant la diminution du
budget. Je mettrais le gouvernement lui même aux enchères si
nécessaire ! En outre, ça me semble une excellente idée. En
voilà une qui mérite l’énergie expiée dans sa naissance !
Je m’y engage ! Comme ça la globalité des fonctions
administratives, fonctionnaires et législatives se fera sans que le
gouvernement y dépense un sous, et sans qu’une seule personne s’en
occupe de quoi que ce soit. La logique rationnelle nous y mène en
nous prenant la patte.
Bon c’est par où le
terminal pour les gens normaux ?
- Le quoi ? répliqua un
des rares ministres qui avaient décidé, par paresse, on imagine,
plus que par loyauté ou dignité, ou par conviction, de rester avec
le général, quoi qu’il arrive, sachant que le scénario le plus
envisageable serait qu’ils soient pendus sans procès, sans
témoins.
- Ben, vous voulez dire le
terminal des pauvres ? Je vous assure, je n’en serais pas dans
la capacité de vous apporter une aide dans la matière. Peut être
que votre robot en saurait plus.
Il fallait à tous prix qu’il
se distance, et vite, de toute connaissance qui pourrait amener les
autres à penser qu’il aurait eu occasion de se familiariser avec
une érudition aussi banale.
Le robot geignit et se mit en
route vers le terminal KZWTYQEECJ – 890 qu’on joignait facilement
depuis le terminal A, où ils se trouvèrent actuellement, en suivant
le corridor GE478DY que l’on trouvera juste après le tapis roulant
moribond. On arriva juste au moment où d’habitude on fermait la
porte et se lançait vers l’espace. Une fois le président arrivé
sur place, on arrêta la séquence de décomptage, ce qui engendra sa
propre hôte de problèmes, et fit rouvrir l’appareil. On fit
débarquer les passagers, et détruits leurs bagages. On lava
l’intérieur et l’extérieur, puis la fusée planeur subit un
contrôle sécuritaire.
Un nuage après, le général
embarqua avec sa coterie managerielle, bien que réduite à un corps
hardi composé de l’essentiel de fanatiques et de dévoués du
culte de personnalité. Le pilote mit feu au contact et les engins
brulèrent longuement, toussotant terriblement. Dans la cabine, on
sentait bien qu’il peinait à décoller. L’avion avait l’air
même de baisser tout doucement.
Le nez cabossé du fuselage
avait été incliné contre la rampe de lancement, pour permettre une
traversée parabolique. Depuis l’ignition, l’engin avait avancé
de quelques centimètres latéralement, mais avait perdu quelques
centimètres d’altitude. Son angle menaça de basculer un peu plus,
comme l’aiguille de réserve d’essence. Pendant un bref moment,
le nez commença à pointer dangereusement le terminal même. Si les
mixtures explosives de carburants se fut combinées à ce moment là
il risquait de se shooter directement dans l’enclos de l’aéroport.
Heureusement il y avait des
retards dans la séquence d’ignition, et ils durent attendre comme
ça, suspendu en l’air en quelque sorte, attendre le signal de la
tour de contrôle. Eventuellement, le pilote persévéra à aligner
correctement le nez, et le processus de combustion débuta en vrai.
Dans l’avion le général
était convaincu qu’ils allaient tous mourir. Quand la tour donna
le signal de départ, et les engins explosèrent une deuxième fois,
le général pensait qu’ils atterrissaient déjà, et exprima son
mécontentement du fait que la descente puisse être aussi lente. Il
s’enleva la ceinture et grimpa vers la cabine de pilotage. Là,
s’allumèrent en vraie les propulseurs. Il fut porté vers
l’arrière de la cabine très vite, et s’écrasa la tête contre
les toilettes au fond de l’appareil. Sa tête brisa facilement le
mur et il se trouva entre les jambes d’un vieux membre du service
de presse.
Juste après, les roquettes
s’éteignirent inexplicablement. La machine perdit de la vitesse
rapidement, et set mit à flageoler dans l’air. Subit le président
général flottait dans l’apesanteur simulée de la cabine.
Regardez comme il flottait !
Par quelque miracle, les
missiles reprirent feu. Le fuselage s’était penché dans la
mauvaise direction pourtant, et ils partirent très vite vers l’ouest
au large. La température s’éleva directement, en fonction de leur
proximité de l’axe perpendiculaire du soleil. Le pilote dut
attendre à ce que les engins se coupent subitement pour tenter,
effréné, de rectifier leur trajectoire.
Au long d’un périple
gribouillé, dont ils dessinèrent la tracée par des soubresauts
nauséeux, comme une insecte aquatique qui galope par dessus les
surfaces des eaux plates, ils arrivèrent sur l’île. Et à la fin
de cette aventure aérienne, vécue d’une manière particulièrement
éprouvante par le général, il débarqua sur les sables de Chypre
et fut accablé par la chaleur et le soleil.
Il attendit son robot, qui
n’eut pas vécu le trajet aussi paisiblement que son camarade en
première. L’appel courut pour des techniciens.
Le général, débarqué,
attendit le microphone. Il se tourna en rond. Il enleva ses lunettes
pour regarder.
- Ayeeuuhhhhh ! Bordel de
sa mère !
Il se fut temporairement
aveuglé.
- Où est mon robot ? Son
cri perça le brouillard jaune et rouge qui entourait la scène
éventée. C’est quoi ce pays ?
Un des ministres qui
l’accompagnait chuchota dans son oreille.
- On est à Chypre.
- C’est un pays ? cria
t-il avec grande peine.
- Oui monsieur le Président
de la République. Ça fait parti de l’Union, mais du côté
teutonique de la grande barrière.
Le général écouta
attentivement, quoi qu’abattu par la douleur émanant de ses yeux.
- Vous êtes sûr que ce n’est
pas une des îles grecques ? il demanda.
- Oui, tout à fait. C’est
une toute autre colonie de vacances. Pourtant il y reste encore des
questions irrésolues, y comprises le statut des riverains des deux
côtés du mur d’autrefois.
- Quel mur ? Vous parlez
de quoi, l’archéologie, là ? Je suis aveuglé là !
Vous me parlez des questions géopolitiques alors que je souffre
terriblement d’une blessure volontaire. Mais deuxièmement, qu’est
ce que moi, monsieur le président général de la République de
France, j’en ai à foutre
dans cette
histoire ? Vous avez compris l’enjeu, ici. Il faut que ça
m’implique personnellement. Le robot faisait ça beaucoup mieux,
finit t-il sur son ton d’exaspéré. Il continuait de se tenir les
mains devant ses yeux, comme un enfant qui joue à cache-cache.
- Je ne vois rien. Cria t-il.
Ça fait mal en plus. Où est mon médecin ?
- On la fit s’occuper du
robot poli, monsieur le président, sous vos ordres.
- Ramène le toubib, connard !
Je suis aveugle. Vous ne voyez pas ça ?
Il se dépêcha vers l’avion,
là où il s’était échoué comme une baleine contre les rives
sableuses de l’île de cuivre.
- Dis moi… euh, y a t-il
quelqu’un ? Tâta le président.
Il attendit sans réponse.
- Ne me dis pas qu’on me
laisse tout seul dans le désert à crier comme un déglingué ?
Alloooo ? Est ce qu’il y a quelqu’uuuuun qui peut
m’entendrrrre ? Il n’y a persooooonnnee ?? Docteur ?
Monsieur le ministre ?
Un membre de la presse passait
par hasard. Elle vit le président se couvrant les yeux des deux
mains.
- Ah, monsieur le Président
général, pourrais je vous poser une ou deux questions sur votre
voyage officiel à Chypre ?
- À chips ? Qu’est ce
que vous racontez ma fille. Non, je n’ai pas de chips. Fichez moi
la paix, je vous en prie.
- Seriez vous en mesure de
nous clarifier quelques points de langage qui circulent dans la
presse concernant le statut des immigrés orientaux et les
inquiétudes qui entourent leur arrivée imminente sur les rivages,
déjà débordants et débordés des reflux générationnelles ?
- De quoi vous balbutiez,
petite fille stupide ? Ne vous voyez pas que je suis aveugle ?
Rendez vous utile plutôt que de m’harceler avec vos idioties.
Dîtes moi, est ce que la foule est nombreuse ? Je ne les
entends pas ? Peut être que je perds mon ouïe en même temps
que ma vision.
- Non, je ne peux pas dire
qu’ils soient nombreux. Pour vrai dire il n’y a personne.
- C’est bien ce que je
pensais. Dîtes moi encore quelque chose. Est ce que vous voyez dans
les parages le médecin, ou sinon le ministre que j’ai expédié à
sa poursuite ?
- Non, je ne vois pas grand
chose.
- Moi non plus. Mais n’est
t-on pas à Nicosie ? Où sont les gens ?
- Non, monsieur le président
général, on est à l’aéroport de Larnaca à une longue distance
de la capitale.
- Mais pourquoi ils n’ont
mis l’aéroport là bas ? C’est bête !
- Parce que, monsieur le
général, l’aéroport tout près de la capitale a été coupé en
deux, comme le bébé proverbial de Solomon, sauf que dans ce cas le
découpage eut lieu. Il est dans un état de désuétude plus que
post apocalyptique. Mais la ville aussi pour la plupart.
Heureusement, on n’y va pas. On ne vous a pas dit ? Oh, que
c’est drôle ! Ils vont adorer cette anecdote au bureau. Le
président qui ne sait même pas où il est ni où il va. Qui voyage
comme un playmobile, la tête tournée quatre et vingt degrés vers
la fenêtre, comme un vrai passager le ferait.
Elle rigola et partit chercher
un cameraman.
Le temps coula. Arriva enfin
le physicien.
- Alors, monsieur le
Président, qu’est ce que nous pouvons faire pour vous ?
- Arrêtez vos conneries et
guérissez moi. Je péris ! Protesta t-il.
Le docteur portait une veste
chic et un pantalon ordinaire. Il commençait à perdre ses longs
cheveux gris. Il avait l’air d’un industrialiste ou d’un baron
croupier en grande aventure.
- Du calme, monsieur le
président. Dîtes moi ce qui ne va pas, dit-il, matant la situation
aisément.
- Il ne vous a pas avertit ?
Il ne sert à rien ce ministre !
- Non, monsieur le président,
monsieur le ministre ne m’a rien dit spécialement. On a discuté
du temps et du paysage. Oh, c’est vraiment à voir. C’est
splendide ! On dirait une petite lune terrestre, rougeâtre,
couverte des grandes plaines forestières. C’est juste magique.
Elles recouvrent quasiment tout le terrain visible à part les plages
où les palmes cyclopéens sont épars. On dirait un petit paradis
caché, mais dans la plaine voûtée on n’épie pas de trace de
culturation ou de culture tout court.
Oui, c’est juste ici qu’il
faut jamais ne pas porter ses lunettes à deux cent visions, sinon on
risque un aveuglement éclair.
- Quoi ? Un aveuglement
éclair. Mais, c’est ce que j’ai. J’ai ça, moi ! Est ce
que ça dure longtemps cette saloperie? Comment faire,
docteur ?
- Que faire, c’est vraiment
ça, l’important, à travers les âges, laissa t’il dans les airs
chauds de leur échange. Puis le docteur s’élança dans un grand
discours d’autrefois.
- Les mœurs changent, les
hommes aussi, mais avec plus d’hésitation. On se retrouve sans
repères et seuls à ne rien comprendre de l’essentiel. La question
demeure, implacable, insatisfaite, béante. Que faire ? Que
faire ?
Le général n’en put plus.
En essayant de garder une main sur ses yeux, il sortit son arme à
feu et tira quatre coups dans la direction de la voix claire et
pointue du spécialiste.
- Stoppez ! Dit le
général, Dîtes moi juste
comment je peux regagner ma vision, que je puisse vous abattre sur le
champs.
- Déjà, répondit
succinctement son interlocuteur, c’est plus facile de garder ce que
l’on a, que de récupérer ce qu’on a perdu. Ou me trompe-je ?
Est ce que vous avez une mutuelle ?
Le général tira encore trois
coups dans la direction du son qu’émettait le docteur. Il fit
tomber la charge, et remit une autre. Le médecin s’était habitué
à ces accès, et n’y faisait pas attention.
- Monsieur le président, en
tant que votre généraliste, je vous recommande de ne plus vous
enlever vos lunettes du soleil lorsque vous vous trouvez au dessous
de son regard terrible.
Le général s’écroula dans
les sables visqueux du tarmac, s’y trouvant à quatre pattes. Une
main empoigna les poussières brulantes. Il mit son poids
considérable sur le pistolet que serrait l’autre main. Il remit
l’autre main devant ses yeux pour bloquer la hideuse agonie
illuminée. Il pleurait des larmes phosphorescentes et granulaires,
qui tombèrent comme une chute de neige solaire dans les cimes d’une
montagne raide.
Les caméras arrivèrent. La
jeune fille, s’accroupit à quelques mètres de la masse du
général, agitée par les remous existentielles de nouveau
ressurgissant, et lui tendit un microphone.
- Monsieur le président, est
ce que c’est que vous pleurez le sort des familles et des citoyens
chypriotes des revenues modestes qui seront touchés en premier par
les mesures d’austérité que propose le Vautour ?
- Le Vautour ? C’est le
nom d’une nouvelle appli ou quoi ? Comment se fait-il que tout
le monde en parle de ce dossier censé classifié, sans que je
comprenne en quoi ça consiste ? C’est étonnant !
- Euh, ben au fait, le
Vautour, c’était le plan de rescousse des ressources
hydrocarbonées chypriotes signé en contrepartie de la signature
d’un certificat certifiant le montant des dommages monétaires
provoqués lors du braquage des banques de la part de pirates
étrangers à l’aide d’instruments exotiques et défectueux.
- Ah oui ? Ce n’était
pas du tout ce que j’avais compris, avoua t-il.
- Allons-y, alors ?
Rejoignit le docteur. Tutti va bene ! Comme disent nos chers
provinciaux. On va laisser le général se reposer, dit-il en
repoussant doucement la main du journaliste. Nous avons encore un
long chemin avant d’arriver à Paphos. Et le général aura besoin
de toutes ses forces pour le rendez vous prévu.
Une idée lui prit tout d’un
coup.
- Quoique si vous désiriez,
vous pourriez, avant de partir—et en fonction de vos capacités
d’endurance, sans doute surnaturelles—vous pourriez … esquissa
t-il, gêné en dépit de lui même, saluer ?...
le général …
gratuitement pour
lui faire valoir vos sentiments les plus réconfortants… ???
La journaliste considéra la
proposition.
- Non, mais je vous remercie,
monsieur le docteur, de vos sentiments les plus distingués, et je
souhaiterais vous souhaiter tout de même les miens.
En partant, elle frotta son
microphone, sans doute par accident, contre les genoux du docteur, en
le fixant longuement. Le médecin ramassa les lunettes chromes,
qu’eut laissées tomber le général, il les essuya avec un bout de
tissu, et les remit sur son front. Vu que la limousine assortie du
président n’eut pas pu les accompagner jusqu’à Chypre, le parti
présidentiel réquisitionna une navette hôtelière.
Quelque temps après, en route
vers Paphos, le ministre continua sa petite leçon sur la géographie
et morphologie du paysage, et indiqua les endroits d’intérêt
général, y compris Palaeopahos, et Petra Romiou, là où la
princesse noire se mit pour la première fois le pied à terre, nue
dans les cailloux mouillés de la plage.
- Elle s’y installa sur
l’île et habitait dans les hauteurs de la ville tranquillement.
Encore dans la treizième génération d’après pour eux, ce que
nous appelons les régimes gris, la princesse et venait régulièrement
se baigner ici parmi les rochées. Elle fut arrivée dans la nuée
destructrice que fut la seconde vague de la panique, cinq générations
après la faille, ou encore sous les temps dualistes dans notre
conception des choses.
À l’époque on avait
reconnu qu’elle n’était pas en mesure de disperser de son sang à
tous comme auparavant. Elle était clairement malade, et manquait
d’énergie. Sa convalescence fut très lente. D’ailleurs, elle
serait encore maintenant très faible et son traitement devrait
persister. On espère qu’une fois rentrée à Paris, avec l’apport
d’une médecine occidentale on pourra rétablir sa santé et lui
faire jaillir encore d’or sanguinaire.
Vous voyez ? Demanda t-il
en indiquant un regroupement triste de bâtiments ordinaires,
reflétant dans les vapeurs échauffées des hauteurs où ils étaient
situés.
- Elle passa ces huit
générations ici à droite, dans ces appartements duplexes en haut
du centre de commerce équitable en haut de la colline, vous voyez ?
Il indiqua du doigt le complexe immobilier situé sur le temple de
jadis de jadis, d’avant que tous ceux qui avaient déjà oublié ce
que c’était à jamais furent nés.
- A l’époque, pendant la
treizième génération, comme la princesse, après avoir subi tous
les traitements rituels et sympathiques que pouvait apporter les
mages et sorcières locaux, et qui n’eurent aucun effet positif,
n’allait pas mieux, on l’a fit transportée au centre hospitalier
de Lefkosie en hélicoptère. Dans les tourbillons d’un temps
heliorageux, l’appareil qui les portait fut emporté dans le vent
et se cracha de l’autre côté du mur. En raison de blocages
diplomatiques, la princesse, n’eut jamais pu traverser la frontière
pour regagner son pays adoptif.
Par le jeu du hasard, lors du
crash, la princesse donnait une interview à Elle à bord de
l’appareil, et l’équipage du tournage dut s’installer dans la
partie non-Étatique de l’île, avec le sujet de leur reportage, la
déesse, attendre que le mur tombe. Ce qui ne fut pas arrivé avant
tout récemment, il y a une centaine de nuages, grand maximum. Depuis
sa disparition des médias, les habitants occidentaux de l’île la
crurent morte…
- Mais elle survécut,
intervint délicieusement le docteur. Étant divine, elle ne put
mourir, mais la maladie lui prit presque tout le corps, qui fut
réduit à la taille de trente centimètres. Elle ne parle pas, ou
pas assez fort pour se faire entendre. Mais on dit qu’elle a une
interprète avec elle, qui prétend, au moins, savoir révéler les
intentions de la déesse.
- Si nous pourrions lui
arraché sa faveur partielle, sa miséricorde même temporelle, sa
bonté divine, si la déesse nous accordera la plénitude de sa
grâce, la donne pourrait en être changée, autant pour le pays, que
pour nous, savoura monsieur le ministre, s’oubliant presque dans
l’emportement de ses ambitions.
- Est ce que vous pensez,
questionna le général, que le robot sera réparé avant la
prochaine rencontre ?
- Non, fit le docteur. Je
m’étais résolu à renoncer à sa réparation tout de suite après
l’avoir diagnostiqué à notre arrivée. On ne trouvera pas les
bons outils ni d’endroit propre pour le réparer correctement.
Jusqu’à nous rentrions sur Paris, il faudra que vous vous
débrouilliez tout seul. On sera là à vos côtés, mais les mots
qui sortent de votre bouche seront les siens, alors, le moins que
vous l’ouvrez, le mieux ça se passera.
L’idée prit le président
de court. Il eut un hoquet. Il demanda de nouveau avec une brutalité
froide,
- Est ce qu’on est bientôt
arrivés. J’ai besoin de faire pipi.
- Oui on est bientôt là,
alors vous allez attendre comme un grand, répliqua le docteur
sèchement.
- Mon robot s’en occupe
d’habitude, alors j’en aurais besoin d’aide, fit le président.
- Ah oui ?
- Ah oui, monsieur. Tout à
fait.
- En effet.
- Oui.
- D’accord, se résigna le
médecin généraliste, Monsieur le Ministre, vous vous en chargerez
de l’élimination des décharges urinaires de Monsieur le
Président, dès notre arrivée sur terrain.
Le paysage passa brusquement.
La limousine hôtelière roula à Mach 0.204. Le général dévisagea
toute la contrée qui se déferlait autour, à travers un double pair
de lunettes, sa vision partiellement cachée derrière les doigts de
ses mains. Il crut distinguer la plage dont avait parlé le ministre.
- Est ce que c’est là, la
plage, où elle venait se baigner ? dit il en montrant du doigt
une grande étendue dans la distance.
- Non, ça c’est la montagne
Troödos, la plage est de l’autre côté de la véhicule, répondit
le ministre, un peu embêté de la pensée de la tâche qui
l’attendait à leur descente à Paphos.
- Ah oui, je la vois, dit-il
en se tournant le corps pour regarder droit devant lui.
- Non, dit un peu courtement
le ministre, non, ça
c’est le conducteur, la plage serait à notre gauche mais on ne
peut pas la voir d’ici. On est déjà trop proches de la ville.
Bigre, leurs petits bus roulent vachement vite.
- ARRÊTEZ
LE BUS ! hurla
le général !
Ce fut un moment avant qu’un
ministre ne trouve un traducteur pour faire passer le contenu du
message présidentiel au conducteur. Une petite confusion s’en
suivit, mais il finit par déployer les para-parachutes
retroretardatairs et engager les freins hydrauliques qui se mirent à
participer au ralentissement lent et massif de la limo-fusée. Les
passagers réagirent violemment aux changements extrêmes extérieures
en absorbant les pires chocs avec leur propre corps ou ceux de leur
entourage ministérielle.
La fusée à pneus commença
lentement à perdre de la vitesse. Durant le ralentissement chaque
vis et joncture de la structure claquait, secoué par les vibrations
violentes. Le général sauta de la limousine avant qu’elle ne
s’arrête et roula longuement sur le tarmac. Dès que son élan
s’exhaussa dans l’emprise rauque de la friction, il se débrouilla
pour se mettre à genoux. Là il resta collé au sol à fixer la
fille sur l’affiche publicitaire, qui dominait l’étendue
complète des hauteurs qui donneraient sur la plage. Trop géante
pour ne pas être de construction cyclopéenne, pendant la génération
des monstres. Il ne pouvait pas croire à ses yeux, il voulait
enlever ses lunettes du soleil pour voir avec ses propres yeux si
vraiment il n’hallucinait pas.
Il cria,
- C’est elle !
- Non, ce n’est pas la
déesse, monsieur le président. Elle est brune celle ci, dit le
docteur avec fermeté.
- La chypriote dorée,
prononça t-il avec une révérence inattendue.
- Remontez vite dans la
voiture avant qu’un habitant vous écrase dans sa grille. Ce n’est
pas très malin de rester au milieu de la route comme un tatou.
- Elle
est là ?!?
AHAHAHA ! Elle
existe réellement,
dans la réalité
des choses ?
- Nous n’avons
malheureusement que trop peu de temps à nous prosterner devant
l’affiche d’une webstar, monsieur le président. Je vous en prie
de regagner votre place au sein du véhicule, que nous reprenions
route directement.
Le panneau s’érigea quatre
et vingt mètres en hauteur et deux cent soixante dix en longueur. La
fille allongée précieusement, comme un objet lourd et cher dans une
panoplie de couvertures en velours et soies rares. Elle était à
ventre, avec le cul légèrement élevé par un oreiller somptueux.
Son dos nu comme une dune de sables d’or, qui abritait un oasis de
rosé. Elle regardait son public de travers, son menton presque
retourné à son épaule droite. Un coussin de rubans de soie
caressait sa tête. Son corps se fondait dans une peluche d’alpaca,
les laines raffinées massant la peau ambrée de la fille.
On s’aveuglait devant la
brillance de l’image sous le soleil accablant chypriote. Ses tétons
huilés scintillèrent un peu plus sombrement que le reste du corps,
on dirait de l’or au cuivre. Elle rayonnait, dévastatrice, une
somptueuse phare tentatrice, chantant son hymne à l’humanité
passante d’une nuit, ou d’une vie.
Le général la connaissait
bien. Il l’avait regardée on ne saurait compter combien de fois ;
chaque fois accomplissant quasiment la même routine, la même danse,
les même séductions trop faciles, mais aussi trop efficaces, les
mouvements délirants répétés encore et encore et avec plus
d’approfondissement, plus de plaisir évincé, plus de jouissance
accablante, laissant tout le plaisir à son imagination à elle. À
la fin de chaque séance, son public éreinté ne pouvait penser à
qu’une seule et unique chose, et cela fut la recette magique de la
chypriote dorée. Tout le monde pouvait se contenter que celle ci au
moins, aimait ce qu’elle faisait, que les trucs qu’elle se fait
la rendent sincèrement heureuse, et voilà une au moins qui apprécie
au moins le plaisir dans cette vie merdique. On était plus content
pour elle que pour soi même.
Depuis la milieu de la route,
le général ne pouvait déterminer sa distance à elle, tant l’image
semblait occuper tout le champ visuel et dominait ses environs. On ne
s’étonnait de voir le général regagner sa capacité visuelle
devant le spectacle.
- Mais, est ce que ça,
alors, ça c’est elle ?
- De qui vous parlez,
monsieur ? Avec tout le respect qui est votre dû, je vous en
prie d’écouter ma parole. Le désir me saisit de vous en faire
part de mes intimes réflexions autour des décombres symboliques qui
décorent notre paysage littéraire, dans ces circonstances, pour le
moins éprouvants
pour tous
concernés.
Il prit souffle et laissa
découler les remous dociles de son cœur,
- Personnellement, moi, je …
moi, je suis venu dans le cortège présidentiel sur cette île
sanctuaire fiduciaire avec beaucoup d’hésitations et de méfiance.
D’habitude ce n’est pas mon genre de venir en personne en ces
centres paradisiaques car, si possible, je souhaiterais éviter de me
doter de cette image du riche qui ne paie pas ses impôts et qui
blanchit son argent avec des produits toxiques et qui travaille au
fisc. Mais comme on allait voyager en mission officielle, j’ai bien
sûr prit l’occasion de remplir deux, trois valises de billets,
pour vous accompagner dans le cadre du projet structurel. Et je vous
soutiendrai avec mon cœur et corps, jusqu’à ce que le Vautour
échoue dans un grand scandale média-militaro-politique dégueulasse.
D’ailleurs, en parlant des
choses, je dois régler quelques … trucs … avec mes … croupiers
à Nikosie avant de partir. Au fait, j’avais parié sur la
délégation chypriote à l’eurovision, mais c’était assez
maladroit de ma part de prendre de tels risques avec un tel pays, car
ils n’ont pas de grand ami, et tout le monde convoite le peu de ce
qu’ils ont.
Le général resta muet devant
son affiche. L’autre continua,
- À ce sujet, tenez, je suis
très content que
vous soyez là, au fait.
Il faut que je vous en parle de cette histoire. Comme je vous ai
raconté là, j’avais parié assez gros, et maintenant, si on veut
éviter la faillite de la France, quelqu’un va probablement devoir
venir à la rescousse de ma
banque personnelle à moi, pour combler le soi-disant « trou »
dans les comptes. Mais on réglera ça avec un petit jeu
d’écritures ; ce n’est pas grand chose, en fin de compte,
je vous en reparlera après.
D’abord nous avons à
trouver la princesse et sa petite traductrice idiote et les coopter
dans le régime impérial. Si tout se passe bien, vous pourrez vous
allonger tranquillement sur la plage après. Et, je vous rejoindrai à
l’aéroport à la suite de mon périple Nicosien.
- On y va, fit le général en
se levant. Maintenant.
La figure toute molle et
réticente d‘il y avait deux moments, l’adolescent fatigué et
boudant de la première partie de la route, se vit transformer en
animal enragé, la soif de sexe lui emplit. Il précipita vers
l’arrière de l’avion pour décrocher les parachutes de freinage.
Il coupa les tissus metastatiques en lambeaux et les laissa trainer
derrière le dolmud en rubans effilochés. En s’approchant
rapidement du conducteur, qui fumait une clope en dehors de son
poste, le général tira deux balles dans son ventre.
- Pauvre gréviste, barre
toi !
Il ouvrit la porte en
renversant son corps par terre, où le sang coula avec les rigoles
effervescentes. Le président se ajusta le siège et prit le volant.
Le bus s’emballa vivement. Les autres passagers se dépêchèrent à
remonter dans l’enceinte du bus. Les roquettes s’allumèrent. Ils
reprirent le chemin de Paphos, en suivant les indications du panneau
publicitaire. Le général avait changé de visage. Le ministre ne
comprit pas la nouveauté, mais le docteur l’apprécia.
Cependant, ce que représentait
la fille dans le sens métaphysique, le général ne sut pas, car il
n’avait jamais considéré si la fille d’or pouvait être réelle,
qu’elle pouvait exister, ni dans quel sens il la baiserait,
présenté ainsi avec l’opportunité. La machine accéléra à une
demi-Mach, et les passagers ressentaient les sensations des petits
décollages qu’expérimentait l’appareil sur les parties moins
plates de la route. Hérissant, le mélange chaotique des bruits
primaux des moteurs faisait fondre les tympans des oreilles des
passagers les plus rapprochés des turbines.
- Monsieur le président,
pouvez vous conduire plus commodément. Vous allez me faire renverser
mon frappé, dit monsieur le médecin en tenant loin devant son siège
son verre en plastique qui contenait ce fameux élixir qui nourrit
l’âme.
- Je dois vous tenir informer
aussi, monsieur, le président, rejoignit le ministre en s’approchant
du siège du conducteur, que nous y sommes presque arrivés déjà à
notre destination, et personnellement je ne me fierais pas à cent
pour cent, aux systèmes de freinage. Surtout que nous avons coupé
les para-parachutes sans vérifier qu’il y en restait une deuxième
chute de sauvetage et renfort, ce que, franchement je doute, très
craintivement, étant donné l’état des lieux.
Le général tendit sa main
vers son arme. L’autre disparu avec peine vers l’arrière. Il mit
la ceinture. Le président général roulait avec extrême préjudice
contre le code de la route et les bonnes mœurs de naguère. Lors
d’un grand virage montagneux, le pilote défonça l’accélérateur
tandis que la main tint fermement le volant pour garder la ligne
droite. Les quatre grosses roues lâchèrent une dernière fois
l’emprise de la terre ; la fusée décolla de la route
entièrement. Monsieur le président ouvrit sa porte, en s’accaparant
du para-para chute de sauvetage qu’il avait ramené de l’arrière
de l’appareil où il en avait coupé le premier parachute pour
redémarrer le bus, et fit un pas maladroit dans l’air. Il tomba en
arc comme une flèche, le moment critique de son apogée derrière
elle.
Il déploya la parachute sans
difficulté à cinquante mètres d’altitude, la limousine s’écrasa
dans le bâtiment d’à côté : un crache immobilier. Dans le
bouleversement oblique de leur atterrissage, le général, les pieds
devant, le corps horizontal derrière, fut ralentit par les cordes
attachées à la veste, qu’il lâcha lorsque ses pieds touchèrent
la terrasse du container-bar où dansait la gonzesse, juste après
avoir laissé le vent le remettre debout, au perpendiculaire. Comme
un kite surfer qui revient sur la plage et démonte son équipement
savamment sans perdre un pas.
Chapitre douze
C’est un peu dégoûtant
d’en parler, même maintenant, tant de temps après, de ce qui
s’est passé. Du passé en premier avant les autres, je ne voudrais
pas aborder certains sujets, qu’ils soient essentiels à la
narration ou pas. J’aimerais plutôt oublier encore. Si en vous
racontant je pouvais m’enlever ces souvenirs lourdasses, si en te
narrant mes récits débiles je pouvais m’en débarrasser, alors
conterais je mon histoire jusqu’à la fin de mes temps dans
l’espoir de m’y échapper. Quelques soient les conséquences pour
l’humanité de devoir faire quelque chose avec le récit. Je m’en
libérerais n’importe comment. J’en commettrai d’autres pêchers
vénaux uniquement dans l’optique de faire disparaître la mémoire
trop claire d’un autre événement plus sombre que noir.
Je n’en saurais plus rien.
Si ma volonté se faisait, je serai une légume jusqu’à ma mort.
Plus rien de la vie à leukosie, plus rien de la traversée, plus de
Paphos, plus des déesses, plus des hommes, plus de comment je me
suis retrouvée dans cette boîte à Lefkosie, ni de pourquoi j’ai
renoncé à accompagner le général. En fin de compte j’ai eu
tort, car j’aurais préféré la guillotine figurative qui les
attendait à leur retour que cette disparition éternelle sur l’île
aux extrémités des empires. Il y eut des gens noyés dans le bain
de sang médiatique que fut la dégringolade de l’administration.
Moi j’aurais fait n’importe quoi pour y être.
Plus que tout le reste, je
m’en veux terriblement de ne pas avoir pu la retenir dans mes bras,
la garder à jamais. Je ne voulais pas qu’elle aille. Elle m’a
échapp… me fut arrachée. Je ne sais plus. Je ne veux rien
savoir. La vérité ne pourra voir la lumière, et la lumière ne
saura trouver sa face ensablée. Et en dépit de mes volontés
misérables je ne meurs pas et tous les sentiments qui me restent me
déplaisent, et les pires regrets occupent la plénitude de mes temps
éveillés, si le mot est approprié. Je partagerai le reste de ma
vie avec mes démons.
Je l’ai laissée aller. J’ai
fait le choix de la lâcher. Je n’en voulais plus d’elle. Et en
me lâchant, je vis dans ses gros yeux verts et jaunes et bleus,
qu’elle voulait partir. Elle ne pouvait se séparer de Parpija.
Chère chose, qu’elle fût.
La précieuse Isabelle. Elle ne valait rien dans leur équation !
Ces bâtards en costume. Ils m’ont tout pris. Ils me l’ont
ravalée ! Toute fille qu’elle était. Pour rien. Parce
qu’elle prétendait parler pour la déesse. Prétendait en être sa
fille véritable, en héritage directe et courte !
Et moi. O moi. Et moi ?
Qu’est ce que ça importe ? Je suis restée, elle est partie.
Sasha ne vient plus me voir. De temps en temps peut être. Il est
grand maintenant. Il a des enfants. Il ne me reconnaît plus. Ses
enfants ne m’appellent jamais.
Je ne fais plus bander ni
mouiller comme avant, apparemment, on me dit. Je travaille encore.
Pourquoi pas ? Même si je n’avais pas besoin du fric, ça
m’occuperait. Je fais encore la scène comme avant, ou j’essaie
gentiment quand l’arthrite me gêne trop. Ma boîte est devenue
musée érotique, mais la spectacle devrait tendre vers une sorte de
show de bête curieuse, non ? Je ne sais pas. Personnellement,
je ne vois plus l’intérêt à me regarder encore, si ce n’est
pas par méchanceté.
Je recommande à mes clients
d’aller voir mes clips sur télé. On me dit que je reste une
vedette dans le panthéon des stars. Ça m’est terriblement
touchant que je fasse jouir encore et encore les gens, chaque
génération arrivée à l’âge viendra me voir, viendra se faire
des hallucinations sur moi. Je n’ai jamais rien touché pour ces
milliers de milliards de clics sur mon clitoris, je ne recevrais que
des récompenses méta-éjaculatoires. Mes seins éternels seront
parfaits jusqu’à la fin de l’humanité, et même après si ça
se trouve que les serveurs nous héritent le monde.
J’essaie de garder le
positif en vue. Mon analyste me dit que je ne vois pas que je reste
encore fixée sur les idées négatives du passé, et même si je
suis d’accord, cela ne suffit pas à me changer les idées.
Ça me revient en permanence.
Ça me ronge comme un chien son os. Il va tout avoir. Il ne laissera
rien derrière quand il se lèvera pour trouver son prochain repas.
Ce salaud me l’a dérobée ! Sans rien demander, il a prit
tout ce que j’avais. Tout ce que je comptais cher et important. Il
me l’a prise ! Il m’a ruinée ! Il m’a détruite !
Je n’ai plus rien. Je n’ai rien. Ma vie s’éternise, mon corps
se lâche. J’essaie de me concentrer sur les atouts que je possède,
et les compétences que j’avais ou que j’ai encore. Mais je
n’étais jamais rien à personne. Et de surcroît, j’en étais
heureuse. Pourquoi sont ils venus ?
On me les avait confiés parce
que j'étais encore vierge, et alors je pouvais être en présence de
Parpija et de sa prêtresse. Au début je ne voyais pas pourquoi je
devais aller avec eux. Il y avait d'autres vierges à Leukosie, et il
me semblait de la folie de suivre tous ceux qui étaient partis vers
l’ouest, après la disparition de la frontière, et qui étaient
portés morts depuis. Mais dont on n’aurait jamais une histoire
cohérente pour conclure définitivement la vie.
Plus tard je compris
qu'Isabelle m'avait désignée guide, contre l'avis de son frère qui
voulait qu'un autre homme les accompagne. Isabelle eut dit que
Parpija devait se rendre à Paphos, et que la déesse l'avait
choisie, elle, sa porteuse ainsi que son frère jumeau, chef et moi,
guide.
Tous consentirent à cet
arrangement, sauf moi. Quand la nouvelle me fut apportée, une
panique me saisit. Aux emprises d’une terreur que je n’avais
jamais imaginée, je plaidai aux genoux de Parpija de choisir
quelqu'un de plus volontaire, de plus capable. Isabelle dit que
Parpija n'aurait autre guide que moi-même. Je crois que derrière
les prononciations divines, se cachaient les intentions malines de la
petite, pour choisir quelqu’un de facile et faible comme moi.
Quelqu’un qu’elle pourrait ménager aisément. Le conseil des
vieux m'ordonna sous peine de mort à obéir aux décrets de la
déesse. Devant l’assemblée et le conseil et une foule
silencieuse, je baissai la tête, baisa le marbre au sol devant le
chef du village. Je pris Isabelle par la main et nous sommes partis.
Les rares gens qui étaient
revenus de leurs soi disant aventures occidentales, parlaient
d'explosions de la terre, à chaque pas presque en dehors de la
ville. Ils s'avançaient, et puis tout d'un coup, la terre commençât
à vomir du feu par tout. Ils se retournaient et courraient ver les
portes de la ville, mais la terre crachait de nouvelles irruptions,
qui ravageaient les fuyards. Mais parmi les nombreux gens qui en
parlaient de ces cauchemardes terrestres, nul ne parlait vrai, car
personne qui traversât la frontière ne revînt.
Au fait on disait ça pour
dire aux autres qu’on était nous aussi menteurs, pour ne pas être
quelqu’un d’honnête dans une société corrompue. L’image de
corruption ternit, mais l’honnêteté dégoûte.
Je suis contente du fait
qu’autant de spermatozoïdes ont été gaspillés à mon égard, et
s’éparpilleront sur les claviers et les caleçons de générations
d’humains, frustrés.
Comme d’habitude, je m’y
suis mal prise. Dans cette aventure, j’aurais du prévenir, il n’y
aurait que de victimes et de perdants et de mauvais, car je m’y
suis lancé avec l’intention de parler de la vie. Et j’en suis
arrivée au bout de mon récit. Les jeux sont faits, et je n’aurais
jamais la suite, mais de toute façons, quel intérêt ? Qu’est
ce que j’en ai à foutre de ce qui se passe à n’importe qui ?
J’en suis loin d’être la plus souffrante de cette malheureuse
vague d’humanité. Chaque souffle est le dernier pour ce qui me
concerne. Ça me va comme ça.
Quand le général débarqua
sur ma terrasse, je ne fis pas d’attention particulière. Un
client. J’étais encore belle. Ils venaient, je dansais, ils ne
partaient plus. Ils vidèrent leurs poches, leurs portefeuilles,
leurs comptes bancaires, leurs comptes non-déclarés, ils vendaient
en gage leurs objets les plus précieux. On les mettait à la porte
quand les montants touchèrent le néant.
Je vidais les essences des
hommes, de l’homme, des femmes aussi. Le corps que j’habite, mais
qui m’est extérieure absorbait, buvait cette partie intime de
l’homme. La fluide dense comme rien d’autre nécessairement....
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